Selon une idée répandue, la créativité humaine, et en particulier la créativité artistique, ne peut s’épanouir que dans des conditions de liberté absolue. Les limites et inhibitions de quelque sorte que ce soit sont, d’après cette ligne de pensée, l’antithèse de l’art.
L’histoire des efforts de l’humanité pour évoquer la beauté et le sens avec les matériaux de la vie a montré que c’est le contraire qui est vrai : des circonstances « oppressives » ont stimulé les créations les plus profondes et les plus novatrices de l’humanité, alors que des conditions de liberté totale n’ont produit que des œuvres moindres et plus superficielles.
De fait, travailler à l’intérieur de limites est inhérent au processus et à la production de la création artistique : le défi de réduire un paysage ou une personnalité à une surface bidimensionnelle de taille limitée est ce qui donne une grande peinture ; le besoin d’exprimer une pensée ou un sentiment avec un nombre limité de mots, arrangés conformément aux exigences de la mesure et de la rime est ce qui fait un grand poème. L’essence même de l’art, peut-on affirmer, découle de la tension entre l’esprit de l’artiste qui aspire à s’épancher et les contraintes des moyens et des circonstances dans lesquels il s’exprime.
La Galout
« À cause de nos fautes, disons-nous dans la prière de Moussaf des fêtes, nous fûmes exilés de notre terre et éconduits de notre sol. Nous ne pouvons plus monter pour paraître et nous incliner devant Toi, et accomplir nos obligations dans la Maison que Tu as choisie, dans la grande et belle Maison où Ton nom est invoqué. »
Les 613 mitsvot (commandements) de la Torah constituent un pont entre le fini et l’infini, le moyen par lequel l’être mortel parvient à se lier avec son Créateur et sa Source. Aujourd’hui, toutefois, nous ne pouvons accomplir qu’un nombre limité de mitsvot : des centaines d’entre elles ne peuvent être observées que lorsque le Saint Temple se dresse à Jérusalem et que toute la communauté d’Israël réside en Terre Sainte. Bien plus : la Torah interdit leur observance dans les circonstances présentes.
Ainsi, notre état présent de galout (exil) est-il bien plus qu’un éloignement physique. Avant d’être renvoyés de notre terre et que la Maison de D.ieu ne nous soit enlevée, tous les Juifs se rendaient trois fois par an, lors des fêtes de pèlerinage (de Pessa’h, Souccot et Chavouot), au Saint Temple « pour voir et être vus par la face de D.ieu », dans le lieu où Il avait choisi de Se rendre accessible à nous de façon directe et sans limitations. Nous pouvions alors y observer les commandements liés au service du Temple de façon à vivre les aspects de notre relation avec le Tout-Puissant véhiculés dans chacune de ces mitsvot. Mais depuis la destruction du Temple et notre exil de la Terre Sainte, ces canaux de connexion à D.ieu nous sont inaccessibles.
Cela ne signifie pas pour autant que ces mitsvot ont été abolies ou ont « expiré ». Un principe fondamental de la foi juive (énoncé par Maïmonide) est que « quelque chose qui est clairement défini par la Torah comme étant une mitsva est éternel et ne sera jamais modifié, abrogé ou augmenté. » Les commandements restent en vigueur. C’est simplement que nous n’avons pas la possibilité de les accomplir, à cause des circonstances de la galout. C’est d’ailleurs là que réside la frustration la plus grande de notre exil : le fait que ces canaux de connexion à D.ieu existent et que les limites de la galout nous empêchent de les emprunter.
La poésie de la prière
Le Talmud (Pessa’him 86b) cite une règle d’étiquette intéressante s’agissant des relations entre les hôtes et leurs invités : « Tout ce que le maître de maison ordonne, tu dois l’accomplir, sauf lorsqu’il dit : “Sors de ma maison”. » Les enseignements de la ‘Hassidout appliquent cela à notre relation avec D.ieu : en tant qu’« invités » dans le monde de D.ieu, nous devons obéir à tout ce qu’Il nous commande de faire, sauf quand Il nous dit « sortez ». Lorsqu’Il nous bannit de Sa présence, nous ne devons pas obéir, mais persister dans nos efforts pour nous rapprocher de Lui.
Ainsi, même si nous nous soumettons à Ses décrets, nous ne nous accommodons pas du phénomène de la galout. Quand D.ieu commande : « Fais ceci » ou « Ne fais pas cela », nous nous obéissons. Mais nous refusons d’accepter la galout en soi, nous refusons d’accepter que des chemins d’accès à D.ieu nous soient fermés.
Et c’est de ce combat incessant, de cette tension sans répit entre notre acceptation des freins de la galout et de notre aspiration à nous en libérer, que jaillissent nos accomplissements les plus « créatifs » dans notre relation avec D.ieu.
Empêchés d’accomplir certaines mitsvot sous leur forme concrète, nous investissons notre énergie et notre créativité dans leur essence spirituelle qui reste intouchée par les circonstances de l’exil. Par exemple, le sens profond des korbanot (offrandes animales) apportées sur l’autel du Saint Temple est que l’homme doit sublimer « l’âme animale » qui se trouve en lui, raffiner ses aspirations et ses désirs naturellement égocentriques. Aujourd’hui, effectuons cela à travers la prière : trois fois par jour, nous contemplons la majesté de D.ieu, inspirant et réorientant notre être naturel vers des buts plus élevés et plus transcendants que la simple satisfaction de ses instincts animaux. Selon les mots du prophète (Osée 14, 3) : « Nos lèvres accomplissent [ce qui était accompli à travers] des bœufs. »
Par ailleurs, nous ne satisfaisons pas d’une version exclusivement « spirituelle » de ces mitsvot : chaque fois que cela est possible, nous les accompagnons d’actes concrets qui commémorent et évoquent la manière optimale dont elles étaient accomplies, à l’origine. Ainsi, en commémoration de Sim’hat Beth HaChoévah (« les festivités du puisage de l’eau ») qui se tenait dans le Saint Temple, lors de la fête de Souccot, nous tenons nos propres célébrations nocturnes de Souccot, en chantant, dansant et jouant de la musique, quand bien même le cœur et l’essence de l’événement, le puisage de l’eau d’une source pour le verser sur l’Autel, en sont absents. En même temps, cependant, nous prenons soin de nous assurer que nos actions ne suggèrent d’aucune manière que nous accomplissons effectivement la mitsva, contrevenant aux lois qui interdisent son accomplissement en situation de galout.
Repousser les limites
Chaque jour nous prions pour que vienne le jour où nos vies seront affranchies des limites de la galout. Et pourtant, il y a quelque chose de très particulier dans nos combats présents et dans les potentiels et les accomplissements qu’ils expriment de nos âmes.
Étirer les limites de la galout en veillant à ne pas les franchir ; accepter la volonté de D.ieu et s’y conformer tout en ressentant que D.ieu désire Lui-même que nous la contestions lorsqu’elle nous ordonne de nous abstenir d’emprunter les voies de communication avec Lui, c’est cela qui a produit les accomplissements les plus profonds et les plus originaux dans l’art divin de la vie.
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