La Parachat Zakhor n’est pas une paracha complète mais un passage1 qui est lu après la section hebdomadaire de la Torah, le Chabbat qui précède immédiatement Pourim.
La lecture de ce segment n’est pas liée à une section particulière de la Torah. En effet, la paracha à laquelle elle est ajoutée change d’année en année, en fonction du calendrier et de la position de Pourim dans l’ordre régulier des lectures de la Torah. Néanmoins, la Parachat Zakhor est plus qu’une commémoration particulière au sein de la lecture de la Torah ; elle constitue un élément important en soi, à tel point que son nom prend le pas sur celui de la paracha qui est lue ce Chabbat – le Chabbat Zakhor.
La mitsva de se souvenir de ce qu’Amalek nous a fait et la mitsva d’anéantir Amalek soulèvent de nombreuses questions et appréhensions quant à l’importance et la gravité de la question, mais également des objections quant à l’importance de la question elle-même.
L’histoire juive est jalonnée de guerres, de conflits et d’épreuves. Nous déplorons ces événements car ils ont impliqué des pertes en vies humaines, des défaites, des humiliations et parfois même des souffrances prolongées à leur suite. Cependant, plus nous faisons l’expérience de ces tragédies, plus nous ressentons une certaine érosion dans notre capacité à reconnaître l’importance de ces événements.
Nous nous sommes désensibilisés face à la tragédie ; ainsi, même lorsque de pareils événements ont causé une grande tristesse et un grand chagrin dans le passé, ces sentiments n’ont pas résisté à l’épreuve du tempsLe Talmud évoque la liste des tragédies et des événements joyeux dans la Méguilat Taanit. Beaucoup de ces événements évoquent des incidents mineurs qui ont été commémorés à travers les âges comme des jours de fête où toutes les coutumes de deuil sont mises de côté. Nos Sages soulignent que depuis l’époque où la Méguilat Taanit fut écrite, de nombreux autres événements se sont produits qui auraient également mérité d’être consignés et commémorés, mais l’abondance des événements a affaibli leur force d’évocation au point que, selon nos Sages, « la chair morte ne sent plus le scalpel ».2 C’est-à-dire que nous nous sommes désensibilisés face à la tragédie ; ainsi, même lorsque de pareils événements ont causé une grande tristesse et un grand chagrin dans le passé, ces sentiments n’ont pas résisté à l’épreuve du temps.
Cela se produit également dans la vie personnelle des individus. Des événements passés ont pu être très douloureux, mais leur souvenir s’estompe de plus en plus au fil du temps. C’est un fait physiologique que les êtres humains sont incapables de se souvenir de la douleur, et ce fait influence tout le cours de la vie. La douleur est ressentie lorsqu’elle survient, mais le souvenir de la douleur ne peut pas reproduire vivement l’expérience du passé. En règle générale, les gens peuvent se remémorer vaguement que quelque chose leur a causé une grande douleur, mais la douleur elle-même ne peut pas être revécue.
Si tel est le cas dans la vie personnelle et la conscience de l’individu, il en va d’autant plus ainsi dans le cas d’une nation, qui est composée de milliers d’individus qui n’éprouvent ni ne raisonnent en même temps ou de manière uniforme.
Pour toutes ces raisons, la commémoration du conflit avec Amalek soulève des interrogations, et son évocation annuelle semble, dans une large mesure, telles « les neiges d’antan ». C’est un simple souvenir qui, même lorsque nous l’évoquons, ne peut pas être revécu. Comme le dit la Torah dans le premier récit de la guerre contre Amalek : « Écris ceci dans le livre en guise de souvenir, et répète-le aux oreilles de Josué ».3
Bien que la vie produise continuellement de nouvelles expériences et de nouveaux sentiments qui supplantent naturellement les précédents, dans la vie de l’individu et de la communauté, il existe des événements dont la signification va au-delà du simple souvenir du passé. Ce sont des événements fondateurs, des événements qui ont leur origine dans le passé mais qui ont une continuité, une portée et des répercussions dans le présent car ils ouvrent la voie à des développements à long terme.
L’anniversaire de la naissance est un événement significatif, au moins pour la personne elle-même, bien qu’il s’agisse d’un événement révolu. C’est parce que chaque moment de la vie est lié à ce point. Même celui qui ne célèbre pas les anniversaires, et même celui qui doit faire un effort pour se souvenir de sa date de naissance, y est inévitablement lié.
La Torah comporte deux courtes sections qui parlent de se souvenir d’Amalek et de l’anéantir : Exode 17,8-16 et Deutéronome 25,17-19. Bien que le récit des événements y soit succinct, il est suffisamment clair. Après que le Peuple d’Israël soit sorti d’Égypte, alors qu’il était en chemin pour le Mont Sinaï, les Amalécites les ont attaqués et ont apparemment tué plusieurs personnes. Après une bataille qui a duré toute une journée, les Amalécites ont été vaincus et ont fui.
D’un point de vue historique, cette guerre contre les Amalécites soulève des interrogations. Selon le récit de la Torah, les Amalécites n’ont pas réellement réussi à pénétrer dans le camp israélite. Au contraire, ils n’ont frappé que ceux qui « se trouvaient à l’arrière »4 ; c’est-à-dire les personnes qui n’étaient pas dans le camp lui-même mais qui, pour diverses raisons, étaient à la traîne.
D’un point de vue historique, cette guerre contre les Amalécites soulève des interrogationsCela implique que les Amalécites n’étaient pas un peuple disposant d’une armée particulièrement importante. Bien que les Israélites, qui n’étaient pas rompus à l’art de la guerre, aient eu quelque difficulté à repousser les Amalécites, ce conflit n’apparaît en aucun cas comme une guerre importante. Il s’apparente davantage à un incident mineur, au vu de son impact et de ses conséquences.
Le récit de la Torah soulève une question fondamentale : pourquoi les Amalécites ont-ils attaqué le camp israélite ? Non seulement le peuple d’Israël n’avait pas envahi leur territoire, mais il ne s’était même pas dirigé dans leur direction ! Les Amalécites n’entraient pas du tout dans les grands projets et objectifs politiques d’Israël, et ils ne demeuraient pas non plus dans les territoires qu’Israël avait l’intention de conquérir.
D’après les récits de la Torah relatant les rencontres entre Israël et Amalek qui se sont produites au cours des siècles suivants, il ressort que les Amalécites étaient un peuple nomade vivant dans les vastes étendues de la Transjordanie, autour du pays d’Édom et peut-être aussi dans le sud de la Terre d’Israël ; ils ne vivaient pas dans des localités fixes. Les nomades du désert ont toujours pratiqué le brigandage pour survivre. Pendant des milliers d’années, les nomades – au Moyen-Orient et ailleurs – ont considéré qu’il était de leur droit de dévaliser les caravanes ou d’attaquer et de piller les villages. Mais le peuple d’Israël voyageant dans le désert n’était pas une petite caravane ; leur nombre était tel qu’il s’avérait quasi impossible de voir toute l’étendue de leur campement,5 et l’incitation à attaquer un tel camp aurait dû être très faible.
Ainsi, avant de discuter de la question de notre attitude envers Amalek, nous devrions nous poser une autre question : quel motif avaient les Amalécites pour attaquer Israël ? Quel était le but de cette attaque ? L’absence de justification rationnelle à l’attaque d’Amalek ne laisse place qu’à une seule possibilité qui, bien qu’elle puisse sembler peu vraisemblable, semble être la seule explication : les Amalécites haïssaient le peuple d’Israël. L’attaque contre Israël n’était pas destinée à gagner quoi que ce soit en particulier ou à atteindre un quelconque objectif. C’était purement une expression de haine.
Des générations durant, de nombreuses personnes – juives et non juives – se sont efforcées de trouver une explication à l’antisémitisme, et elles ont proposé une liste de raisons : la haine de l’étranger, la haine pour des raisons religieuses, l’envie des réalisations des Juifs, etc. L’ensemble de ces raisons, abordées de manière assez approfondie dans la littérature savante, bien que peut-être pas complètement rationnelles, trouvent leur fondement dans la nature humaine et dans des perspectives qui se manifestent fréquemment lors de situations d’antagonisme et d’hostilité entre les peuples. Cependant, l’antisémitisme ancestral, qui, dans ses formes manifestes, se distingue nettement, existe depuis plus de deux mille ans, bien avant l’émergence du christianisme.
Il est certain que même dans les manifestations anciennes de la haine envers Israël, comme celle d’Haman et d’Apion d’Alexandrie, nous trouvons tous les éléments connus de la haine entre nations et entre individus. Néanmoins, dans l’animosité envers les Juifs qui s’est manifestée tout au long de notre histoire, on décèle également la présence d’un élément supplémentaire échappant à toute explication rationnelle : une haine mystérieuse et fondamentale.
Ce noyau de haine fait partie de l’antisémitisme dans toutes ses manifestations au fil des âges. Cet élément mystérieux n’a pas de meilleure explication que l’autre mystère : l’existence continue du peuple juif. Cet aspect de l’antisémitisme est simplement une réaction à l’existence même des Juifs en ce monde.
Il en va de même pour la guerre d’Amalek. Cette guerre était dépourvue de tous les éléments qui pourraient expliquer une telle haine. Elle n’avait que cette haine profondément enracinée envers les Juifs simplement parce qu’ils sont Juifs. Cette haine fondamentale ne découle d’aucune raison quelle qu’elle soit, et elle ne prend pas fin non plus lorsque celui qui hait reconnaît et est rationnellement conscient des vertus des Juifs ; un individu ou un peuple peut admettre l’ensemble de ces qualités et continuer à haïr au même degré. La haine d’Amalek envers Israël peut donc être caractérisée comme une haine pure et gratuite, une haine qui n’a ni but ni objectif. C’est une haine inconditionnelle de l’essence même et de l’existence d’Israël.
La haine d’Amalek envers Israël peut être caractérisée comme une haine pure et gratuite, une haine qui n’a ni but ni objectif. C’est une haine inconditionnelle de l’essence même et de l’existence d’Israël.Ce point est mis en évidence dans la Parachat Zakhor. Le peuple d’Israël est attaqué sans raison, sans aucune justification, alors qu’il est en chemin pour sa terre ancestrale. En effet, le fait que l’assaut ne parvienne qu’à tuer des traînards restés à l’arrière du camp montre qu’Amalek ne peut pas et n’ose pas attaquer le grand camp juif lui-même, mais peut seulement jouir de son succès en tuant quelques Juifs à l’arrière.
Une clé de cette haine fondamentale peut être trouvée dans l’expression suivante de la Torah : « Et il [Amalek] ne craignait pas D.ieu ».6 Cette expression en elle-même semble presque dénuée de sens. Il est évident que celui qui attaque des gens qu’il n’a aucune raison d’attaquer ne craint pas D.ieu. Néanmoins, cette simple expression révèle la racine intérieure de la haine d’Amalek.
Quand le peuple d’Israël sort d’Égypte, ce n’est pas juste une quelconque migration d’un peuple quelconque. Les plaies d’Égypte et l’ouverture de la mer Rouge deviennent connues au loin, y compris en Terre d’Israël, effrayant les peuples de Canaan. Il était clair non seulement pour Pharaon et son peuple mais également pour d’autres nations que des événements uniques se produisaient, une page d’histoire était en train de s’écrire. Il apparaissait manifestement que le peuple d’Israël était sous la protection de D.ieu, qui s’était manifestée en Égypte sous la forme d’une série de plaies très sévères et effrayantes.
On aurait pu s’attendre à ce que, suite à ces événements, personne dans le monde n’ose défier le peuple d’Israël, jouissant de la protection divine. En effet, même Balak, roi de Moab, qui avait de bien meilleures raisons de craindre la présence des Juifs à la frontière de son pays, n’osa pas les combattre, car il craignait cette protection divine.
Amalek, cependant, « ne craignait pas D.ieu » ; Amalek n’accordait pas d’importance à la révélation divine, malgré le fait que D.ieu possédait clairement un pouvoir réel et effrayant et n’était pas juste un sujet théologique abstrait. Non seulement les Amalécites nie l’existence de D.ieu en tant qu’Être suprême, mais ils ignorent également la peur et la terreur que devrait entraîner le combat contre Son peuple.
Le Midrash décrit le comportement d’Amalek et son effet avec la parabole suivante :
« À quoi cela peut-il être comparé ? À un bain bouillant dans lequel personne ne pouvait entrer. Un vaurien vint et y sauta. Bien qu’il fût ébouillanté, il le rendit plus froid pour les autres. Ici aussi, [dans le cas d’Amalek], lorsqu’Israël sortit d’Égypte, Le Saint, béni soit-Il, fendit la mer devant eux et les Égyptiens s’y noyèrent, [et en conséquence,] la crainte d’Israël s’abattit sur toutes les nations... Quand Amalek vint et les attaqua, même s’il reçut ce qu’il méritait de leurs mains, il les rendit plus « froids » aux [yeux des] nations du monde ».7
Celui qui sauta dans le bain bouillant le fit en ayant pleinement conscience qu’il serait échaudé, et dont l’unique effet serait d’attiédir la chaleur bouillante. En effet, la guerre avec Amalek envoya un message à l’ensemble des nations : le peuple d’Israël, malgré sa protection divine, est toujours vulnérable ; il est possible de le combattre. Ce message se propagea effectivement aux nations environnantes. Elles avaient encore peur – « tous les habitants de Canaan sont saisis d’effroi »8 –, et pourtant elles essaient quand même de combattre contre Israël.
Il y a une autre façon de comprendre l’expression de la Torah selon laquelle Amalek « ne craignait pas D.ieu ». L’expression « ne craignait pas » peut être comprise non seulement comme une négation mais aussi comme une désignation positive. C’est-à-dire que non seulement Amalek ne craint pas D.ieu, mais s’érige activement contre D.ieu. Ils « ne craignaient pas » dans un sens plus profond : ils sont l’antithèse de celui qui craint. Non seulement ils rejettent l’autorité divine, mais ils s’y opposent ouvertement.
Amalek n’est pas seulement antisémite ; il est anti-divinAinsi, l’expression « ne craignait pas D.ieu » peut être comprise comme l’explication des actions d’Amalek. Amalek combattait contre D.ieu, dont la présence en ce monde est manifestée concrètement par le peuple d’Israël. Par conséquent, Amalek n’est pas seulement antisémite ; il est anti-divin, et il dirige sa haine du Créateur vers le symbole de la Présence Divine en ce monde – le peuple d’Israël, le peuple auquel le nom de D.ieu est associé,9 le peuple qui est le témoin de D.ieu.10
En plus de tout cela, il existe une halakha unique concernant la conversion d’un Amalécite au judaïsme. Bien que les Amalécites soient d’origine édomite, ils ne sont pas considérés halakhiquement comme des Édomites. Seule la troisième génération des prosélytes édomites peut être acceptée dans le peuple juif, et là, c’est une mitsva de ne pas les haïr, car ils sont nos frères. Pour les Amalécites, cependant, bien qu’il nous soit ordonné de les anéantir, si un Amalécite se convertit au judaïsme, il est immédiatement accepté dans le peuple juif.
Ainsi l’essence d’être un Amalécite n’est pas liée à l’origine ethnique mais à l’orientation personnelle. Quand un Amalécite veut se convertir, il cesse d’être un Amalécite, à la différence des autres peuples, dont l’essence ne disparaît pas immédiatement lors de leur conversion. Ce qui ressort de cette définition halakhique est qu’« Amalek » est un état d’être spirituel, bien plus qu’un groupe biologique.
La réponse d’Israël à Amalek n’est donc pas une vengeance pour le tort qui nous a été fait ou pour la perte de vies qui nous a été infligée ; elle va bien au-delà de cela. Après tout, il existe une longue liste de nations qui ont combattu contre Israël, et certaines d’entre elles nous ont causé des préjudices incommensurables, pourtant nous ne sommes pas tenus de nous en souvenir ou de nous venger d’elles à chaque génération. La guerre contre Amalek est liée à la nature essentielle d’Amalek.
Amalek est un état d’être qui se définit par la haine d’Israël. Israël et Amalek ne peuvent coexister, car l’essence même de l’existence d’Amalek est la négation d’Israël. Tant qu’il y aura des Amalécites dans le monde, même en très petit nombre, cela signifie qu’il existe un élément constituant l’antithèse d’Israël, son opposé complet.
La déclaration radicale selon laquelle « ni le nom [de D.ieu] ne sera complet ni Son trône ne sera complet jusqu’à l’éradication du souvenir d’Amalek »11 dit essentiellement la même chose. Ce n’est qu’avec l’éradication complète d’« Amalek » que l’existence du peuple d’Israël sera assurée pour toujours. Pour cette raison, la guerre contre Amalek continue « à travers les générations » – une « guerre pour D.ieu contre Amalek ».12
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