Avant même leur naissance, Jacob et Ésaü se battaient dans le ventre de leur mère. Ils étaient destinés, semble-t-il, à être d’éternels adversaires. Non seulement étaient-ils différents de caractère et d’apparence, mais ils occupaient également des places différentes dans l’affection de leurs parents :

N’était-il pas au courant de l’oracle de Rébecca ?

Les garçons grandirent, et Ésaü devint un chasseur habile, un homme des champs, tandis que Jacob était un homme tranquille, restant à l’intérieur des tentes. Isaac, qui avait le goût du gibier, aimait Ésaü, mais Rébecca aimait Jacob.1

Nous savons pourquoi Rébecca aimait Jacob. Avant la naissance des jumeaux, les douleurs que Rébecca ressentait étaient si grandes qu’« elle alla consulter le Seigneur ». Voici ce qui lui fut répondu :

« Deux nations sont dans ton sein,
et deux peuples se sépareront de tes entrailles ;
un peuple sera plus fort que l’autre,
et l’aîné servira le plus jeune. »
2

D.ieu semblait dire que le plus jeune l’emporterait et porterait le poids de l’histoire, et c’est donc le plus jeune, Jacob, qu’elle aimait.

Mais pourquoi, dans ce cas, Isaac aimait-il Ésaü ? Ne connaissait-il pas l’oracle de Rébecca ? Ne lui en avait-elle pas parlé ? En outre, ne savait-il pas qu’Ésaü était sauvage et impétueux ? Pouvons-nous vraiment prendre au pied de la lettre la proposition selon laquelle Isaac aimait Ésaü parce qu’« il avait le goût du gibier », comme si son affection était déterminée par son estomac, par le fait que son fils aîné lui apportait la nourriture qu’il aimait ? Certainement pas, alors que l’avenir même de l’alliance était en jeu.

La réponse classique, donnée par Rachi, prête étroitement attention au texte littéral. Ésaü, dit la Torah, « savait comment piéger [yodea tsayid] ». Isaac l’aimait « parce que le piège était dans sa bouche [ki tsayid befiv] ». Ésaü, dit Rachi, piégea Isaac par sa bouche. Voici le commentaire de Rachi sur l’expression « Il savait piéger » :

Il savait comment piéger et tromper son père avec sa bouche. Il lui demandait : « Père, comment doit-on donner la dîme du sel et de la paille ? » C’est pourquoi son père croyait qu’il était strict dans l’observance des commandements.3

Ésaü savait très bien que le sel et la paille ne nécessitent pas de dîme, mais il le demandait afin de donner l’impression qu’il était strictement religieux. Et voici le commentaire de Rachi sur la phrase selon laquelle Isaac l’aimait « parce que le piège était dans sa bouche » :

« L’explication midrashique est qu’il y avait un piège dans la bouche d’Ésaü, qui piégea son père et le trompa par ses paroles. »4

Le Maguid de Dubno ajoute un commentaire perspicace sur la raison pour laquelle Isaac, mais pas Rébecca, fut trompé. Rébecca avait grandi avec le rusé Laban. Elle savait reconnaître la tromperie quand elle la voyait. Isaac, en revanche, avait grandi avec Abraham et Sarah. Il ne connaissait que l’honnêteté totale et était donc facilement trompé. (Bertrand Russell dit un jour du philosophe G. E. Moore qu’il n’avait entendu Moore dire un mensonge qu’une seule fois, lorsqu’il lui demanda s’il avait déjà dit un mensonge, et que Moore répondit : « Oui ».)

La réponse classique est donc qu’Isaac aimait Ésaü parce qu’il ne savait tout simplement pas qui ou ce qu’était Ésaü. Mais il existe une autre réponse possible : Isaac aimait Ésaü précisément parce qu’il savait ce qu’était Ésaü.

Au début du vingtième siècle, quelqu’un soumit le dilemme suivant au grand rabbin Avraham Its’hak Kook, premier grand rabbin ashkénaze du pré-État d’Israël. Il avait donné à son fils une bonne éducation juive. Il avait toujours observé les commandements à la maison. Mais maintenant, le fils s’était éloigné du judaïsme. Il ne respectait plus les commandements. Il ne s’identifiait même pas comme un Juif. Que devait faire le père ?

« L’aimiez-vous lorsqu’il était religieux ? », demanda le Rav Kook. « Bien sûr », répondit le père. « Eh bien alors, répondit le Rav Kook, maintenant, aimez-le encore plus. »

Parfois, l’amour peut faire ce que la réprimande ne peut pas faire. Peut-être que la Torah nous dit qu’Isaac était tout sauf aveugle quant à la vraie nature de son fils aîné. Mais si vous avez deux enfants, l’un bien élevé, l’autre susceptible de mal tourner, à qui devriez-vous consacrer plus d’attention ? Avec qui devriez-vous passer plus de temps ?

Il se peut qu’Isaac n’ait pas aimé Ésaü aveuglément, mais les yeux ouverts, sachant qu’il y aurait des moments où son fils aîné lui causerait du chagrin, mais sachant aussi que la responsabilité morale d’être parent exige que l’on ne désespère pas ou que l’on ne renie pas un fils rebelle.

L’amour d’Isaac eut-il un effet sur Ésaü ? Oui et non. Il est clair qu’il existait un lien spécial entre Ésaü et Isaac. Cela a été reconnu par les sages :

Rabbi Chimone ben Gamliel a dit : Aucun homme n’a jamais honoré son père comme j’ai honoré mon père, mais j’ai découvert qu’Ésaü a honoré son père encore plus.5

Rabbi Chimone déduit cela du fait qu’habituellement les gens servent leurs parents en portant des vêtements ordinaires alors qu’ils réservent leurs plus beaux habits pour sortir. Ésaü, cependant, avait gardé ses meilleurs vêtements pour servir à son père la nourriture qu’il était parti chasser. C’est pourquoi Jacob put les porter alors qu’Ésaü était encore à la chasse.6

Nous trouvons, bien plus tard dans la Torah, que D.ieu interdit aux Israélites de faire la guerre aux descendants d’Ésaü. Il dit à Moïse :

Donne ces ordres au peuple : « Vous allez traverser le territoire de vos frères, les descendants d’Ésaü, qui habitent à Séir. Ils auront peur de vous, mais soyez très prudents. Ne les provoquez pas à la guerre, car je ne vous donnerai aucune de leurs terres, pas même de quoi poser le pied dessus. J’ai donné à Ésaü la montagne de Séir pour qu’elle lui appartienne. »7

Et plus tard encore, Moïse ordonne aux Israélites :

N’aie pas en horreur un Édomite [c’est-à-dire un descendant d’Ésaü], car il est ton frère.8

Les sages ont considéré ces dispositions comme une récompense durable pour Ésaü pour la façon dont il a honoré son père.

Isaac avait-il raison ou tort d’aimer Ésaü ?

Isaac avait-il raison ou tort d’aimer Ésaü ? Ésaü lui a rendu son amour, mais il demeura Ésaü, le chasseur, l’homme des champs, et non l’homme capable de faire avancer l’alliance exigeante avec le D.ieu invisible et les sacrifices spirituels que celle-ci demandait. Tous les enfants ne suivent pas la voie de leurs parents. Si l’intention d’Isaac était qu’Ésaü le fasse, il a échoué. Mais il y a des échecs qui sont honorables. Aimer ses enfants, quoi qu’ils deviennent, en est un, car c’est certainement ainsi que D.ieu nous aime.