L’un des événements majeurs de la paracha de Chemini est la mort des deux fils aînés d’Aaron, Nadav et Avihou qui « offrirent un feu étranger devant D.ieu qu’Il n’avait pas ordonné ». Le résultat fut qu’« un feu sortit de D.ieu et les consuma et ils moururent devant D.ieu. »1
De nombreux éléments du récit de la Torah, ainsi que dans les commentaires de nos Sages, indiquent que l’acte de Nadav et Avihou ne constituait pas un « péché » en soi. La Torah rapporte les paroles que Moïse adressa à Aaron, immédiatement après la tragédie : « Voici ce que D.ieu a dit : “Je serai sanctifié par ceux qui Me sont proches.” »2 Rachi, citant le Talmud et le Midrach, explique ainsi ces paroles :
Moïse dit à Aaron : « Quand D.ieu a dit : “Je serai sanctifié par ceux qui Me sont proches”, je pensais que cela se référait à toi et à moi, maintenant je vois qu’ils sont plus grands que nous deux. »
Rabbi ‘Haïm ben Attar écrit dans son commentaire « Ohr Ha’haïm » à propos de ce verset :
[Leur mort fut] une mort par un « baiser » divin comme celle que connaît le juste parfait. La différence est seulement que les justes meurent quand le « baiser » divin les approche, alors qu’eux moururent en l’approchant... Bien qu’ils aient senti leur fin arriver, cela ne les retint pas de s’approcher [de D.ieu] dans l’attachement, le plaisir, la délectation, la fraternité, l’amour, le baiser et la douceur, au point que leurs âmes les quittèrent.
Les maîtres ‘hassidiques expliquent que la vie – la présence d’une âme spirituelle dans un corps physique – implique un fragile équilibre entre deux puissantes forces de l’âme : ratso (l’aspiration, la fuite) et chov (le retour, s’installer). Ratso est l’aspiration de l’âme à la transcendance, son désir de se dégager de l’étroitesse de la vie matérielle et de parvenir à l’union totale avec son Créateur et Source, dans laquelle il se fondra en Lui. Cependant, en même temps, chaque âme humaine possède également le chov, un désir d’accomplissement, un engagement à vivre une vie matérielle et à marquer le monde physique de son empreinte.
C’est pourquoi l’Écriture appelle l’âme de l’homme « une lampe de D.ieu ».3 La flamme d’une lampe s’élance vers le haut, comme pour se libérer de la mèche et se perdre dans les océans d’énergie qui parcourent les cieux. Mais, alors même qu’elle s’étire vers le haut, la flamme se retient également, resserrant son attache à la mèche et s’abreuvant avec avidité de l’huile de la lampe qui entretient son existence en tant que flamme individuelle. Et c’est cette tension induite par deux énergies contraires, ce vacillement entre l’existence et la dissolution, qui produit sa lumière.
Il en va de même pour l’âme de l’homme. L’aspiration à échapper à la vie physique est refrénée par la volonté d’être et d’accomplir qui, à son tour, est contenue par le désir de spiritualité et de transcendance. Quand les engagements de l’homme dans le monde menacent de le submerger et d’en faire leur prisonnier, le ratso de l’âme résiste en réveillant son désir d’entrer en contact avec sa source en D.ieu ; et quand la spiritualité de la personne menace de l’emporter vers les sphères du sublime, le chov de l’âme intervient, éveillant un désir pour la vie matérielle et les accomplissements concrets. Ensemble, le conflit et la collision de ces deux tendances produisent une flamme qui illumine son environnement d’une lumière divine : une vie qui échappe à l’appel de la terre, alors même qu’elle interagit avec elle et la développe en adéquation avec la vision spirituelle de l’âme.
Ainsi, le « feu divin » qui consuma les âmes de Nadav et Avihou est-il ce même feu qui est présent au cœur de chaque âme : le désir ardent de l’âme de se libérer des oripeaux matériels qui l’éloignent de sa Source. Nadav et Avihou « s’approchèrent de D.ieu » et cédèrent à la tentation d’alimenter le ratso de leurs âmes au point que celui-ci submergea leur chov et qu’ils se dégagèrent alors du « cycle » de la vie. Ainsi leurs âmes brisèrent-elles littéralement leur lien avec leur corps et furent totalement consumées dans une union extatique avec D.ieu.
C’était là cependant un « feu étranger », un feu que « D.ieu n’avait pas ordonné ». L’homme n’a en effet pas été créé pour consumer son être physique dans un feu d’extase spirituelle. Bien qu’Il ait doté notre âme d’un désir pour la transcendance de soi, D.ieu désire que nous ancrions notre ferveur dans la réalité. Il veut que nous « installions » cette aspiration dans notre être physique, que nous l’absorbions et en faisions une partie de notre expérience quotidienne.
Après la mort de Nadav et Avihou, D.ieu commanda spécifiquement que leur exemple ne soit pas reproduit :
Et D.ieu parla à Moïse après la mort des deux fils d’Aaron qui s’étaient approchés de D.ieu et étaient morts : « ... Parle à Aaron ton frère pour qu’il ne vienne pas à toute heure dans le Saint... de sorte qu’il ne meure pas... »4
Le Rabbi de Loubavitch ajoute :
Le but de ce commandement divin n’était pas de limiter le degré de transcendance de soi et de proximité de D.ieu accessible à l’homme. Au contraire, ce commandement nous a donné la force de contenir, en tant qu’êtres humains vivants, ce même feu qui consuma les âmes de Nadav et Avihou. C’est pourquoi le « feu étranger » des deux fils d’Aaron était également « étranger » dans un sens positif : un acte sans précédent qui introduisit une nouvelle approche dans le service de D.ieu par l’homme.
Ceci, dit le Rabbi, est le sens d’une remarque que l’on attribue au fondateur du mouvement ‘hassidique, Rabbi Israël Baal Chem Tov : « C’est seulement par un effet considérable de la grâce divine que l’on reste en vie après la prière. »5
La prière est la tentative de transcender les enchevêtrements de la vie matérielle et de se rapprocher de son essence et de sa source en D.ieu. Quand une personne parvient réellement à cette proximité – quand elle prie réellement –, elle peut connaître un attachement à D.ieu de l’ampleur de celui qui « libéra » les âmes de Nadav et Avihou. Mais D.ieu nous a donné la capacité (par le fait même qu’Il nous l’a ordonné) d’intégrer de si sublimes expériences dans notre existence humaine au quotidien.
Ainsi, le mouvement de va-et-vient perpétuel de la vie est plus qu’un cycle qui passe de l’existence au néant et du néant à l’existence. Il s’agit plutôt d’une spirale ascendante : l’homme échappe à sa finitude d’être humain, mais est poussé à y revenir pour faire de ses acquis spirituels transcendants une part intégrante de son existence personnelle ; à son retour sur terre, sa nature « fugueuse » s’affirme de nouveau, l’obligeant à dépasser aussi les dimensions nouvellement élargies de son existence ; puis, alors qu’il transcende son nouveau moi, son chov le ramène de nouveau à la réalité.
Oscillant d’avant en arrière, s’élançant vers le haut et revenant à soi, la flamme de l’homme danse à mesure que ses deux volontés les plus intrinsèques conspirent pour l’entraîner à combler des fossés toujours plus larges entre la transcendance et l’immanence, entre l’idéal et le réel.
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