Dans ce discours aussi élaboré que profond, deux désaccords dans l’interprétation d’événements se rattachant au Don de la Torah sont étudiés. Dans les deux cas, les parties sont Rabbi Akiva et Rabbi Ichmaël ; et leurs opinions révèlent une divergence profonde dans leurs approches respectives du service divin. Les deux questions qui les occupent sont : a. Quelle fut la réponse des Israélites à D.ieu quand ils acceptèrent les Dix Commandements ? b. Quand la Torah nous dit qu’« ils virent les voix (du tonnerre) », ont-ils littéralement « vu » un son, ou bien l’entendirent-ils seulement ? De l’analyse de ces détails, le Rabbi fait émerger des thèmes fondamentaux ; en particulier, la différence entre la perception du juste et celle de l’homme de repentance.

1. Les réponses des Israélites

En introduction au don des Dix Commandements, la Torah nous dit que « D.ieu prononça toutes ces paroles, en disant... »1

Le sens habituel du terme hébraïque lemor qui signifie « en disant » est l’injonction « de dire aux autres ».2 Par exemple, le sens de « D.ieu parla à Moïse en disant... » est que Moïse devra transmettre la parole de D.ieu aux Enfants d’Israël. Cependant, tel ne saurait être le sens du présent verset, car au moment du Don de la Torah, D.ieu Lui-même s’adressa à tous les Israélites. Cela ne peut pas non plus signifier l’ordre « de transmettre aux générations ultérieures », car nous avons une tradition selon laquelle toutes les âmes juives – des vies passées, présentes et à venir – étaient réunies au Sinaï pour être témoins de la révélation.3

C’est pourquoi le Mekhilta interprète ici l’expression « en disant » comme signifiant que, à chaque commandement, les Enfants d’Israël répondirent à D.ieu en affirmant qu’ils accompliraient ce qui leur était demandé.

Mais le Mekhilta cite deux opinions quant à la manière dont les Israélites répondirent :

Rabbi Ichmaël dit qu’ils répondirent « oui » aux commandements positifs, et « non » aux commandements négatifs (c’est-à-dire qu’ils feraient ce que D.ieu ordonnait, et ne feraient pas ce qu’Il interdisait).

Rabbi Akiva, en revanche, dit qu’ils répondirent « oui » aussi bien aux commandements positifs qu’aux commandements négatifs (c’est-à-dire qu’ils obéiraient à la volonté divine, quelle que soit sa forme).

Mais quelle est la substance de leur désaccord ? N’expriment-ils pas fondamentalement la même chose ?

2. La voix du tonnerre

Il existe un autre désaccord entre Rabbi Akiva et Rabbi Ichmaël au sujet du Don de la Torah. Il nous est dit que « Tout le peuple vit les voix [du tonnerre] et les éclairs »,4 ce qui nous interpelle, car comment des voix peuvent-elles être vues ?

Rabbi Ichmaël dit : « Ils virent ce qui est (normalement) vu et entendirent ce qui est (normalement) entendu », tenant le verbe « virent » comme s’appliquant, non pas aux sons du tonnerre, mais aux éclairs.

Mais Rabbi Akiva dit : « Ils virent ce qui est (normalement) entendu, et entendirent ce qui est (normalement) vu », c’est-à-dire qu’ils virent effectivement les sons, et ne virent pas, mais entendirent les éclairs.

Il est un principe général selon lequel D.ieu n’opère pas des miracles en vain, duquel nous pouvons déduire que les miracles décrits par Rabbi Akiva n’étaient pas étrangers au Don de la Torah, mais en constituèrent une partie essentielle. Les Enfants d’Israël furent si sublimés par la révélation des Dix Commandements que leurs sens acquirent des pouvoirs miraculeux.

S’il en est ainsi, nous devons comprendre le verset « ils virent les voix [du tonnerre] et les éclairs » comme se rapportant à l’état d’extase que connurent à ce moment les Israélites. Mais dans ce cas nous ne pouvons pas comprendre l’opinion de Rabbi Ichmaël qui interprète le verset comme se rapportant à un phénomène purement naturel.

3. Les citations de Rachi

Dans la mesure où ces deux désaccords ont trait à un même sujet et impliquent les mêmes protagonistes, nous pouvons supposer que leurs opinions respectives sur la réponse des Israélites sont liées à leurs opinions sur le fait de voir le tonnerre (les unes entraînant les autres).

Cela semblerait être contredit par le fait que Rachi, commentant les mots « en disant », cite l’opinion de Rabbi Ichmaël (selon laquelle les Israélites répondirent « oui » aux commandements positifs et « non » aux négatifs) ; alors que sur l’expression « ils virent les voix », il cite (une partie de) l’explication de Rabbi Akiva (selon laquelle ils virent ce qui est normalement entendu).

Sachant la cohérence que Rachi a donné à son commentaire, il semblerait que les deux questions ne soient pas liées s’il peut citer l’une des opinions sur la première question, et l’autre sur la seconde. Cependant cette hypothèse ne tient pas. En effet, Rachi cite seulement la moitié de l’explication de Rabbi Akiva, omettant que « les Israélites entendirent ce qui est normalement vu », et c’est cette seconde moitié qui conditionne l’opinion de Rabbi Akiva que les Israélites répondirent « oui » aux commandements négatifs (ce en quoi elle diverge de celle de Rabbi Ichmaël). Et la raison pour laquelle Rachi choisit la réponse de Rabbi Ichmaël pour une question et la moitié de celle de Rabbi Akiva pour l’autre est que celles-ci sont les plus adaptées à une compréhension littérale du texte (qui est le souci de Rachi), comme nous l’expliquerons plus loin.

4. La vue et l’ouïe

En premier lieu, nous devons comprendre la différence entre « voir » et « entendre ».

D’abord, l’impression qui résulte du fait de voir quelque chose se produire est bien plus forte que celle qui résulte d’en entendre parler, au point qu’« un témoin oculaire d’un événement ne peut être un juge d’un litige au sujet de cet événement »,5 car aucun argument ne peut altérer sa ferme croyance en ce qu’il a vu. Tandis que s’il a uniquement entendu parler du cas, il demeurera ouvert à des témoignages contradictoires et jugera impartialement entre les parties.

Ensuite, seule une chose physique est susceptible d’être vue, tandis que ce qui peut être entendu est toujours moins tangible (les sons, les mots, les opinions).

Ces deux points sont reliés entre eux. L’homme est en effet un être physique, et il est naturel que ce qui est physique exerce sur lui une impression durable, alors que le spirituel nécessite d’être « entendu » et compris, exerçant de ce fait une plus faible impression sur lui.

Ceci explique la nature de l’élévation que le Don de la Torah opéra sur les Israélites : ils virent ce qui est normalement entendu, c’est-à-dire que le spirituel devint aussi tangible et certain que le monde familier des objets physiques. L’Essence de D.ieu fut révélée à leurs yeux au moment où ils entendirent les mots : « Je (l’Essence), l’Éternel (qui transcende le monde), suis ton D.ieu (qui est immanent dans le monde) ».

Au moment de telles révélations, le monde est perçu tel qu’il est véritablement : non pas une existence indépendante, mais quelque chose d’entièrement annulé devant D.ieu. S’il en est ainsi, comment savons-nous qu’il y a véritablement un monde et pas simplement l’illusion d’un monde ? Seulement en le déduisant du verset : « Au commencement, D.ieu créa le ciel et la terre. »6 En d’autres termes, les Israélites « entendirent ce qui est normalement vu », c’est-à-dire qu’ils eurent seulement la conviction intellectuelle (et non un témoignage de leurs sens) qu’il existe un monde physique.

5. L’interprétation de Rabbi Ichmaël

Mais s’il en était ainsi, quelle fut l’élévation des Israélites d’après Rabbi Ichmaël, qui soutient qu’ils entendirent et virent seulement ce qui est normalement entendu et vu ? Comment est-ce possible, alors qu’ils connurent la plus grande révélation de l’histoire du monde ?

L’explication est que l’aspect principal de la révélation lors du Don de la Torah fut que « l’Éternel descendit sur le Mont Sinaï »,7 le « haut » vint « en bas », et le miracle fut que D.ieu Lui-même fut révélé au sein des limites de la nature. Voilà pourquoi il fut si extraordinaire que les Israélites, sans aucune transformation de leurs sens, perçurent D.ieu dans Son Essence et s’annulèrent devant Lui au point où « ils tremblaient et se tenaient à distance ».8

6. Le prêtre et le repentant

Pourquoi Rabbi Ichmaël et Rabbi Akiva ont-ils des opinions opposées sur la nature de l’élévation des Israélites au Sinaï ?

Rabbi Ichmaël était un Grand Prêtre (un Cohen Gadol),9 et la nature d’un prêtre est d’être « consacré à son D.ieu ».10 Son service est celui du « juste », et consiste à transmettre la sainteté à ce monde (prendre le « haut » et l’amener « en bas »). C’est pourquoi il considérait que le plus grand miracle était que D.ieu Lui-même descendit en ce monde, au point d’être perçu par les sens normaux (« ils virent ce qui est normalement se vu »).

Rabbi Akiva était lui un homme de repentance (un Baal Téchouva) qui descendait de convertis11 et qui ne commença à étudier la Torah qu’à l’âge de 40 ans.12 La repentance marque tout son service de D.ieu : le désir de s’élever plus haut que ce monde (il est connu13 qu’il désira toute sa vie être un martyr pour la cause de D.ieu). C’est pourquoi le plus grand miracle pour lui fut que fait que les limitations physiques furent transcendées (« ils virent ce qui est normalement entendu »).

7. Les deux aspects d’un commandement

Chaque commandement a deux aspects :

1) L’élément commun à tous les commandements : le fait d’être des commandements de D.ieu.

2) Les caractéristiques propres à chaque commandement : chacun implique des activités humaines différentes et sanctifie un aspect différent du monde.

Rabbi Akiva et Rabbi Ichmaël se réfèrent chacun à l’un de ces deux aspects :

Rabbi Ichmaël, pour qui l’accomplissement ultime réside dans la descente de la Divinité en ce monde avec toutes ses limitations, considère principalement les détails des commandements (comment chacun sanctifie une partie spécifique de ce monde). C’est pourquoi il soutient que les Israélites répondirent « oui » aux commandements positifs et « non » aux négatifs, c’est-à-dire qu’ils prirent en considération ce qui distinguait un type de commandement de l’autre.

Mais pour Rabbi Akiva, ce qui était important était le fait de transcender le monde et ses limitations, c’est pourquoi l’élément essentiel dans un commandement était pour lui le point commun à tous, le fait d’incarner la volonté divine qui n’a pas de limitations. Aussi dit-il que les Israélites répondirent principalement à cet élément commun en disant « oui » aussi bien aux commandements positifs qu’aux commandements négatifs.

8. Le positif dans le négatif : le caractère de Rabbi Akiva

Nous pouvons maintenant approfondir notre compréhension de l’affirmation de Rabbi Akiva. Quand celui-ci dit que les Israélites dirent « oui » aux commandements négatifs, ce n’était pas seulement qu’ils y perçurent l’élément commun à toutes les expressions de la volonté divine, mais, bien plus, qu’ils virent seulement ce qui était positif même dans une chose négative : la sainteté suscitée par un acte de retenue.

Et cela découle de la seconde clause de sa deuxième explication (que Rachi omet dans son commentaire) selon laquelle les Israélites « entendirent ce qui est normalement vu ». Car du fait que l’existence physique du monde fut alors seulement pour eux une perception intellectuelle et que la seule réalité perçue était l’existence de D.ieu, ils ne pouvaient percevoir l’existence de choses s’opposant à la sainteté (les « autres dieux »), et virent seulement l’acte d’affirmation impliquée par le commandement « Tu n’auras pas d’autres dieux ».

Nous pouvons voir très clairement cette orientation de Rabbi Akiva dans un récit du Talmud14 :

Rabbane Gamliel, Rabbi Elazar ben Azarya, Rabbi Yéhochoua et Rabbi Akiva voyageaient ensemble et décidèrent de rentrer à Jérusalem (après la destruction du Second Temple). Lorsqu’ils parvinrent au mont Scopus, ils déchirèrent leurs vêtements. Quand ils atteignirent le mont du Temple, ils virent un renard s’échapper du Saint des Saints et ils se mirent à pleurer, mais Rabbi Akiva se mit à rire. « Pourquoi ris-tu ? », lui demandèrent ses compagnons. Il leur renvoya leur question : « Pourquoi pleurez-vous ? » Ils lui dirent : « Il est écrit : “L’homme du peuple qui approchera [du Saint des Saints] mourra”15 et maintenant les renards y pénètrent. Ne devrions-nous pas pleurer ? »

Rabbi Akiva leur dit : « C’est bien pour cela pour cela que je ris. Car il est écrit : “Et je pris pour moi des témoins dignes de foi : Ouriah le prêtre et Zacharie fils de Yebérékhyahou.”16 Or, quel est le rapport entre Ouriah et Zacharie ? Ouriah vécut au temps du premier Temple, alors que Zacharie prophétisa à l’époque du second. Mais la Torah relie les prophéties des deux hommes. Ouriah écrivit : “C’est pourquoi, à cause de vous, Sion sera labourée comme un champ.” Et Zacharie écrivit : “Des vieux hommes et des vieilles femmes s’assiéront encore dans les vastes places de Jérusalem.” Tant que la prophétie d’Ouriah ne s’était pas réalisée, je craignais que celle de Zacharie ne se réalise pas non plus. Maintenant qu’elle s’est réalisée, il est certain que celle de Zacharie le sera également. »

Même aux heures les plus sombres de l’histoire juive, quand les renards couraient librement dans le Saint des Saints, Rabbi Akiva voyait seulement le bien : le malheur était la preuve que la vision sereine et pleine d’espoir de Zacharie finirait par s’accomplir.

9. Le sens du commentaire de Rachi

Les deux sortes de service de D.ieu incarnés respectivement par Rabbi Akiva et par Rabbi Ichmaël (le service du juste et celui du repentant) sont pertinents seulement pour celui qui est déjà assez avancé sur le chemin de la perfection. Mais à « l’enfant de cinq ans »17 (cinq ans d’âge ou, plus généralement, à ceux qui sont au début du chemin), à qui Rachi s’adresse dans son commentaire, il n’a besoin de citer qu’une partie de l’explication de Rabbi Akiva : qu’« ils virent ce qui est normalement entendu ». Car le commencement du service de D.ieu, comme le déclare le premier chapitre du Choul’hane Aroukh, est : « J’ai placé l’Éternel devant moi continuellement ». En d’autres termes, il s’agit de s’efforcer de rendre la Divinité (habituellement une notion purement intellectuelle, quelque chose d’« entendu ») aussi réelle pour soi que si l’on avait vu D.ieu de ses propres yeux.

Mais Rachi ne cite pas le reste de la phrase « ils entendirent ce qui est normalement vu », car quel que soit le degré de perception de la réalité de D.ieu auquel un Juif parvient, au commencement de sa vie de service de D.ieu, le monde lui paraît encore une réalité tangible. Et des actes physiques tels que le manger et le boire sont encore suscités par des désirs physiques et ne sont pas encore accomplis exclusivement pour D.ieu.

Et ainsi, puisque le monde physique continue à avoir pour ce Juif une réalité indépendante et qu’il peut encore percevoir le mal, Rachi donne le commentaire de Rabbi Ichmaël : que les Israélites répondirent « non » aux commandements négatifs.

En effet, bien que Rachi cite Rabbi Akiva selon lequel les Israélites « virent ce qui est normalement entendu », cela s’accorde même avec l’opinion de Rabbi Ichmaël. Car son commentaire s’adresse à un homme qui est déjà à un niveau de vertu où il peut percevoir la Divinité même au sein des limites de ce qu’il y a de plus bas en ce monde, symbolisé par l’expression « il entend ce qui est normalement entendu » (c’est-à-dire là où la Divinité est si dissimulée qu’Elle ne peut être proclamée qu’à travers des preuves intellectuelles). Mais au commencement du chemin, le Juif doit situer sa relation avec D.ieu seulement au niveau où il « voit ce qui est normalement entendu » (c’est-à-dire là où la Divinité est perçue d’emblée).

Ce qui ressort de Rachi pour le comportement du Juif est que lorsque le monde exerce encore son attirance sur lui, il doit s’efforcer de rendre son sentiment de la présence divine aussi clair que sa sensation visuelle. Mais cela n’est qu’un stade préliminaire à partir duquel il doit s’engager dans l’un des deux chemins de la perfection : celui de la vertu, préconisé par Rabbi Ichmaël (faire descendre D.ieu dans les plus bas niveaux de ce monde), ou celui de la repentance, préconisé par Rabbi Akiva (élever le monde jusqu’au plus haut niveau de perception de D.ieu, de sorte que le monde ne soit perçu que comme une expression de la Divinité). Et puisque ces deux voies sont conformes à la Torah, toutes deux sont vraies. C’est pourquoi nous devons combiner leurs aspects respectifs dans notre vie spirituelle.

(Source : Likoutei Si’hot, vol. 6 p. 119-129)