Moïse grandit et il sortit vers ses frères... Il vit un Égyptien maltraiter un Hébreu... [Il abattit l’Égyptien et le dissimula dans le sable...] Il sortit le lendemain [et vit deux Hébreux se disputer]… Il demanda au méchant : « Pourquoi frappes-tu [ton prochain ?] »... Celui-ci répondit : « ...Parles-tu [pour me tuer] comme tu as tué l’Égyptien ? » Moïse prit alors peur et dit : « Ainsi, la chose s’est sue. » Pharaon entendit... Il chercha à tuer Moïse et Moïse s’enfuit...
(Exode 2, versets 11 à 15)
1. Rachi s’arrête sur les mots : « Moïse prit peur » et donne deux explications : D’abord, selon le sens littéral, puis selon le Midrache : Il fut soucieux de voir qu’ils se trouvaient des méchants délateurs dans le peuple d’Israël et se dit : « Peut-être cela signifie-t-il qu’ils ne sont pas aptes à être délivrés d’exil. »
On peut se demander pourquoi Rachi ne se suffit pas de l’explication littérale du verset (Moïse prit peur parce que la nouvelle de son acte s’était déjà propagée) et a recours à un commentaire du Midrache dont on ne trouve aucune allusion dans le texte. D’autant plus que cette seconde explication l’oblige à sortir la suite du récit (« ainsi, la chose s’est sue ») de son sens littéral qui vient donner la raison des craintes de Moïse. Il doit alors faire référence à une explication elle aussi tirée du Midrache : « Maintenant, je sais. Jusqu’à présent, je me demandais quelle faute avaient commise les enfants d’Israël pour être soumis à un si dur labeur. »
On peut simplement répondre à cette question : Rachi veut ici résoudre un problème qui est soulevé par cet épisode : Que vient nous apporter le fait que Moïse eut peur et qu’il dit : « Ainsi, la chose s’est sue » ? Cette crainte n’eut a priori aucune conséquence sur la suite des événements, car Moïse ne s’est enfui à Midiane que parce que Pharaon a eu connaissance de son acte et a voulu le tuer.
Il n’y a pas lieu de poser cette question sur le récit de la dispute des deux Hébreux et de leur dialogue avec Moïse. En effet, ce détail a son importance pour Rachi qui explique que Pharaon fut mis au courant par le biais de leur dénonciation. Cette dispute vient donc éclairer la façon dont l’information de la disparition de l’Égyptien est arrivée aux oreilles de Pharaon, mais la crainte éprouvée par Moïse n’apporte rien de plus.
C’est pour cette raison que Rachi ramène l’explication du Midrache qui affirme que les inquiétudes de Moïse étaient liées à l’éventuelle délivrance des enfants d’Israël.
2. Toutefois, le texte ne peut échapper à son sens littéral. Cela est d’autant plus vrai dans notre cas, puisque Rachi y fait référence en premier lieu. Nous devons donc dire que le sens littéral, selon lequel Moïse eut peur pour sa personne parce que Pharaon avait appris qu’il avait tué un Égyptien, est justifié (au moins dans une lecture Midrachique) dans ce contexte.
Pour cela, il y a lieu de citer le Midrache sur le verset : « Jacob eut peur et il ressentit une angoisse » (Genèse 32, 8) :
Rabbi Pinhas rapporta les paroles de Rabbi Réouven : Deux hommes ont reçu la promesse de D.ieu et ont quand même pris peur : L’élite des Patriarches et l’élite des prophètes. L’élite des Patriarches est Jacob : D.ieu lui promit : « Voici que Je suis avec toi » (Genèse 28, 15) et il eut pourtant peur, comme il est écrit : « Jacob eut peur… » L’élite des prophètes est Moïse auquel D.ieu déclara : « Car Je serai avec toi » (Exode 3-12) et il prit finalement peur, car D.ieu dut le rassurer (dans la guerre contre Og) : « D.ieu dit à Moïse : Ne le crains point » (Nombres 21, 34). Or on ne demande de ne pas craindre qu’à celui qui craint.
Les points de vue des commentateurs du Midrache divergent sur le sens de cette affirmation. Certains veulent dire que ce Midrache reflète la grandeur de Jacob et de Moïse, qui ne se sont pas fondés sur la promesse que D.ieu leur avait faite, car ils se disaient qu’une faute pourrait leur enlever le mérite d’une telle promesse. D’autres pensent qu’au contraire, le Midrache vient nous enseigner qu’« il ne faut pas s’inspirer d’eux, car il n’y a pas lieu de craindre », mais il faut que « notre cœur soit prêt et ait confiance en D.ieu » (Psaumes 112, 7). C’est ce qui semble d’ailleurs ressortir des paroles du Midrache qui rapporte par la suite les reproches adressés par le prophète au peuple d’Israël : « Tu as oublié l’Éternel qui t’a fait... Tu es constamment dans la crainte tout le jour » (Isaïe 51, 13).
Il faut toutefois s’interroger sur le second avis : en quoi est-ce un défaut de penser que l’on a fauté, au point de ne pas devoir s’inspirer de l’attitude de Jacob et de Moïse ? C’est a priori une grande qualité qui révèle une humilité telle que l’on doute à chaque instant de la perfection de notre service de D.ieu.
En fait, cette question recouvre l’ordre qui nous a été donné d’avoir confiance en D.ieu. La confiance ne signifie pas seulement croire en la possibilité qu’a D.ieu de prodiguer du bien et de sauver d’un danger, mais d’être sûr qu’Il agira en pratique. Notre persuasion est alors telle que l’on se sent complètement en sécurité et qu’aucune inquiétude ne vient troubler notre esprit. Selon les termes du ‘Hovoth Halévavoth (livre fondamental d’éthique juive) : « La définition de la confiance réside dans la sérénité de celui qui est confiant. Son cœur s’appuiera sur Celui dont il est persuadé qu’Il fera le bien qui lui conviendra, de façon à ce qu’il ait confiance en Lui. »
On peut toutefois se demander sur quelle base se fonde une telle certitude. En effet, si même lorsqu’il existe une promesse explicite de la part de D.ieu, il se peut qu’elle ne se réalise pas à cause d’une faute éventuelle, il y a lieu de douter a fortiori pour tout un chacun, lorsqu’aucune promesse n’a été explicitement donnée, car, comme il est écrit : « Il n’est pas de juste sur terre qui fera le bien et n’aura pas de manque » (Ecclésiaste 7, 20). Or, Jacob lui-même a eu cette inquiétude.
3. On pourrait répondre ainsi : La confiance est fondée sur le principe selon lequel tout provient de D.ieu. De ce fait, lorsqu’une épreuve survient, cela ne signifie pas que celui qui en est la cause ait un quelconque pouvoir sur nous, mais cette épreuve procède d’une décision divine.
C’est pourquoi nous n’avons aucune inquiétude à avoir, car si nous ne méritons pas cette épreuve, D.ieu nous en sortira. Et cela, même s’il n’existe aucun moyen naturel de s’en sortir. Comme l’affirme Rabbénou Yona, nul ne peut dicter Sa conduite à D.ieu qui a le pouvoir de transformer la nature.
Si, par contre, nous ne sommes pas au niveau d’une telle bonté divine et si nous sommes donc coupables, cela ne troublera pas notre quiétude, car nous savons que notre épreuve n’est pas le fait d’un homme, mais elle nous est envoyée par D.ieu. Nous ne sommes pas quittes aux yeux de notre Créateur qui nous a de ce fait infligé ce châtiment. Notre crainte ne doit être alors tournée que vers D.ieu.
En fait, même ce châtiment est pour notre bien, comme toutes les punitions citées par la Torah qui ne sont là que pour laver l’homme de ses péchés, ce qui doit plus encore nous conforter dans notre sérénité.
Nous pouvons donc avoir une entière confiance en D.ieu tout en sachant qu’elle peut être mise en défaut par une faute quelconque, car, finalement, ce qui nous arrivera relèvera d’une décision divine.
Cela ne contredit pas les commentateurs qui affirment qu’il n’y a pas lieu de craindre (et que l’on ne doit pas s’inspirer du comportement de Jacob et Moïse), car, selon eux, il ressort des versets que leur appréhension venait de leur ennemi, car la crainte de Jacob a fait qu’il sépara son camp en deux parties en se disant que si Esaü frappait une partie, l’autre partie resterait indemne. De même, D.ieu a dû rassurer Moïse, ce qui indique un manque de confiance en D.ieu.
4. Cette explication n’est cependant pas tout à fait satisfaisante, car la confiance en D.ieu ne peut se résumer à une simple tranquillité d’esprit. Celui qui a confiance doit être sûr qu’il ne lui arrivera que du bien et que D.ieu le tirera de ses problèmes.
Or d’après ce que nous avons dit, la confiance ne peut être le fait de tout un chacun, car « il n’est pas de juste sur terre qui fera le bien et n’aura pas de manque ». Qui donc peut décréter qu’il mérite les faveurs de D.ieu ? On peut au mieux se dire que, si nous ne méritons pas Ses faveurs, il n’y a pas lieu de s’inquiéter puisque tout vient de D.ieu qui n’agira que pour notre bien, même si celui-ci n’est pas révélé.
En fait, seuls les justes accomplis dont le service divin relève de la perfection n’ont pas à craindre qu’une faute puisse les priver d’un tel mérite. Ils seraient donc les seuls à pouvoir avoir une véritable confiance en D.ieu.
Or il est rapporté dans le ‘Hovoth Halévavoth : « [Il faut croire que] Celui en qui l’on a confiance sera d’une bonté et d’une générosité absolues aussi bien envers celui qui le mérite qu’envers celui qui ne le mérite pas et que Sa générosité sera constante et Sa bonté se prolongera sans jamais s’arrêter ».
Il faut comprendre : bien que la pitié divine porte aussi sur « ceux qui ne le méritent pas », il se peut qu’un homme encoure, par ses mauvaises actions, un châtiment divin. Quel est donc le sens de la confiance en la bonté divine pour cet homme-là ?
5. La réponse à toutes ces questions est contenue dans les paroles (mentionnées à plusieurs reprises par le précédent Rabbi de Loubavitch) adressées par le Tséma’h Tsédek à un Juif qui implorait la pitié divine pour un malade dont l’état était désespéré : « Pense bien et ce sera bien. » Il ressort de ses paroles qu’une bonne pensée est l’expression de la confiance qui induira un bien effectif.
Nous pouvons ainsi expliquer ses paroles : la confiance en D.ieu n’est pas un détail (et une simple conséquence) de la croyance au fait que tout est entre les mains de D.ieu et que Celui-ci est clément et miséricordieux, car une telle croyance est l’un des fondements mêmes du Judaïsme. L’obligation d’avoir confiance en D.ieu constitue une démarche en elle-même dont la définition et la spécificité est que l’homme s’en remette à D.ieu au point d’abandonner son sort entre Ses mains, selon les paroles des Psaumes : « Remets-toi à D.ieu, Il te soutiendra » (55, 23). L’homme n’aura alors aucun autre appui que Lui.
On peut penser d’ailleurs que tel est le sens des paroles du ‘Hovoth Halévavoth, lorsqu’il écrit que la confiance « est semblable à l’attitude d’un esclave prisonnier qui gît au fond d’une oubliette sous la domination de son maître ». Cet esclave ne peut compter que sur son maître « entre les mains duquel il se trouve, et nul autre que son maître ne pourra lui prodiguer du bien ni du mal ».
On comprend alors que la confiance que l’on porte à D.ieu est complètement indépendante de notre situation matérielle. En effet, même si, selon le cours naturel des choses, il est impossible que nous y échappions, remettons-nous à Lui, car Il transcende les lois de la nature.
Telle est donc la base de la confiance que nous devons avoir en le fait que D.ieu nous prodiguera un bien visible et révélé, même si nous ne le méritons pas :
La confiance ne signifie pas la croyance en ce que D.ieu répondra à nos demandes, que nous le méritions ou non, sans aucun geste de notre part, car, s’il en était ainsi, les notions de récompense et de châtiment divins n’auraient plus aucun sens.
La confiance implique au contraire un dur travail sur nous-mêmes qui nous amènera les faveurs divines à la mesure de l’effort que nous avons fourni. Lorsque l’homme ne s’en remettra qu’à D.ieu avec sincérité et du plus profond de son âme, au point de n’éprouver aucune inquiétude, un tel sentiment fera qu’Il se comportera envers nous comme nous l’attendons et qu’Il nous prodiguera du bien, même si, sans notre démarche, nous ne le méritions pas.
Telle est donc la définition de l’obligation d’avoir confiance en D.ieu : L’homme doit porter tout son espoir en le fait que D.ieu lui accordera un bien visible et révélé et lorsqu’il ne s’en remettra qu’à Lui (sans réfléchir aux possibilités qu’il a d’être tiré d’affaire), D.ieu fera écho à son comportement : Il le gardera et aura pitié de lui même si a priori il ne le méritait pas.
C’est aussi le sens des paroles du Tséma’h Tsédek : la confiance sera elle-même la source du bien que nous obtiendrons. Notre attitude n’est pas un élément secondaire de notre confiance, elle en est sa véritable définition.
6. D’après ce nous venons de dire, nous pouvons expliquer le sens du verset relatant la crainte de Moïse lorsqu’il entendit de la bouche d’un Hébreu : « Parles-tu pour me tuer comme tu as tué l’Égyptien ? » La Torah vient ici nous faire part du fondement de la confiance en D.ieu : La confiance amène le salut et, au contraire, si un homme succombe à une épreuve, c’est qu’il a manqué de confiance.
C’est pour cette raison que, juste après l’énoncé de la crainte de Moïse, le texte nous rapporte que « Pharaon entendit… Il chercha à tuer Moïse et Moïse s’enfuit ». Du fait que Moïse craignait pour sa personne et manquait de confiance en D.ieu qui le protègerait de toute conséquence fâcheuse de ses bonnes actions – protéger un juif maltraité par un Égyptien et reprocher à deux Hébreux de se battre – cela entraîna l’intervention de Pharaon contre lui qui le força à s’enfuir.
Par contre, s’il avait vraiment eu confiance en D.ieu et s’il ne s’était aucunement soucié de la situation dans laquelle il se trouvait, s’il n’avait pas pensé que, parce que la chose avait été sue, elle arriverait forcément aux oreilles de Pharaon, tout cela serait tombé dans l’oubli et il n’aurait obtenu que du bien visible et révélé.
Nous pouvons aussi tirer de là une leçon d’éthique : lorsqu’un homme est confronté à des difficultés dans son accomplissement des commandements divins, il doit savoir que leur disparition dépend de lui et de son comportement. S’il a une entière confiance en D.ieu et en le fait qu’Il viendra à son secours afin que tout se passe bien, au point d’être totalement serein et au-delà de toute inquiétude (il est évident qu’il doit, en parallèle, faire tout son possible pour que ces difficultés soient contournées par des moyens naturels), alors, nous avons l’assurance que « si tu penses bien, ce sera bien ». Tout rentrera dans l’ordre et il ne restera plus en pratique qu’un bien visible et révélé aux yeux de tous qui arrivera jusqu’à nous.
Et comme, à propos de la sortie d’Égypte, il est dit que c’est par le mérite de leur confiance que les Juifs ont été délivrés, nous sortirons par ce même mérite de ce dernier exil. Le Midrache le déclare explicitement : « Il valait la peine de les délivrer en récompense de leur espoir (lui-même) ». Il en sera ainsi pour nous : grâce à la confiance des Juifs dans le fait que « Mon salut est près de venir » (Isaïe 56, 1), nous mériterons que D.ieu nous sortira définitivement d’exil, très bientôt.
(Basé sur les discours du Chabbat Chémot 5726 [1966]
et du Chabbat Bechala’h 5723 [1963])
Rejoignez la discussion