Non seulement Joseph sauva-t-il les Égyptiens des sept années de famine en accumulant des réserves de blé durant les années qui les précédèrent, mais il pourvut également aux besoins de sa famille pendant cette période, comme nous le dit cette Paracha, et ce, en dépit du mal que ses frères avaient précédemment tenté de lui faire. C’est en cette raison que toute la nation juive est appelée par son nom dans l’un des Psaumes. Dans ce discours, le Rabbi recherche le sens sous-jacent de cette appellation, ainsi que celui d’un Midrash qui adresse à D.ieu trois requêtes de traiter Israël comme Joseph a traité ses frères.

1. Joseph le nourricier

« Et Joseph sustenta son père, ses frères et toute la maison de son père, donnant du pain selon le nombre d’enfants. »1

Parmi les nombreux détails que nous donne la Torah sur la relation de Joseph avec ses frères, elle mentionne spécifiquement qu’il pourvut à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Or, il n’est pas un détail des récits de la Torah qui ne comporte une signification profonde pour nous, qui attend que nous la découvrions.

Cette action particulière de Joseph est si hautement estimée qu’à cause d’elle la nation juive tout entière est à jamais appelée par son nom, comme le dit le Psaume : « Il (D.ieu) conduit Joseph comme un troupeau. »2 Son acte constitue ainsi un héritage éternel pour nous.

2. Le commentaire du Midrash

Un commentaire midrashique3 sur ce verset des Psaumes dit que non seulement D.ieu conduit Son peuple (qui est appelé « Joseph »), mais qu’il le fait à la manière de Joseph :

« De même qu’il emmagasina de la nourriture pendant les années d’abondance en prévision de la période de la famine, puisse D.ieu emmagasiner pour nous des bénédictions de ce monde afin que nous en profitions dans le monde futur.

« De même que Joseph pourvut aux besoins de chacun selon ses actes, puisse D.ieu pourvoir aux nôtres selon nos actes.

« Rabbi Mena’hem dit au nom de Rabbi Avine : de même que les frères de Joseph agirent mal envers lui, mais qu’il le leur rendit en bien, ainsi, nous qui agissons mal envers Toi (D.ieu), puisses-Tu nous prodiguer du bien en retour. »

Ce Midrash est troublant sur plusieurs points :

1) Joseph fit des réserves de vivres durant les années d’abondance. S’il ne l’avait fait, ces vivres se seraient gâtés. Mais en quoi est-ce comparable avec nos bonnes actions en ce monde ? Celles-ci ne se gâteront assurément pas. Pourquoi devraient-elles être « emmagasinées » pour la vie future ?

2) Comment peut-on comparer ce monde-ci au temps d’abondance et la vie future aux années de famine ? Ne nous est-il pas dit que la vie ici-bas est seulement le « vestibule » conduisant au « salon » de la vie future ?4

3) La vertu de Joseph fut qu’il prodigua le bien à ceux qui avaient mal agi envers lui. Dès lors, comment le Midrash peut-il dire qu’il « fournit à chacun selon ses actes » (et non « selon ses besoins ») ?

4) Pourquoi, en tout état de cause, le Midrash demande-t-il que D.ieu nous sustente selon nos actes ? Ce n’est pourtant que ce que requiert strictement la loi, et il n’était pas nécessaire de le déduire de la conduite de Joseph.

3. Les bénédictions de ce monde et du monde futur

Nous pourrons comprendre la première requête du Midrash – que D.ieu garde en réserve pour nous les bénédictions des « années d’abondance » de ce monde pour que nous en profitions durant les « années de famine » du monde futur – en prenant conscience que notre récompense dans le monde futur sera par nature une révélation de ce que nos actes auront accompli ici-bas : un flux de la présence essentielle de D.ieu. C’est pourquoi la vie future est un « temps de famine » : nous y serons sustentés par un flux de vie spirituelle que nous aurons suscité au « temps d’abondance » en ce monde. Et, bien qu’il soit écrit dans la Michna qu’« une heure de félicité de l’esprit dans le monde futur est meilleure que la vie entière en ce monde »,5 cela n’est vrai que du point de vue de l’homme, qui trouve sa récompense dans la vie future. Mais du point de vue de D.ieu et du but divin de l’existence humaine, « une heure de repentance et de bonnes actions en ce monde est meilleure que la vie entière dans le monde futur ». C’est seulement ici que nous pouvons accomplir notre tâche et créer les plaisirs spirituels qui nous seront révélés dans le monde futur.

Or, si nous devions suivre la logique de ce que requiert strictement la loi, il pourrait être dit que, dans nombre d’occasions où nous obéissons à la volonté divine, nous le faisons par intérêt. Nous ne nous attachons pas à l’essence du commandement, qui n’appelle d’autre récompense que l’acte lui-même. C’est pourquoi, bien que « l’essentiel soit l’acte »,6 et qu’il résulte de tels actes un flux de l’essence divine, ceux-ci ne méritent pas d’être récompensés dans le monde futur par une révélation de cette essence.

Ainsi, quand nous demandons (dans la seconde requête du Midrash) : « Sustente-nous selon nos actions (et non selon nos motivations) », nous ne demandons pas simplement à D.ieu de suivre strictement ce que requiert la loi ; nous demandons qu’Il considère seulement nos actions, et qu’Il ne nous juge pas en fonction de nos motivations défaillantes. En effet, du point de vue des actes, « même les pécheurs d’Israël sont aussi pleins de bonnes actions qu’une grenade (est pleine de grains) ».7

Et c’est bien ce que Joseph fit lui-même, quand il dit à ses frères : « Votre intention était le mal à mon égard, mais D.ieu voulut que ce soit pour le bien, pour agir, comme en ce jour, pour sauver la vie d’un grand nombre de personnes. »8 Bien qu’ils aient eu l’intention de nuire à Joseph en le vendant comme esclave, leur geste eut pour résultat d’amener Joseph à une position où il pût sauver de nombreuses vies par sa prévoyance en conservant des vivres pour faire face à la famine approchante. Et Joseph les jugea sur leur action (dont l’aboutissement fut positif), et non sur leurs intentions.

Nous pouvons pousser plus loin cette logique. Les tenants de la stricte observance de la loi pourraient concéder que même lorsqu’un homme fait du bien par intérêt, il désire dans la profondeur subconsciente de son âme la proximité de D.ieu et doit donc être récompensé pour cela. Toutefois, quand il pèche, il n’a assurément pas de tels nobles désirs, même inconsciemment, car l’âme, dans son essence, se dissocie du péché.9 Comment, dès lors, D.ieu nous permet-Il de transformer rétroactivement nos péchés en mérites10 par l’acte de repentance, si nos péchés n’ont aucune qualité qui puisse leur valoir d’être rachetés ?

C’est en cela que réside la miséricorde supplémentaire que le Midrash demande, au nom de Rabbi Mena’hem, dans sa troisième requête : « De même que Joseph prodigua le bien à ceux qui lui avaient fait du mal, ainsi pour nous qui avons mal agi envers Toi, puisses-Tu nous prodiguer du bien en retour. » C’est-à-dire : puisses-Tu nous juger à l’aune du bien que nous accomplissons maintenant (notre acte de repentance) comme si notre intention première, au moment de notre péché, avait d’emblée été d’accomplir ce bien.

4. L’intention de Joseph

Pourquoi est-ce en vertu de la conduite de Joseph que nous adressons ces trois requêtes à D.ieu ? La différence entre Jacob et Joseph11 est qu’alors que Jacob vécut au plus haut degré de l’existence spirituelle, Joseph traduisit celle-ci en termes matériels. Au sein de l’individu, cela représente la capacité de faire pénétrer la perception de l’essence divine dans les dimensions de son esprit, de ses émotions et de ses actions, y compris les actions accomplies par intérêt.

Du fait que l’essence de l’âme juive peut se révéler de façon ressentie dans ce monde (la capacité qui provient de Joseph), il est possible de susciter la révélation de l’essence divine dans le monde futur.

Et ainsi ses intentions les plus profondes – qui sont pures, même si ses motivations conscientes ne le sont pas – ont une réalité tangible même en ce monde, de sorte que D.ieu peut lui accorder Ses bienfaits même si ses actions ont été mauvaises.

Là est l’héritage légué par Joseph à chaque Juif. En nourrissant ses frères en temps de famine en dépit de leurs torts envers lui, il nous a donné la capacité de dépasser la superficialité de notre frère juif, avec tous ses manquements, et de pénétrer jusqu’au cœur de son être et d’agir en fonction de sa sainteté intrinsèque. Et quand nous traitons un autre Juif de la sorte, nous éveillons cette sainteté profonde en lui, ainsi qu’en nous-mêmes, de sorte qu’elle finit par percer tous ses voiles et que l’essence de notre âme s’en trouve révélée.

(Source : adapté de Likoutei Si’hot vol. 5, p. 239-250)