Nous lisons dans notre Paracha que Jacob appela par deux fois ses fils à se rassembler autour de lui pour écouter ses bénédictions et ses prophéties. Nos Sages en déduisent que ce furent deux événements distincts, bien que rapprochés dans le temps. Ce que Jacob dit à la seconde occasion est relaté dans les versets ultérieurs. Mais la Torah est silencieuse sur ce qui arriva lors de la première. Le Rabbi traite ici de l’explication rabbinique de cet événement dans lequel Jacob essaya de révéler à ses fils « la fin des temps », et conclut par une analyse de la signification de « la fin des temps » pour notre époque.
1. Ce que Jacob ne dit pas
« Et Jacob appela ses fils et dit : “Rassemblez-vous et je vous relaterai ce qui vous arrivera dans la suite des jours.” »1 Sur ce verset, nos Sages commentent2 que « Jacob voulut révéler à ses fils la fin des temps, mais la Présence divine (la Chekhina, à laquelle il devait son pouvoir prophétique) le quitta ».
Mais qu’est-ce qui oblige nos Sages à faire cette interprétation ? La lecture littérale et superficielle du verset donnerait à comprendre que Jacob se référait aux bénédictions qu’il allait donner à ses fils, et qui sont mentionnées plus loin dans le chapitre.
Certains commentateurs expliquent que nos Sages réagissent à l’expression « dans la suite des jours » qui, ailleurs3 dans la Torah, signifie « à la fin des temps ».
Mais cela est difficilement acceptable :
Premièrement, parce que « dans la suite des jours » n’a pas toujours ce sens. Par exemple, quand Bilaam dit à Balak : « Je t’annoncerai ce que ce peuple fera à ton peuple dans la suite des jours »,4 Rachi y voit5 une référence au temps du roi David.
Deuxièmement, même si nous acceptons l’idée que Jacob désirait parler de la fin des temps, pourquoi devrions-nous dire qu’il désirait « révéler » à ses fils quand celle-ci aurait lieu ? Il serait plus près du sens littéral du verset de dire qu’il désirait simplement leur annoncer ce qui arriverait alors, comme il le fait d’ailleurs plus loin dans le chapitre.6
Troisièmement, même si nous acceptons l’interprétation rabbinique, celle-ci n’est sûrement pas la lecture littérale du verset. Et pourtant Rachi lui-même la cite, alors qu’il affirme ne s’occuper que du sens littéral.
2. Les deux réunions
L’explication est qu’il y a une répétition apparente dans le texte de la Torah. D’abord, Jacob dit : « Rassemblez-vous et je vous relaterai... », puis il dit : « Réunissez-vous et écoutez... »7 Dans la mesure où la Torah ne se répète jamais, c’est donc à deux occasions séparées que Jacob doit avoir réuni ses fils. La seconde réunion se poursuit dans le chapitre, mais la première demeure un mystère. Pourquoi ne nous est-il pas relaté ce que Jacob avait l’intention de dire et pourquoi il ne le dit pas ? C’est la raison pour laquelle nos Sages expliquent qu’il « désirait révéler à ses fils la fin des temps », mais il ne put pas le faire, car « la Présence divine l’avait quitté ». Et c’est pourquoi il les rassembla une seconde fois, avec un mot (hikabtsou : « réunissez-vous ») qui n’impliquait pas une préparation à entendre des paroles émanant de la Chekhina (comme c’était le cas avec héasfou : « rassemblez-vous »).
Cependant quelque chose fait défaut dans cette explication. En admettant que le texte de la Torah nous oblige à reconnaître que Jacob réunit ses fils pour leur annoncer quelque chose qu’il n’annonça finalement pas, il est toutefois possible qu’il s’agît d’une information supplémentaire sur ce qui leur arriverait dans l’avenir que, pour quelque raison, il fut empêché de donner. Quelle est la preuve qu’il désirait leur révéler « la fin des temps » ?
3. Trois sortes de communication
Nous pouvons progresser dans notre analyse grâce à une distinction que fait le Zohar8 entre trois sortes de discours : « parler », « dire » et « relater ».9 « Parler » est simplement un acte verbal. « Dire » vient du cœur. Mais « relater » est la voix de l’âme.
La différence entre eux est la suivante : « parler » et « dire » viennent de la surface et non de la profondeur de l’âme. La bouche peut parfois dire des choses que le cœur ne ressent pas. Même ce que le cœur dit peut ne pas s’accorder avec ce que l’homme désire véritablement dans son âme. Parfois, un Juif peut désirer dans son cœur ce que la Torah interdit. Mais dans son intériorité véritable, il ne cherche jamais à se séparer de la volonté de D.ieu.10 L’œil voit, le cœur désire,11 mais la partie la plus intérieure de l’âme ne consent jamais au péché.
« Relater », en revanche, vient des profondeurs de l’être. La Aggadah, la partie intérieure de la Torah, signifie littéralement « relater ». Et nos Sages ont dit à propos de la Aggadah : « Tu désires reconnaître Celui qui a parlé et a amené le monde à l’existence ? Étudie la Aggadah, car c’est là que tu trouveras D.ieu. »12 En d’autres termes, dans la partie de la Torah appelée « relater », tu rencontres l’intériorité de D.ieu.
Et ce que Jacob désirait faire au début, c’était « relater » à ses fils, leur révéler « la fin des temps », quand l’intériorité de l’âme et de D.ieu seraient révélées à travers l’intériorité de la Torah.
4. Le départ de la Présence divine
Mais pourquoi les Sages insistèrent-ils sur le fait que la Présence divine (la Chekhina) quitta Jacob au moment où il allait « relater » ? Pourquoi ne pas dire, plus simplement, que « la fin des temps lui fut cachée » ? Surtout qu’aussitôt après, dans les bénédictions qu’il adresse à ses fils, Jacob fit de nombreuses prophéties, ce qui montre que la Présence divine était toujours avec lui.
La raison en est que Jacob désirait révéler « la fin des temps » à ses fils, pensant qu’après qu’ils se soient « rassemblés » (c’est-à-dire qu’ils se soient unis, dans le sens le plus profond du terme, en préparation à cette révélation), ils auraient été aptes et dignes d’une telle révélation. Mais ils ne purent recevoir la Présence divine : Elle ne put devenir présente en eux.13 C’est pourquoi Elle partit. Non pas de Jacob lui-même, qui pouvait toujours voir « la fin des temps » et prophétiser, mais de sa tentative de « relater » celle-ci à ses fils.
Malgré cela, cependant, les Sages dire quand même que la Présence divine l’avait quitté lui, Jacob. C’est parce que l’impossibilité pour ses fils d’accueillir la Présence divine en eux provoqua une faiblesse en Jacob lui-même.14
Mais s’il en est ainsi, pourquoi la Présence divine disparut-elle seulement au moment où Jacob désira révéler « la fin des temps » ? Ses fils étaient tels qu’ils avaient toujours été. S’il y avait une carence en Jacob du fait de ses fils, celle-ci devait exister auparavant. Il n’y eut pas de changement soudain justifiant que la Présence divine, qui l’avait jusque-là accompagné, le quitta à ce moment.
La réponse est que, bien que ses fils aient été indignes de la révélation que Jacob souhaitait leur relater, il n’en était pas lui-même affecté, tant qu’il était détaché d’eux et de leur situation. Mais quand il voulut la leur relater, il dut descendre à leur niveau et en fut affecté, et la Présence divine le quitta.15
5. Aujourd’hui et la fin des temps
La Torah est éternelle. Elle s’adresse à chaque Juif, et donc ce qu’elle relate concerne chaque Juif. Et l’effet perpétuel des actions de Jacob est celui-ci : en disant « Rassemblez-vous [unissez-vous], et je vous relaterai », il donna à ses enfants et à leurs descendants, jusqu’à « la fin des temps », le pouvoir d’atteindre, par leur service divin, une révélation de cette fin, bien que d’une manière qu’ils ne peuvent pas complètement intégrer intérieurement.
Cela comporte une implication importante. En réfléchissant à l’état du monde, on pourrait dire : comment cette époque et cette génération orpheline peuvent-elles être préparées à la révélation de la rédemption future, alors même que des générations d’une si grande stature en furent indignes ?
En réponse à cela, la Torah nous enseigne que par l’acte de Jacob de chercher à accorder cette révélation à ses fils, chaque Juif a le pouvoir, en tout temps – même si « la Présence divine le quitte », même quand Elle s’est dissimulée, comme aujourd’hui, au sein d’une obscurité redoublée – d’atteindre d’un seul bond « la révélation de la fin », c’est-à-dire la véritable et complète rédemption.
En effet, le fait même que nous ressentions que notre époque est indigne de la rédemption est en soi la preuve de la proximité de l’Ère messianique. Car nos Sages disent : « Le Messie viendra quand on ne l’attendra pas »16 (littéralement : « quand l’esprit sera tourné ailleurs »). Et un temps comme le nôtre, qui ne peut faire place à la possibilité de la rédemption, constitue, malgré soi, une preuve et un signe de l’imminence de la rédemption.
Cela ne signifie pas qu’il faille se désespérer pour s’assurer que le Messie ne soit pas attendu. Au contraire, c’est un principe de la foi juive que « chaque jour, j’attends sa venue ».17 Cela veut plutôt dire que, sans tenir compte du fait que nos esprits ne peuvent l’imaginer, nous possédons une foi qui dépasse l’attente rationnelle. Et cette foi même amènera promptement la rédemption de la « fin des temps ».
(Source : Likoutei Si’hot vol. 10, p. 167-172)
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