Et Joseph était le dirigeant du pays ; il était celui qui ravitaillait tout le peuple en nourriture.

Les frères de Joseph vinrent [en Égypte] et se prosternèrent devant lui... et Joseph se souvint des rêves qu’il avait faits à leur propos...

(Genèse 42, 6-9)

Vingt ans plus tôt, Joseph avait fait deux rêves qui lui avaient prédit les événements de ce jour. Dans le premier rêve, « nous attachions des gerbes de blé dans le champ quand soudain ma gerbe se souleva et se tint toute droite; et voici que vos gerbes l’entouraient et s’inclinaient devant ma gerbe ». Le second rêve fut décrit ainsi par Joseph : « le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi ».

Les frères de Joseph, déjà jaloux de l’affection particulière que lui témoignait leur père, « le haïrent encore plus pour ses rêves et ses paroles ». Néanmoins, Jacob « garda la chose en tête » et « attendit et patienta jusqu’à sa réalisation » (Genèse 37, 7 ; Rachi, ibid.).

Pour que ceci arrive, Jacob dut pleurer la perte de son fils bien-aimé pendant vingt-deux ans, Joseph dut subir l’esclavage et l’incarcération et ses frères, le remords angoissé, pendant le même temps. Vingt-deux années douloureuses pour que les fils de Jacob puissent se prosterner devant le vice-roi d’Égypte qui, ils l'ignoraient, était ce même rêveur qu’ils avaient vendu comme esclave. Pourquoi était-il si important que cet acte de soumission ait lieu ? Pourquoi Jacob attendit-il et espéra-t-il la réalisation des rêves de Joseph alors qu’il savait bien la terrible animosité qu’ils avaient suscitée entre ses enfants ?

Le nouveau Juif

Abraham, Isaac et Jacob furent des bergers, tout comme les fils de Jacob. Ils avaient choisi cette vocation parce qu’ils trouvaient la vie de berger – une vie de réclusion, de communion avec la nature et une mise à distance des tumultes et des vanités de la société – des plus efficaces pour répondre à leurs quête spirituelle. Gardant leurs troupeaux dans les vallées et les collines de Canaan, ils pouvaient tourner le dos aux affaires terrestres, contempler la majesté du Créateur et Le servir d’un esprit clair et d’un cœur tranquille.

Joseph était différent. Il était un homme du monde, prospère dans le commerce et la politique. Vendu comme esclave, il était bientôt devenu le régisseur en chef des affaires de son maître. Jeté en prison, il avait très vite occupé la place de membre de haut rang de l’administration pénitentiaire. Il avait fini par devenir vice-roi d’Égypte, la deuxième personnalité après le Pharaon dans la nation la plus puissante de la terre et le seul pourvoyeur de nourriture pour la région toute entière.

Et pourtant, rien de tout cela ne l’avait affecté. Il était resté le juste Joseph qui avait étudié la Torah aux pieds de son père. Esclave, prisonnier, dirigeant de millions d’hommes, contrôleur de la richesse d’un empire, cela ne faisait pas de différence : le même Joseph, qui avait  médité dans les collines et les vallées de Canaan, marchait dans les rues d’une Égypte dépravée. Sa personnalité spirituelle et morale n’émanait que de son intériorité et n’était nullement affectée par la société, par son environnement ou par la tâche qui exigeait son dévouement vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Dans le conflit entre Joseph et ses frères, il s’agissait de quelque chose de bien plus profond que d’une veste multicolore ou d’une place de choix dans l’affection de leur père. C’était un conflit entre une tradition spirituelle et une nouvelle approche de la vie matérielle ; entre une communauté de bergers et un politicien. Les frères ne pouvaient accepter qu’un homme puisse mener une existence terrestre sans devenir matérialiste, qu’il puisse rester uni à D.ieu tout en habitant les palais et les salles gouvernementales de l'Égypte païenne.

Pendant les deux premiers siècles de l'Histoire juive, le credo des bergers résista. Mais Jacob savait que si ses descendants devaient survivre à l’exil égyptien – et aux millénaires des exils babylonien, grec, romain, oriental, occidental, économique, religieux et culturel que l’Histoire leur réservait – il fallait qu’ils se soumettent au credo de Joseph. Si les enfants d’Israël devaient traverser toutes les convulsions sociales des quatre mille années à venir et persévérer en tant que peuple de D.ieu, ils devaient devenir les sujets de Joseph.