Dans le célèbre 19ème chapitre de Vayikra, qui résume de nombreux principes essentiels de la Torah, sont énoncées les lois sur les arbres fruitiers. Le produit des trois premières années de la vie de l’arbre est interdit (orla). Celui de la quatrième année (néta révahi) est saint et doit être consommé à Jérusalem ou racheté. Le fruit de la cinquième année peut être consommé normalement, et la Torah nous dit qu’il sera particulièrement abondant en récompense d’avoir observé les lois des quatre premières années. Le Rabbi commence ce discours en posant un problème : si le fruit de la cinquième année est la récompense et le but de ces lois, pourquoi est-ce le fruit de la quatrième année qui est appelé « saint, pour dire les louanges de l’Éternel » ? Il résout ce problème en faisant une analogie entre les cinq années de fruits et les cinq niveaux de la spiritualité, et en montrant qu’il existe un niveau qui dépasse même celui de la sainteté. Ceci est un principe central de la ‘Hassidout : au-delà de la sainteté, qui implique un retrait du monde, existe un domaine d’unité avec D.ieu au sein même d’une vie qui est l’affirmation du monde.

1. Le fruit de la cinquième année

« Et la cinquième année, vous en mangerez les fruits, afin qu’elle vous donne son produit avec plus d’abondance ; Je suis l’Éternel votre D.ieu. »1

Ce verset se réfère à la récompense pour n’avoir pas consommé le produit des arbres fruitiers les trois premières années, et avoir apporté le fruit de la quatrième année à Jérusalem pour y être mangé. La phrase employée par la Torah – « Afin qu’elle vous donne son produit avec plus d’abondance » – indique que le but des commandements relatifs aux fruits des quatre premières années est que la cinquième année ait une récolte particulièrement abondante.

Rachi offre une explication directe, citant le Midrash : « Rabbi Akiva avait l’habitude de dire que la Torah dit cela pour contredire le mauvais penchant, afin que l’on ne dise pas : “Pendant quatre années, je dois me donner de la peine [à soigner ces arbres] pour rien.” C’est pourquoi la Torah déclare que “[en mérite de votre obéissance] la terre vous donnera ses fruits en plus grande quantité”. »

Nous pouvons, toutefois, comprendre ce passage à un niveau plus profond. Les cinq années de fruits correspondent aux cinq « univers », ou dimensions de la spiritualité.2 Les trois premières, interdites à la consommation, représentent les trois niveaux inférieurs (Assiya, Yetsira et Briah qui sont les dimensions de l’« Action », de la « Formation » et de la « Création »), où il y a une dissimulation de D.ieu assez grande pour qu’il y ait la possibilité du péché, de la division et de l’action prohibée. La quatrième année représente la dimension d’Atsilout (« Émanation ») où tout est dans un état de sainteté, et où rien n’est séparé de D.ieu.3 Aussi, son fruit est-il appelé « saint, pour dire les louanges de D.ieu ». Quant au cinquième niveau, appelé Kéter, la « Couronne », il est le plus élevé. Le fruit de la cinquième année est ainsi le plus précieux, comme l’exprime le fait que les commandements des quatre premières années ont pour but d’amener à la cinquième.

Pourquoi, dès lors, est-ce le fruit de la quatrième année qui est qualifié de « saint » ? Pourquoi est-ce lui qui doit n’être mangé qu’à Jérusalem, et seulement par une personne qui n’est pas rituellement impure ? Pourquoi ceci ne concerne pas le produit de la cinquième année, qui peut être consommé n’importe où et par n’importe qui ?

2. Le Baal Chem Tov et le sage

Pour comprendre cela, il est nécessaire de rapporter un épisode ayant trait au Baal Chem Tov.4

C’était l’époque où il ne s’était pas encore publiquement révélé comme étant le chef du mouvement ‘hassidique. Il voyageait dans l’anonymat, allant de ville en village dans les Carpates. C’était l’une de ses saintes habitudes que de demander à chaque Juif qu’il rencontrait – homme ou femme, jeune ou vieux – comment il allait, s’il gagnait sa vie suffisamment, etc. L’un de ses plus grands plaisirs était d’entendre leurs réponses, des réponses qui venaient du cœur, car ils lui répondaient avec des paroles de louanges à D.ieu. Chaque réponse contenait un « D.ieu merci » ou un « D.ieu soit loué ».

Il arriva un jour dans une petite bourgade et se mit à s’enquérir de la situation des Juifs qu’il rencontrait, comme il en avait l’habitude, pour les amener à prononcer des paroles de gratitude envers l’Éternel et ainsi manifester leur foi et leur mérite. Dans cette ville vivait un très vieil homme, un grand érudit, qui vivait à l’écart des choses du monde. Pendant plus d’un demi-siècle, il s’était livré à l’étude de la Torah jour et nuit, dans le détachement et la sainteté. Chaque jour, il étudiait, enveloppé de son Talith et revêtu de ses Téfiline, jusqu’à l’office de l’après-midi, et ne mangeait rien de toute la journée, jusqu’à ce qu’il eut fait la prière du soir. C’est seulement alors qu’il prenait un peu de pain et d’eau.

Quand le Baal Chem Tov pénétra dans la petite pièce au fond de la Synagogue où il étudiait, il demanda au vieillard des nouvelles de sa santé et de sa situation matérielle, mais l’homme ne leva pas les yeux vers le Baal Chem Tov qui était vêtu comme un paysan. Celui-ci réitéra sa question plusieurs fois, jusqu’à ce que le sage s’irrite et lui fasse signe de quitter la pièce. Le Baal Chem Tov lui dit alors : « Rabbi, pourquoi ne donnez-vous pas à D.ieu sa subsistance ? »5 Entendant cela, le vieil homme fut décontenancé : un paysan se tenait devant lui, parlant de D.ieu et de la nécessité de subvenir à Ses besoins !

Lisant dans ses pensées, le Baal Chem Tov dit : « Les Juifs vivent grâce à la subsistance que D.ieu leur octroie. Mais qu’est-ce sustente D.ieu pour qu’Il puisse, pour ainsi dire, continuer “d’habiter” le monde ? C’est ce que voulait dire le roi David, quand il écrivit dans le Psaume 22 : “Tu es Saint, Toi qui habites les louanges d’Israël.” “Tu”, c’est-à-dire le Maître de l’Univers, “es Saint”, c’est-à-dire au-delà du monde. Quelle est donc Ta subsistance, qui Te permet de “l’habiter” ? Ce sont “les louanges d’Israël”. Il est sustenté par les louanges et la gratitude qu’expriment les Juifs pour la santé et la subsistance qu’Il leur dispense. Et du fait de ces louanges, Il leur accorde des enfants, la santé et de la nourriture, en abondance. »

3. La demeure pour D.ieu

La remarque du Baal Chem Tov n’est pas aisée à comprendre. Il est vrai que le D.ieu dont nous disons « Tu es Saint » (c’est-à-dire qu’Il transcende le monde) est amené à « habiter » le monde par le seul service du peuple juif. Mais l’étude de la Torah ne fait-elle pas partie de ce service ? Celle-ci attire assurément la Présence de D.ieu dans le monde. Et le vieux sage avait étudié la Torah jour et nuit pendant plus de cinquante ans. Et au moment même où le Baal Chem Tov s’adressa à lui, il était absorbé dans l’étude ! Comment, put-il lui dire : « Pourquoi ne donnez-vous pas à D.ieu sa subsistance ? » Et même si ce sont « les louanges d’Israël » et non la voix de leur étude qui amènent D.ieu à « habiter » le monde, le Baal Chem Tov aurait sûrement pu susciter chez le sage des paroles de gratitude envers D.ieu pour la possibilité qui lui a été donnée d’étudier dans la sérénité et la solitude. Quel besoin avait-il de l’interroger sur des questions d’ordre matériel, tels que sa santé ?

La réponse est que tout le but de la Création fut de préparer pour D.ieu « une demeure dans le monde ici-bas ».6 Ce monde est destiné à devenir une habitation pour l’Éternel.

Comment cette demeure est-elle construite ? Non pas à travers l’étude ou en exprimant de la gratitude pour la possibilité d’étudier. L’étude engage « l’âme divine » du Juif, la partie la plus élevée de sa nature. Mais remercier D.ieu pour la nourriture, pour l’argent, pour la santé implique une sanctification du corps, des désirs naturels et des besoins physiques. Quand un Juif reconnaît que ceux-ci sont un don de D.ieu, il a véritablement admis D.ieu dans « le monde ici-bas ».7

C’est pourquoi quand le Baal Chem Tov vit le sage vivant en ermite, détaché du monde, indifférent à l’état de son corps, mangeant seulement pour survivre et non pour sanctifier le matériel, il dit : « Pourquoi ne donnez-vous pas à D.ieu sa subsistance ? » Car l’intention de D.ieu est d’avoir une demeure précisément dans le monde inférieur dont le sage s’est détourné. Et c’est pour cette raison qu’il lui dit que D.ieu est amené à « habiter » le monde « par les louanges et la gratitude qu’expriment les Juifs pour la santé et la subsistance qu’Il leur dispense ». Cela justifiait d’interrompre le sage même au milieu de son étude, bien qu’elle soit le plus grand des commandements.8 Car sans ces louanges, son étude était déficiente, car « Quiconque dit : je n’ai rien d’autre que (l’étude de) la Torah, même la Torah lui est refusée ».9

4. Fruits et actions de grâces

À la lumière de cet épisode, nous pouvons voir pourquoi le fruit le plus précieux n’est pas celui de la quatrième année, bien qu’il soit appelé « saint » (c’est-à-dire mis de côté, retiré) et qu’il doive être mangé seulement à l’intérieur des murs de Jérusalem, mais le fruit de la cinquième année, celui qui peut être mangé en tout lieu et par quiconque.

Quand un Juif reconnaît que même le fruit qui n’est pas « saint » dépend de la bénédiction divine, quand il voit de ses propres yeux que la terre « donne son produit avec plus d’abondance », à cause de D.ieu, et quand il exprime sa gratitude pour tout cela, alors il amène le « Tu » – l’essence de D.ieu, qui est « Saint » et au-delà de toute finitude – à « habiter » le monde en tant que Sa demeure principale, amenant l’ensemble de la création à son but ultime.

(Source : Likoutei Si’hot, vol 7, p. 134-138)