Notre paracha contient une description de la cérémonie de l’offrande des premiers fruits du pays d’Israël, et indique la prière que devait réciter chaque personne au moment de l’offrande. Une particularité de cette prière est la manière dont elle souligne deux miracles : celui de Jacob délivré de Lavane, et celui de l’Exode d’Égypte. Pourquoi ces miracles et seulement ceux-ci devaient-ils être mentionnés ? Le Rabbi conclut qu’ils avaient une importance spéciale par rapport à la cérémonie des prémices, et il analyse la signification de cette offrande, et sa contrepartie dans notre temps.

1. Deux miracles

La paracha Ki Tavo commence avec la manière de procéder pour l’offrande des prémices au Sanctuaire, comme geste de gratitude envers D.ieu :

Et tu prendras la parole, et tu diras devant l’Éternel ton D.ieu : « Un Araméen a détruit mon père ; et il descendit en Égypte avec peu de gens et y fixa son séjour... Et l’Éternel nous fit sortir d’Égypte avec une main forte... et Il nous a conduits dans ce lieu, et Il nous a donné ce pays, un pays où coulent le lait et le miel. Maintenant voici, j’ai apporté les prémices des fruits du sol que Tu m’as donné, ô Éternel. »1

La phrase « un Araméen a détruit mon père » est comprise (par Rachi et d’autres2) comme se référant à l’intention de Lavane de détruire Jacob, et partant, la nation juive entière. Ainsi, l’offrande des prémices était accompagnée de la reconnaissance de la délivrance accomplie par D.ieu en sauvant la nation de la destruction, une fois des mains de Lavane, et une autre fois des mains des Égyptiens, et aussi de Sa grâce en conduisant cette nation dans un pays « où coulent le lait et le miel ».

Mais si l’intention de cette prière fut de mentionner la bonté de D.ieu, pourquoi seuls ces deux exemples furent-ils cités ? Il y eut bien d’autres miracles : la séparation de la Mer Rouge, la bataille contre les Amalécites, la manne et la source dans le désert, les guerres contre Si’hone et Og, etc.

Peut-être pourrions-nous arguer que seuls Lavane et les Égyptiens menaçaient Israël d’extermination totale, et qu’ainsi la délivrance de ces deux adversaires était la plus fondamentale que celle d’aucun des autres miracles.

Mais même en acceptant ce raisonnement, il y aurait une omission importante : la délivrance de Jacob et de ses enfants des mains de son frère Ésaü. Si ce dernier avait agi comme le craignait Jacob (« car je crains qu’il ne vienne et qu’il ne me frappe, avec la mère et les enfants »3), rien ne serait non plus resté du peuple juif.

Ce qui est étrange également, c’est que Rachi ne soulève pas cette question. Car l’omission présente une difficulté dans la compréhension littérale du texte, et c’est la tâche du commentaire de Rachi de traiter de tous les problèmes à ce niveau. Du silence de ce dernier sur ce point, nous pouvons conclure qu’il n’y a, en fait, pas de problème ; et que par notre raisonnement ou en tenant compte des remarques précédentes de Rachi, nous pouvons comprendre pourquoi la délivrance de Jacob des mains d’Ésaü n’était pas appropriée à la prière sur les prémices.

2. Danger réel ou potentiel

L’explication est peut-être qu’Ésaü ne constituait pas un danger réel. Car lorsqu’il rencontra Jacob après des années de séparation, il ne lui fit aucun mal. La menace était dans l’esprit de Jacob, dans son inquiétude et son appréhension.

Lavane, il est vrai, ne fit pas, lui non plus, de mal à Jacob. Mais son intention de le faire fut comptée par D.ieu comme s’il avait effectivement fait ce qu’il avait projeté. Rachi expliquant pourquoi la Torah dit de Lavane : « un Araméen a détruit mon père », au lieu de « un Araméen a cherché à détruire... », déclare : « Parce qu’il avait l’intention de le faire, D.ieu considéra qu’il l’avait fait effectivement ; car s’agissant des nations du monde, le Saint, béni soit-il, compte les intentions comme des actes. » Ceci explique aussi l’accent mis dans le verset sur le fait que Lavane fut un Araméen. D’autre part Ésaü était un Juif, bien qu’apostat.4 Par conséquent, son intention de nuire à Jacob était considérée comme un danger possible plutôt qu’effectif ; et la délivrance de Jacob en cette occasion ne mérite pas de mention spéciale dans notre prière d’Action de grâces.

Cependant, le dilemme demeure pour nous. Ou bien il est juste que nous mentionnions seulement la délivrance d’une situation dont le danger fut réel ; et dans ce cas, nous devrions inclure seulement la délivrance des mains des Égyptiens (quand la nation juive était affligée et opprimée). Car, en dernière analyse, Lavane ne fit aucun mal à Jacob. Et si D.ieu tint compte de son intention comme si elle avait été réalisée, cela s’applique seulement au châtiment de Lavane, et n’a pas d’effet sur la situation de Jacob. Ou bien, nous devrions mentionner toutes les bontés de D.ieu, même si elles prirent seulement la forme d’une délivrance d’un danger possible ; et dans ce cas, nous devrions inclure l’épisode d’Ésaü dans notre prière.

Force nous est donc de conclure que les deux miracles dirigés respectivement contre Lavane et les Égyptiens (et seulement contre eux) ont un rapport particulier avec le commandement prescrivant l’offrande des prémices du pays.

3. Un foyer permanent

L’offrande des premiers fruits devint obligatoire pour les Israélites seulement après qu’ils furent entrés dans le pays, qu’ils l’eurent conquis, réparti, et qu’ils y furent établis.5

De cela nous pouvons voir que le commandement ne fut pas simplement de rendre grâce pour le don que fit D.ieu du pays, mais principalement pour avoir permis aux Israélites de s’y établir et d’en faire un foyer permanent. C’est seulement alors qu’ils purent en jouir dans la paix de l’esprit et seulement alors qu’ils firent l’offrande des prémices.

Les fruits exprimaient la gratitude pour « le pays où coulent le lait et le miel », et pour la chance de l’habiter de façon permanente, « de manger de ses fruits et de se rassasier de ses bienfaits ».

C’est donc pour souligner ce point que deux exemples furent choisis dans lesquels nos ancêtres vivaient en un lieu de façon permanente, et où – dans cette sécurité apparente – des ennemis se levèrent pour les détruire et furent vaincus par D.ieu. Ces deux cas soulignent avec force le don d’un pays permanent (« et Il nous a conduits en ce lieu ») d’où ne peuvent venir que le bien et la subsistance.

C’est précisément dans ces deux exemples, Lavan et l’Égypte que le miracle eut lieu là où nos ancêtres s’étaient fait un foyer permanent. Jacob demeura en Syrie pendant vingt ans, et les Israélites vécurent en Égypte pendant deux cent dix ans. Et les termes de la prière : « En Araméen a détruit mon père ; et il descendit en Égypte », soulignent dès le début comment c’est du lieu même où ils s’étaient installés qu’apparut la menace de destruction. D’autre part, Ésaü affronta Jacob pendant son voyage, et les autres miracles en faveur d’Israël eurent lieu alors qu’il voyageait après avoir quitté l’Égypte, ou pendant son errance dans le désert. Ils n’ont pas de rapport avec ce sentiment particulier de gratitude qu’exprimèrent les Israélites après s’être établis dans un pays qui était le leur et qui débordait de bienfaits.

4. L’offrande et la prière

Quelle est l’analyse ‘hassidique de l’offrande des prémices ? Il est expliqué dans Or HaTorah6 que le fruit d’un arbre est comparable à l’âme telle que revêtue dans le corps ; et que l’offrande des premiers fruits est un acte dont la signification est le rattachement de l’âme incarnée à sa source en D.ieu. Il est dit : « J’ai vu vos pères comme les premiers fruits du figuier.7 ». Il en est de même du « père » de l’âme – sa source céleste : il est semblable aux premiers fruits. Ce rattachement de l’âme à sa source a deux parties : la montée de ce qui est attaché à la terre (l’offrande des fruits), et la descente de ce qui est céleste (la prière qui accompagne l’offrande).

Ainsi la prière suggère l’idée d’attirer ici-bas ce qui est saint. Le voyage de Jacob chez Lavane fut une descente (depuis la spiritualité de Beersheba jusqu’à la corruption de ‘Harane8 ), comme le fut aussi le voyage des Israélites en Égypte. Et ce furent ces deux descentes qui précipitèrent les deux grands actes de grâce et de délivrance par lesquels le peuple juif fut sauvé de la destruction.

La signification de cela s’étend à la vie de chaque juif. Il ne suffit pas que le Juif se satisfasse de sa propre ascension spirituelle, l’élévation de son âme par sa proximité avec D.ieu. Il doit aussi s’efforcer d’attirer ici-bas la spiritualité, dans le monde, et dans chaque aspect de son engagement – le monde de son travail et de sa vie sociale – jusqu’à ce que non seulement ceux-ci ne le distraient plus de sa quête de D.ieu, mais en deviennent même partie intégrante. Telles sont ses prémices ; et en les consacrant à la sainteté, il réalise le but pour lequel le monde a été créé : devenir, grâce aux efforts de l’homme, une demeure pour D.ieu.

(Source : Likoutei Si’hot, vol. 14)