Le Rabbi de Loubavitch, Rabbi Mena’hem Mendel Schneersohn, de mémoire bénie, note que les 147 années de la vie de Jacob peuvent être réparties en trois périodes :

  1. Les 77 premières années de sa vie eurent lieu en Terre Sainte, reclus dans « les tentes de l’étude » et à l’abri des tracas de la vie matérielle.
  2. Elles furent suivies de 20 ans à Haran, au service de Laban, au cours desquels Jacob se maria, engendra 12 de ses 13 enfants et amassa beaucoup de richesses matérielles.
  3. Après une nouvelle période en Terre Sainte, Jacob « descendit » en Égypte, où il vécut les 17 dernières années de sa vie.

Les premières années que Jacob vécut en Terre Sainte furent des années de parfaite tranquillité, où rien d’étranger à son âme n’empiétait sur sa vie d’étude de la Torah, de prière et de service de D.ieu.

En revanche, le séjour de Jacob à Haran fut caractérisé par l’épreuve et l’adversité. À Haran, Jacob affronta « Laban le Fourbe » et le battit à son propre jeu. Pour pouvoir se marier et subvenir aux besoins de sa famille, il travailla jusqu’à l’épuisement, car « la chaleur me consumait le jour, et le gel la nuit ; et le sommeil fuyait de mes yeux » (Genèse 31, 40). Selon les paroles de l’ange d’Ésaü à Jacob à son retour de Haran, « tu as lutté avec D.ieu et avec les hommes, et tu as triomphé » (ibid. 32, 29).

Dans ces luttes, cependant, Jacob tint bon et il finit par triompher. Mais dans les 17 années qu’il vécut en Égypte, Jacob connut, pour la première fois de sa vie, un véritable état de galout : l’assujettissement à un environnement étranger. En Égypte, Jacob fut contraint de rendre hommage à Pharaon, l’idole principale et le demi-dieu du pays (voir Gen. 47, 7-10). Lorsque Jacob décéda en Égypte, son corps fut pendant 40 jours en possession des « médecins » égyptiens, qui l’embaumèrent selon leur coutume. De fait, l’une des raisons pour lesquelles Jacob avait ordonné à Joseph de l’enterrer en Terre Sainte (ce qui nécessita beaucoup de manœuvres et de manipulation pour obtenir le consentement de Pharaon) était qu’il craignait qu’en Égypte, son corps et sa tombe ne deviennent un objet d’idolâtrie.

Après une vie durant laquelle il avait soit habité son propre sanctuaire de sainteté hermétique ou lutté contre l’adversité, les années égyptiennes de Jacob furent un temps de soumission à une société que la Torah appelle « la dépravation de la terre ».

Et pourtant, la Torah considère ces 17 années comme les meilleures années de la vie de Jacob ! Car Jacob sut exploiter sa galout en Égypte au profit des aspirations de son âme et pour atteindre ses objectifs. C’est en effet en Égypte, asservis par les pharaons, que les descendants de Jacob devinrent le peuple d’Israël.

« Tout ce qui est arrivé aux patriarches est un panneau indicateur pour leurs descendants », écrit Na’hmanide dans son commentaire sur le livre de la Genèse. « C’est pourquoi la Torah s’étend sur le récit de leurs voyages, de leurs creusements de puits et des autres événements [de leur vie]... tout cela vient comme une instruction pour l’avenir : car quand quelque chose arrive à l’un des trois Patriarches, on comprend de cela ce qui est décrété pour ses descendants. »

Car nous aussi, nous traversons au cours de notre vie les trois états d’être que connut Jacob : la souveraineté, la lutte et l’assujettissement.

Nous nourrissons tous une vision d’un soi transcendant – d’une âme, pure et inviolable, au cœur de notre être. Ce moi, nous en sommes convaincus, n’est pas soumis au caprice des circonstances et reste à jamais à l’écart des diktats changeants de la société et des conventions. Et bien que ce moi essentiel ne nous soit pas toujours accessible, il est des moments dans nos vies – des « moments de vérité », comme nous les appelons – dans lesquels il fait triompher sa volonté sur toute influence étrangère à sa propre vérité intérieure.

Mais ces moments, pour la plupart d’entre nous, sont rares. Le plus souvent, nous sommes dans un état de lutte : contre notre environnement, contre nos propres habitudes et comportements, contre les passions de nos cœurs fragmentés.

Un état de lutte indique que nous n’avons pas atteint la pleine maîtrise de notre existence ; mais c’est aussi un signe que nous sommes libres. Nous résistons aux forces qui cherchent à nous détourner de notre vérité intérieure ; nous les affrontons et les combattons. Telle est la vie lorsqu’elle est vécue à son maximum et de la façon la plus productive, plus encore, dans un certain sens, qu’en ces « moments de vérité » de perfection résolue.

Mais nous connaissons également des périodes d’impuissance et de subordination. Des moments où nous sommes confrontés à des circonstances que nous n’avons pas la capacité de contrôler et auxquelles nous ne pouvons pas même résister. Des moments où il semble que la vie a été stoppée dans son élan, arrêtée par un mur imprenable d’impuissance et de désespoir.

« Tout ce qui est arrivé aux Patriarches... est décrété pour leurs descendants. » Non pas que cela se produise exactement de la même manière. Nos propres moments de transcendance semblent fugaces et sans conséquence par rapport aux décennies de tranquille perfection de Jacob en Terre Sainte ; nos propres luttes semblent pâles et ridicules comparées aux années de Jacob à Haran ; nos propres vies dans des circonstances de subjugation et d’oppression semblent en effet bien sombres face à la période égyptienne de Jacob. Pourtant, les trois vies de Jacob sont des « panneaux indicateurs » qui guident, inspirent et rendent la nôtre possible.

La vie de Jacob en Terre Sainte nous permet de vivre des moments de véritable liberté – des moments où nous affirmons notre vraie volonté face à toutes les forces, externes ou internes, qui cherchent à l’étouffer.

Les années de Jacob à Haran nous inspirent et nous permettent non seulement de persévérer dans nos luttes, mais aussi de nous délecter de celles-ci, de les vivre comme des périodes vibrantes et exaltantes dans nos vies.

Et la période égyptienne de Jacob nous enseigne comment faire face à ces situations dans lesquelles nous nous sentons maîtrisés par des forces qui nous échappent. Elle nous enseigne que ces temps font également partie intégrante de notre vie, qu’ils peuvent également être négociés avec sagesse, dignité et intégrité. Qu’ils peuvent aussi être considérés comme des périodes vitales et productives de nos vies.