Apparemment, nous y sommes : le port du masque va devenir inéluctable. Ce qui était avant une rareté extrême-orientale est désormais propulsé au rang de nouvelle norme occidentale : « Protégeons-nous les uns les autres, sortons masqués. »
Au départ, l’idée du port d’un masque sur son visage est de se protéger soi-même. De la pollution, de la poussière, des maladies.
Mais aujourd’hui notre préoccupation a changé de face du masque. Désormais, s’agissant du port du masque par le grand public, l’idée est de protéger autrui des gouttelettes invisibles que nous projetons lorsque nous parlons. Quelque chose émane de nous qui constitue un potentiel danger, et nous voulons éviter à l’autre d’en souffrir. Et parce que nous avons tous le souci de l’autre, alors nous aussi – car nous sommes nous-mêmes « l’autre » de quelqu’un d’autre – sommes également protégés.
Il aura fallu tout cela pour que les hommes intègrent – c’est-à-dire appliquent – ce principe élémentaire du judaïsme, énoncé dans la lecture de la Torah de cette semaine :
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19,18).
De ce commandement, le grand Rabbi Akiva enseigna qu’il est un « principe central » – un « mur porteur » si vous voulez – de la Torah.
Avant lui, Hillel l’Ancien disait : « Ne fais pas à autrui ce que tu détesterais que l’on te fasse, c’est là toute la Torah, et le reste en est l’interprétation. Vas et étudie ! »
La réalisation que notre bonheur collectif dépend du bien-être individuel de l’autre est en passe de devenir, sinon une loi, une règle d’hygiène publique.
On pourrait résumer cela en une phrase : « Cela fait du bien de faire du bien. » Quelle que soit la lecture que vous lui donnerez (et il y en a un certain nombre), cette phrase restera vraie. Et pertinente. Et nécessaire. Et urgente.
Mais il y a plus à cette histoire de masque, bien plus.
Car voyez-vous, le port du masque n’est pas un fait nouveau pour le lecteur de la Torah. On se rappelle que, le jour de Kippour, lorsque Moïse redescend du mont Sinaï pour la seconde fois après une troisième série de quarante jours passés en compagnie de D.ieu pour obtenir les Secondes Tables de la Loi après le bris des Premières Tables, il n’en est pas conscient mais son visage rayonne comme le soleil. Son visage baigne le monde vers lequel il se tourne de la lumière de la Présence Divine.
Et désormais, pour cacher ce rayonnement, Moïse va porter un masque. (Lisez l’épisode à la fin du chapitre 34 de l’Exode.)
Non pas que ce rayonnement soit directement nocif, mais parce que laisser les gens fascinés repaître leur regard de la splendeur divine ne contribuerait pas à les rapprocher de D.ieu et de Sa volonté. Au contraire, cela accroîtrait leur conscience d’eux-mêmes en tant qu’êtres distincts de D.ieu, des êtres définis par le plaisir de recevoir cette révélation et non pas comme partenaires du Plan divin.
Pourtant, il y avait des moments où Moïse retirait son masque. Lorsqu’il parlait avec D.ieu dans le Tabernacle, mais aussi lorsqu’il transmettait au peuple le message de D.ieu, et même après avoir délivré le message, il regardait en silence le peuple et celui-ci le regardait pendant quelques minutes, puis il remettait son masque.
La raison de cela est que l’étude de la Torah de la bouche de Moïse, qui n’était alors qu’un vecteur pour la Parole divine, mettait les Enfants d’Israël dans un état de totale abnégation, un état dans lequel leur ego non seulement n’interférait pas dans leur relation avec le divin, mais se fondait lui-même dans le divin. Alors ils devenaient comme la lune qui reflétait la lumière de Moïse, et vibraient selon la longueur d’onde de l’Infini Créateur.
Puis, lorsqu’après avoir étudié ils contemplaient la lumière divine sur le visage de Moïse, ils redevenaient conscients d’eux-mêmes, sans pour autant que cela perturbe leur dévouement absolu à D.ieu. Leur ego n’était plus effacé, il était là, et pourtant il n’était rien d’autre que D.ieu.1
Pourquoi Moïse avait-il mérité ce rayonnement à l’issue de la troisième période de quarante jours ? Parce que pour réparer le bris des Premières Tables et restaurer la relation entre D.ieu et Son peuple, il fallait complètement sublimer cette relation. Il fallait la recréer en transcendant complètement son paradigme qui était qu’il y a en haut un Créateur qui commande et en bas un peuple qui obéit, pour l’amener à un état où cette dichotomie n’est plus que superficielle, masquant une unité intrinsèque sous-jacente entre D.ieu et Son peuple, et à travers celle-ci, entre le Créateur et la création.
C’est pourquoi si l’écriture des Secondes Tables était divine, les Tables, elles, furent cette fois-ci l’œuvre non pas de D.ieu mais de Moïse, un être humain.2 C’est pourquoi elles étaient porteuses non seulement des Dix Commandements, mais aussi de leur interprétation. C’est pourquoi elles scellaient l’alliance de D.ieu non plus avec un peuple de justes, mais avec un peuple de repentis ayant affronté leur faiblesse, l’ayant sublimée et transformée elle aussi en un instrument du service de D.ieu.
* * *
En cette période de pandémie, nous allons sortir dans la rue avec un masque. Ce masque va certes cacher l’expression de notre visage. Il ne sera pas possible de dire si quelqu’un est heureux ou triste, soucieux ou joyeux, en colère ou enthousiaste. Mais ces expressions sont seulement superficielles, et le fait de les occulter nous forcera à considérer la personne qui nous fait face dans son essence : une vie humaine dont la valeur est absolue et doit donc absolument être protégée.3
Et la Torah nous enseigne que l’humain dans son essence est à l’image de D.ieu.
Ce masque va nous faire percevoir D.ieu partout. Y compris en nous-mêmes.
Puisse D.ieu rapidement tomber le masque et rayonner de toute Sa lumière dans un monde guéri.
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