Quand il se considère lui-même, le Juif fait face à un paradoxe : aux yeux de D.ieu, tous les Juifs sont égaux : ils ont chacun une âme qui a sa source en D.ieu (« Et Il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint une âme vivante »). Mais le Juif est une âme incarnée, et dans ses attributs – intelligence, tempérament et force de volonté –, chacun est différent. D’un côté, un Juif est appelé à exercer son individualité dans sa pleine mesure, et d’un autre côté il est censé être constamment animé par la vie de l’âme à travers laquelle il entre en relation avec D.ieu et par laquelle il ne compte ni plus ni moins que tout autre Juif. Comment peut-on réconcilier ces deux aspects ? Quels rôles jouent l’égalité et la particularité de l’homme dans une vie de Torah ? Telles sont les questions auxquelles le Rabbi entreprend de répondre dans ce discours.

1. Les trois sortes de Térouma

Le mot « Térouma » désigne une contribution à une œuvre sacrée, en l’occurrence ici les dons des Israélites pour l’édification et l’entretien du Sanctuaire. Dans le récit de la planification de sa construction, notre Paracha décrit la forme que devaient prendre ces contributions. Il y avait trois sortes de Térouma1 :

1) Chékalim : la contribution annuelle d’un demi-chékel pour financer les sacrifices.

2) Le versement unique d’un demi-chékel pour les socles (adanim) du sanctuaire.

3) La fourniture des matériaux des différents éléments du Sanctuaire et de sa « couverture » (sa toiture de peaux et de tissus), qui n’eut également lieu qu’une seule fois, prenant fin avec sa construction.

Ainsi, la première de ces offrandes était perpétuelle et se prolongea tout au long de l’existence du Sanctuaire et du Temple.2 Elle est commémorée encore aujourd’hui par le don de la moitié de la devise en vigueur, avant Pourim.3 La seconde et la troisième offrandes, en revanche, ne durèrent que le temps de la construction du Sanctuaire.

Dès lors, quelle peut être leur pertinence pour nous aujourd’hui ? La réponse est que la Torah est éternelle, c’est-à-dire que chacun de ses détails recèle une leçon pertinente pour tous les Juifs, à toutes les époques. Cela est particulièrement vrai des détails du Sanctuaire, au sujet duquel il est écrit : « Et ils Me feront un Sanctuaire, et Je demeurerai en leur sein »,4 ce qui veut dire que la Présence de D.ieu résidera non seulement dans le Sanctuaire lui-même, mais également dans le cœur de chaque Juif. Il s’ensuit que même si l’édifice matériel du Temple est détruit, le Juif peut construire son propre sanctuaire de l’âme comme contrepartie intérieure de l’édifice disparu. Et chaque détail de sa construction reflète les directives pratiques précises contenues dans cette Paracha et les suivantes.

2. Les fondations et la construction du Sanctuaire

La Teroumat HaAdanim (l’offrande pour les socles) fut obligatoire, chacun étant tenu de donner le même montant (un demi-chékel), et elle était destinée aux fondations du Sanctuaire. La Teroumat HaMichkane (la fourniture des matériaux) était d’ordre volontaire, concernait différentes sortes de matériaux, et était destinée à la structure elle-même et à sa couverture.

Ces deux éléments ont leurs dimensions analogues dans la vie intérieure du Juif :

Les adanim représentent la démarche de Kabbalat Ol constituée par l’acte de soumission à la volonté de D.ieu dans lequel une personne renonce à son existence indépendante et devient un véhicule pour la Torah. C’est en effet un acte devant lequel tous sont égaux : il n’est pas tributaire des capacités intellectuelles ou émotionnelles propres à l’individu. Il n’est pas l’exercice d’un pouvoir, mais un état de réceptivité. Et il est le fondement de tout service de D.ieu sincère, car sans lui, l’homme est toujours loin de D.ieu. Si ses pensées et ses désirs forment un cercle fermé, il n’y a pas d’ouverture pour la révélation.

Le Michkane, en revanche, est ce qui se construit sur ces fondations. C’est l’articulation de notre foi et son imprégnation de notre esprit et de notre cœur. En cela, chacun est différent, car les qualités intellectuelles et émotionnelles ne sont pas réparties de la même manière d’une personne à l’autre. Ainsi, la conscience de D.ieu atteinte par la Kabbalat Ol sera différemment appréhendée en pensée et exercera une influence différente sur les émotions en fonction des aptitudes personnelles de chacun.

3. Les formes intérieures

Quelles sont les formes dans lesquelles s’expriment ces activités intérieures ? Les adanim correspondent à la prière, car celle-ci est la fondation et le démarrage du service de D.ieu quotidien du Juif. Le Michkane, par contre, appartient au monde de l’étude et de l’action. Par l’étude de la Torah, les énergies en fusion suscitées par la prière prennent la forme de la pensée et de l’action, pour finalement être accomplies concrètement dans le monde matériel. L’étude et la pratique constituent la « structure » et la « couverture » extérieure, dont la prière est le « socle » et l’esprit.

4. Un paradoxe

Cependant, tant dans les adanim que dans le Michkane, réside un paradoxe, que l’on retrouve respectivement dans la prière pour le premier, et dans l’étude et la pratique, pour le second.

Le fait que la Teroumat HaAdanim devait être du même montant pour tous suggère, à un niveau plus profond, que les forces profondes qu’elle révélait étaient les mêmes pour tous, raison pour laquelle elle est rattachée à Kabbalat Ol, le geste de soumission dont l’expression est la même chez tous. Mais s’il en est ainsi, pourquoi ce commandement ne fut-il commandé qu’aux hommes ?5 Pourquoi les femmes et les enfants, tout autant capables de l’accomplir, en furent-ils exclus ? De la même manière, pourquoi le rituel de prière constitue-t-il une obligation pour les seuls hommes,6 alors que dans la prière tous sont égaux du fait que tous lisent les mêmes mots ?

D’un autre côté, n’importe qui pouvait participer à la fourniture de matériaux pour le Michkane,7 y compris les femmes et les enfants. Pourtant le Michkane représente l’étude et la pratique, les domaines dans lesquels les différences comptent et pour lesquels on se serait plus attendu à trouver des différences quant à l’obligation d’y participer. Et, de la même manière, tant l’étude que la pratique sont exigées de tous, mais sous une forme adaptée à chacun : s’agissant de l’étude, certains hommes doivent y consacrer plus de temps et d’autres, moins, en fonction de la situation de chacun.8 Les femmes, elles, étudient les lois applicables à leur situation.9 ; s’agissant de la pratique, les hommes doivent accomplir toutes les Mitsvot, tandis que les femmes sont dispensées de l’observance des commandements positifs liés à un moment spécifique.

5. Le fondement de la prière et de l’action

La réponse est que la Kabbalat Ol se situe à niveau plus profond encore que celui de la prière. Elle est exprimée dans les simples paroles de reconnaissance qu’un Juif doit prononcer le matin au réveil, celles du Modé Ani : « Je Te suis reconnaissant, ô roi vivant et éternel, de m’avoir restitué mon âme ; grande est Ta fidélité. » Nous récitons ces mots avant même de nous laver les mains (geste nécessaire avant toute autre prière), parce qu’ils émanent d’un niveau de reconnaissance si profond en nous que quel que soit notre manque de préparation à la prière, nous sommes toujours à même de les prononcer.

Quand, plus tard, nous entamons la prière, nous transformons cette conscience naissante de D.ieu en quelque chose que nous pouvons comprendre et ressentir. Et du fait que nos capacités intellectuelles et émotionnelles sont limitées, nous devons donner à cela la forme de mots. Mais puisque nous prions sur la base de la Kabbalat Ol, nous demeurons égaux dans notre soumission envers D.ieu, c’est pourquoi nous employons tous les mêmes mots. Nous mettons à présent en œuvre nos aptitudes particulières, mais nous le faisons sous le signe de l’égalité des âmes.

Le paradoxe se résout de cette même manière s’agissant du Michkane qui symbolise l’étude de la Torah et la pratique des Mitsvot : dans la pratique, à la différence de la prière, il n’y a pas de limitations : nous devons chercher à mettre en œuvre la volonté de D.ieu partout. C’est pourquoi elle concerne tout le monde, bien que chacun à sa manière. L’étendue de l’engagement de chacun dans le monde est limitée par ses capacités et sa situation, et de la même manière ni l’offrande pour le Michkane, ni l’étude de la Torah et la pratique des Mitsvot qui lui correspondent n’ont de limites fixées, bien qu’elles soient exigées de chacun.

6. Construire un sanctuaire intérieur

Nous pouvons donc voir que l’apparent anachronisme des Téroumot des adanim et du Michkane, qui n’ont aucune application matérielle de nos jours, décrit en réalité la manière précise dont une personne doit chercher à construire son propre sanctuaire à l’intérieur d’elle-même, créant ainsi en elle un espace pour la Présence divine.

En premier lieu, elle doit en poser les fondations en acceptant la volonté de D.ieu comme étant la sienne, ce qui est accompli avec le Modé Ani dès l’éveil.

Ensuite, elle doit exprimer ces fondations en pensée et en sentiment, dans les formes fixes de la prière (les adanim).

Ensuite, elle doit prendre conscience de ce que cela signifie pour son comportement, à travers l’étude qui est la différentiation entre les actes conformes à la volonté de D.ieu, et ceux qui ne le sont pas.

Enfin, elle doit émerger dans le monde de l’action, et y incarner ce qui lui a été transmis aux étapes antérieures du service (Michkane).

Telles sont les fondations, les murs et la « couverture » de son sanctuaire personnel, recréés jour après jour, évoluant en permanence de ce qu’il y a de plus universel en elle vers ce qu’il y a de plus particulier dans sa nature. Ainsi elle sera capable de faire pénétrer D.ieu au plus profond de son être.

(Source : adapté de Likoutei Si’hot, vol. 11, p. 109-115)