« La bienveillance et la vérité se rencontrent ; la droiture et la paix se sont embrassées. » (Psaumes 85, 11)

« La bienveillance », c’est Aharon ; « La vérité », c’est Moïse.

« La droiture », c’est Moïse ; « la paix », c’est Aharon.

Midrache Rabbah

La Vérité et la Bienveillance peuvent-elles réellement coexister? Où et comment la Droiture et la Paix convergent-elles ? Moïse et Aharon ne représentent-ils pas des réalités totalement incompatibles ?

La vérité est résolument objective alors que la bienveillance est notoirement subjective. La paix appelle au compromis, qui est contraire à la droiture. Et pourtant, pendant quarante ans, Moïse et Aharon conduisirent ensemble le peuple d’Israël. La Torah (qui rapporte librement les incidents malheureux qui eurent lieu au sein du camp des Israélites, y compris les erreurs de Moïse et d’Aharon) décrit la relation entre les deux frères comme empreinte de respect mutuel et relevant d’une harmonie inaltérable. Dans la période qui vit son développement, entre la sortie d’Égypte et l’entrée en Terre Sainte, le peuple d’Israël fut guidé par un chef qui lui transmit la vérité absolue et immuable de la sagesse et de la volonté divines, et, simultanément, fut conduit par celui qui avait comprenait leurs contradictions humaines et était un maître pacificateur et diplomate, résolvant par ses compromis les conflits « entre l’homme et son prochain, entre le mari et sa femme ».

Pour comprendre la relation entre Moïse et Aharon, il nous faut examiner l’unique occurrence où leurs modes de direction respectifs entrèrent effectivement en conflit. Car la Torah relate une occasion lors de laquelle les frères furent en désaccord – un désaccord dans lequel Moïse se mit en colère, mais céda ensuite à Aharon.

Le sacrifice non consommé

C’était le 1er Nissan 2449 depuis la Création (1312 avant l’ère commune), deux semaines avant le premier anniversaire de l’Exode, le jour où le Sanctuaire devait être érigé et inauguré. En réalité, le Sanctuaire fonctionnait déjà depuis sept jours, mais il s’agissait d’une période d’« entraînement » au cours de laquelle Aharon et ses fils furent initiés à la prêtrise. C’était donc en ce huitième jour qu’Aharon allait prendre son rôle de Cohen Gadol et que la Présence Divine (la Chekhina) allait résider dans le Sanctuaire.

C’est alors que la tragédie frappa. Les deux fils aînés d’Aharon, Nadav et Avihou « offrirent un feu étranger devant D.ieu, que D.ieu n’avait pas ordonné. Un feu jaillit de devant D.ieu qui les consuma et ils moururent devant D.ieu » (Lévitique 10, 1-2) D.ieu ordonna que l’inauguration du Sanctuaire ne soit pas interrompue. Bien qu’Aharon et les deux fils qui lui restaient eussent le statut d’endeuillés du premier jour (onanim), à qui il est d’ordinaire interdit de consommer la viande sainte des sacrifices, ils reçurent l’ordre formel de prendre part à ces offrandes particulières, apportées ce jour en l’honneur de l’inauguration du Sanctuaire.

C’est ce que firent Aharon, Eléazar et Itamar. Mais en ce jour, il y avait également une autre offrande, sans relation avec l’inauguration. Il s’agissait de la chèvre apportée le premier jour de chaque mois comme sacrifice expiatoire. Et c’est au sujet de ce sacrifice que se souleva le désaccord entre Moïse et Aharon.

Moïse constata que la chair de la chèvre avait été brûlée, comme le requerrait la loi pour une offrande qui, pour quelque raison que ce soit, ne pouvait être consommée. Il demanda avec colère pourquoi ce sacrifice n’avait pas été mangé comme D.ieu l’avait ordonné concernant les autres sacrifices.

Aharon expliqua qu’il avait fait une distinction entre Kodchei Chaah, les offrandes ponctuelles commandées par D.ieu pour une occasion exceptionnelle, et Kodchei Dorot, les sacrifices réguliers qui s’appliquent de la même façon pour toutes les générations. Si D.ieu avait ordonné quelque chose concernant l’offrande unique à l’occasion de l’inauguration, argumenta Aharon, il ne fallait pas en déduire qu’il en allait de même pour le sacrifice mensuel. Dans ce cas-là, il convenait d’appliquer les lois ordinaires, qui en interdisent la consommation à un endeuillé.

Moïse écouta l’argumentaire d’Aharon et reconnut qu’il avait raison. Il admit que cette distinction lui avait échappé et que la conclusion d’Aharon était juste.

Absolutisme et vicissitude

Nous voilà devant une confrontation entre la Vérité et la Bienveillance, entre la Droiture d’un côté, et la Paix de l’autre. Moïse, chargé de transmettre la Torah – la vérité par excellence – ne voyait aucune raison de faire la distinction entre Kodchei Chaah et Kodchei Dorot, entre quelque chose qui est justifié par l’occasion unique du moment et quelque chose qui constitue une routine dans le service de D.ieu. Ce qui est vrai et juste est toujours vrai et juste, quelles que soient les circonstances.

Aharon, d’un autre côté, était le Grand Prêtre d’Israël, l’incarnation de l’aspiration du peuple à se rapprocher de D.ieu et à Le servir. Il comprenait que le service de D.ieu est l’offrande de tout ce que l’homme possède, le don du meilleur que recèle sa personne subjective. Il était conscient qu’il existe des hauts et des bas dans la vie de l’homme et que ce qui est attendu de lui dans ses moments les meilleurs, les plus inspirés, ne s’applique pas nécessairement à la personne qu’il est dans la vie quotidienne.

De là jaillit le conflit. D’un côté se tient Moïse, transmettant la vérité et la volonté divines. Une vérité et une volonté aussi immuables que leur Concepteur. De l’autre côté se tient Aharon, conduisant l’effort du peuple pour s’approcher de cette même vérité et de cette même volonté avec leurs moyens humains : un esprit subjectif pour chercher, un cœur inconstant pour ressentir et des actions soumises aux aléas des circonstances.

Et qu’arrive-t-il ? Moïse est d’accord avec Aharon ! La vérité absolue donne la légitimité aux « sous-vérités » d’un monde relatif.

Que s’est-il réellement passé ? Comment cette contradiction apparemment insoluble put-elle être résolue ?

Les points de contact

Ce qui se passa fut que Moïse gagna une compréhension plus profonde de la nature de la vérité.

Quand nous observons et discutons de notre propre réalité, résolument subjective, nous utilisons avec facilité l’adjectif « vrai ». Nous parlons de nos « véritables sentiments » et de nos « vrais désirs ». Nous prétendons « vraiment comprendre » quelque chose ou avoir découvert des « faits véridiques » concernant certaines circonstances. Mais si nous définissons « la vérité » comme une réalité absolue et objective, il semblerait que ce terme ne puisse être appliqué qu’à la vérité absolue du Divin. Son emploi dans notre réalité subjective n’est-il qu’un leurre ? Nous mentons-nous à nous-mêmes ?

La ‘Hassidout répond par la négative. Le prophète (Jérémie 10, 10) déclare : « D.ieu est la vérité », mais les Maîtres de la ‘Hassidout comprennent ces paroles comme signifiant que non seulement D.ieu est l’essence de la vérité, mais qu’Il est également la source de tout ce qui est défini comme « vrai » dans notre monde. Sa vérité est absolue ; toutes les autres « vérités » sont relatives et n’ont de réalité que celle qu’Il a choisi de leur attribuer. Mais c’est Lui qui crée ces réalités subjectives et, ce faisant, a conféré à leur existence vérité et légitimité. Ainsi, lorsque nous observons des vérités relatives dans Sa création, celles-ci sont des expressions (quoiqu’imparfaites) de Sa vérité universelle, telle qu’elle se manifeste au sein des limites des nombreux « mondes » et réalités qu’Il a créés.

En d’autres termes, quand une personne « se donne entièrement », fait son maximum, elle atteint un absolu personnel, quelque chose qui, dans le contexte de son monde subjectif, personnel est vrai. Et toutes les vérités, y compris de telles vérités subjectives, sont l’expression d’une vérité plus profonde qui est la source de leur existence et de leur validité : la vérité de leur Créateur. C’est ainsi que sa vérité personnelle entre en contact avec la vérité de D.ieu.

C’est là l’héritage conjoint de Moïse et d’Aharon : nous devons tendre à la vérité, guidés par les directives de la Torah, en utilisant les talents et les ressources dont nous avons été dotés. Nous ne devons pas être dissuadés, dans notre quête, par les limites de notre compréhension, la subjectivité de nos sentiments et la relativité de nos actions. Si nos efforts sont véritables, même « véritables » seulement dans le contexte de notre existence relative, alors « Moïse » concèdera à « Aharon » que sa vérité est une parcelle de la Vérité Absolue à laquelle nous aspirons.