1. Le précédent Rabbi de Loubavitch, Rabbi Yossef Its’hak, raconte :

« Lorsque le Tséma’h Tsédek était un enfant, son maître lui donna, à propos du verset : « Jacob vécut dix-sept ans en terre d’Égypte » (Genèse 47, 28) l’explication suivante, fondée sur l’enseignement du Baal Chem Tov : « Jacob a vécu les meilleures années de sa vie en Égypte ». Lorsque le Tséma’h Tsédek rentra chez lui, il demanda à l’Admour Hazakène, son grand-père : « Est-il possible que les meilleures années de Jacob se soient passées en Égypte, désignée par nos Sages comme l’“abomination du monde” ? »

Son grand-père lui répondit alors : « Il est écrit : “Il (Jacob) dépêcha Judah en éclaireur pour enseigner avant lui à Goshen” (Genèse 46, 28), et le Midrash, rapporté par Rachi, explique : “Rabbi Né’hémia a dit : Afin de lui préparer un lieu d’étude de sorte que la Torah se trouve là-bas, ce qui impliquera un investissement des tribus d’Israël dans sa connaissance”. Tel est le sens des mots “pour enseigner avant lui à Goshen” : lorsqu’on étudie la Torah et que l’on se rapproche de D.ieu, on amène une vie véritable même en Égypte. »

2. Les récits rapportés à propos de nos maîtres en général, et, plus particulièrement, ceux qui ont été diffusés en public, sont d’une grande précision, aussi bien du point de vue des détails qui les composent que de celui de l’enseignement qu’ils visent à nous transmettre pour nous aider dans notre service de D.ieu.

Dans notre cas, bien que la question ait été posée par le Tséma’h Tsédek dans son enfance, elle contient, du fait qu’elle nous a été rapportée, une certaine sagesse que nous devons décrypter. De même, la réponse ayant été donnée à un enfant, elle doit pouvoir prodiguer des directives à tout un chacun, même à celui qui n’est encore qu’un enfant dans sa connaissance du judaïsme.

3. À première vue, un certain nombre de détails ne sont pas clairs dans ce récit :

D’abord, les paroles de l’Admour Hazakène ne semblent pas répondre à la question posée par son petit-fils. En effet, celui-ci a demandé comment les « meilleures » années de Jacob ont pu se passer en Égypte alors que l’Admour Hazakène a expliqué que, grâce à l’étude de la Torah, on peut « tout de même » maintenir son judaïsme dans un environnement aussi impur que celui de ce pays.

D’autre part, du fait que le Tséma’h Tsédek était encore petit, ses connaissances se bornaient encore au texte de la Torah avec le commentaire de Rachi, étudié dès le jeune âge. Pourquoi son grand-père lui a-t-il donc cité le Midrash en lui précisant que Rachi le rapportait ? On doit supposer que le renvoi au Midrash amène du nouveau au sens de sa réponse.

Enfin, Rachi ne rapporte que le début de l’explication de Rabbi Néhémia, et omet la partie concernant les tribus. Or, l’Admour Hazakène voulait expliquer pourquoi les meilleures années de Jacob se sont passées en Égypte. De ce fait, l’implication des tribus n’entre pas en ligne de compte, et il aurait donc pu se contenter du commentaire de Rachi.

4. La réponse à ces questions passe par un approfondissement des paroles du Tséma’h Tsédek.

A priori, il n’y a rien d’étonnant au fait que Jacob ait passé les dix-sept meilleures années de sa vie en Égypte, aux côtés de Joseph. En effet, on peut imaginer la joie qu’a éprouvée Jacob, défini comme l’« élu des Patriarches », d’avoir retrouvé Joseph, qu’il croyait disparu, se comportant comme son digne fils malgré un long séjour en terre d’Égypte.

Cela ressort d’ailleurs du commentaire de Rachi, qui explique que Jacob n’a pas voulu croire en l’existence de Joseph jusqu’à ce qu’il ait vu les charrettes que celui-ci lui avait envoyées. Celles-ci faisaient allusion au dernier enseignement que Jacob lui avait prodigué, et dont il se souvenait encore. On peut aisément comprendre que ce niveau spirituel retrouvé chez son fils ait procuré une joie indicible à Jacob.

Tel est d’ailleurs le sens du verset : « Maintenant, j’ai vu ta face, ce qui prouve que tu es encore vivant » (Genèse 46, 30). Pourquoi seule la vue de Joseph était une preuve pour Jacob du fait qu’il était en vie, alors que ses onze autres fils en avaient déjà témoigné devant lui ? En fait, le verset fait ici référence à la vie spirituelle de Joseph qui rayonnait sur son visage.

Il en résulte donc que les dix-sept meilleures années de la vie de Jacob sont celles qu’il a passées en Égypte, désignée comme l’« abomination du monde », auprès de son fils qui restait dans le chemin qu’il avait tracé. Le plaisir éprouvé alors par Jacob est comparable à celui procuré par la lumière qui surgit dans l’obscurité.

On peut donc s’interroger sur le sens de la question posée par le Tséma’h Tsédek, et de la longue réponse donnée par son grand-père.

5. L’Égypte (Mitsraïm en hébreu) représente l’étroitesse et les limites (métsarim en hébreu) et ne donne donc aucune place à la notion de D.ieu qui est, quant à Lui, sans limites. Cette terre est de plus définie, comme nous l’avons dit, comme l’« abomination du monde », c'est-à-dire le lieu où le péché domine, et où le mal fait écran à toute sorte de révélation divine.

Or le but de l’homme est de sortir de sa propre Égypte de façon à pouvoir ressentir l’infini divin. Ce n’est qu’ainsi qu’il atteindra le niveau grâce auquel il pourra servir son Créateur sans aucune contrainte.

Et tel était donc le sens de la question du Tséma’h Tsédek à l’Admour Hazakène : S’il est vrai que Jacob a ressenti une joie et un plaisir immenses aux côtés de Joseph, il résidait cependant en Égypte ! Comment cette terre de vices n’a-t-elle pas fait obstruction à son service de D.ieu ? Comment a-t-il pu y ressentir l’illimité divin qui transcende la nature ? De ce fait, comment affirmer que Jacob a vécu les « meilleures » années de sa vie dans cette terre en général et, en particulier, en regard des années qu’il avait vécues auparavant en la sainte Terre d’Israël ?

À quoi son grand-père a répondu : Jacob avait préparé un lieu d’étude en Égypte. Or par le biais de la Torah, l’homme peut accéder à une vie spirituelle, même s’il se trouve en Égypte, car son étude l’élève au-dessus de toute chose. Cela vient du fait que la Torah trouve sa racine en l’essence même de D.ieu, qui échappe à toute notion de limite. C’est pourquoi sa descente de niveau en niveau, qui la conduit jusqu’à des lois et des concepts matériels qui régissent ce bas monde, n’entame en aucune manière sa pureté transcendante.

C’est aussi pourquoi son étude assidue, grâce à laquelle l’homme ne fait plus qu’un avec elle, implique une élévation qui le place au-dessus de toute limite, et qui brise le voile que peut constituer l’Égypte.

Aussi, en ayant envoyé Judah en éclaireur pour préparer un lieu d’étude où se trouverait la Torah, la venue de Jacob en Égypte ne signifiait pas pour lui une descente dans son service de D.ieu, puisque son étude lui faisait échapper aux limites induites par la terre d’Égypte, et ses meilleures années pouvaient (quand même) être vécues là-bas.

6. Si l’on comprend comment l’Égypte n’a pu perturber l’attachement de Jacob à D.ieu, on peut toutefois se demander quel élément nouveau a apporté cette terre (par rapport à celle d’Israël en particulier) pour qu’il y ait vécu ses « meilleures » années.

C’est pour répondre à cette question que l’Admour Hazakène a mentionné le Midrash affirmant que l’action de Judah provoquerait un investissement des tribus d’Israël dans l’étude de la Torah.

Lorsque le Tséma’h Tsédek devint lui-même un maître du ‘Hassidisme, il commenta ainsi ce verset : « Jacob vécut dix-sept ans en terre d’Égypte : Le nombre dix-sept est la valeur numérique du mot « bon » en hébreu. Grâce aux dix-sept années d’Égypte, Jacob a mérité d’accéder au niveau d’une vie où le bien est révélé, car la grandeur de la lumière provient de l’obscurité ». En d’autres termes, la descente en Égypte de Jacob lui a fait mériter la puissance de la lumière « provenant » de l’obscurité.

7. La notion introduite par le Tséma’h Tsédek peut être expliquée de deux façons. Une première explication (littérale) est que les bienfaits de la lumière sont justement perçus dans l’obscurité et, plus l’obscurité est grande, plus on s’aperçoit de l’importance de la lumière qui la chasse. Une seconde explication est que l’obscurité nourrit la grandeur de la lumière, et lui amène une dimension qu’elle ne possède pas en elle-même.

Selon la première explication, l’obscurité n’a aucun rôle actif par rapport à la lumière, car cette dernière est sans limites, et peut donc éclairer partout où elle est. La grandeur de la lumière n’apparaît que parce que le lieu où elle arrive est obscur et que celui qui s’y trouve – et pour qui la lumière et l’obscurité ont un sens – la perçoit. La seconde interprétation, quant à elle, fait de l’obscurité un objet indépendant de la lumière que celle-ci doit transformer, et grâce auquel elle atteindra un niveau qu’elle n’aurait pas pu acquérir par elle-même.

Le texte du Tséma’h Tsédek fait de toute évidence référence au second point de vue lorsqu’il affirme que « Jacob a mérité d’accéder au niveau d’une vie où le bien est révélé, car la grandeur de la lumière provient de l’obscurité ». Il ne s’agit pas simplement de montrer que, même en Égypte, il pouvait vivre intensément sa spiritualité, mais qu’il pouvait y atteindre un niveau supérieur grâce à la transformation du mal qui dominait ce pays.

8. Nous pouvons penser que tel est le point que l’Admour Hazakène a voulu préciser en ajoutant : « …ce qui impliquera un investissement des tribus d’Israël dans sa connaissance ». En effet, selon la Kabbale, les Patriarches en général, et Jacob en particulier, sont du niveau du monde spirituel d’Atsilouth qui ne fait qu’un avec la révélation de D.ieu qui l’anime, alors que les tribus d’Israël correspondent aux mondes inférieurs où la présence de D.ieu n’est pas directement perçue, et dans lesquels la notion de mal prend progressivement consistance.

De ce fait, que Jacob puisse étudier la Torah en Égypte n’avait rien d’exceptionnel, puisque l’obscurité spirituelle de ce pays n’avait aucune emprise sur lui, mais que ses descendants s’y investissent témoignait d’une transformation de cette obscurité – qui ne leur était pas étrangère – en lumière par le biais de leur étude.

Et bien que Jacob n’ait pas réalisé lui-même cette transformation, sa participation, par l’installation d’un lieu qui amènerait les tribus d’Israël à une étude assidue, lui permit d’accéder lui aussi à un niveau supérieur, à l’instar des actions positives des créatures inférieures qui ajoutent à la révélation divine dans les mondes supérieurs.

9. On peut aussi comprendre pourquoi l’Admour Hazakène n’a pas explicité ce concept à son petit-fils qui, comme nous l’avons dit, était encore un enfant.

Le service que l’homme voue à D.ieu s’exprime dans deux mouvements principaux : l’éloignement du mal – symbolisé par l’obscurité – et l’accomplissement (d’une façon et par une action qui se prêtent à générer) du bien – symbolisé par la lumière.

Les épreuves, qui sèment d’embûches l’accomplissement des commandements divins, et que l’homme doit surmonter en se surpassant, induisent en lui une élévation qu’il n’aurait pu atteindre sans elles. Quelquefois même, nous rapporte le Talmud, un profond repentir peut faire que les fautes volontaires soient comptées comme des bonnes actions, et transforme ainsi l’obscurité du mal en lumière divine.

Tout cela n’est cependant qu’une situation a posteriori : si l’homme est confronté à un danger spirituel qu’il parvient à dépasser ou si – à D.ieu ne plaise – l’homme a failli dans ses actions, par un profond repentir, il arrive, selon nos Sages, « là où les repentants se trouvent, et où les justes les plus accomplis ne peuvent se tenir ».

Mais il est interdit de se mettre a priori en danger ou de fréquenter les voies qui pourraient conduire l’homme au péché. Il va de soi qu’il est a fortiori interdit de fauter afin d’avoir accès à l’élévation induite par le pardon. Au contraire, nous demandons à D.ieu, dans nos prières quotidiennes, de ne pas nous amener ne serait-ce qu’à proximité d’une épreuve, même si celle-ci vient d’en haut.

Il est de même évident qu’on ne peut expliquer à un enfant la grandeur de la transformation de l’obscurité en lumière par l’épreuve ou le repentir. Il est encore à l’âge où le rejet du mal est à la base de son éducation.

C’est pourquoi l’Admour Hazakène n’a évoqué ce point qu’en allusion dans sa réponse à la question de son petit-fils. C’est plus tard, à l’âge adulte, que celui-ci a explicité les paroles qu’il avait entendues dans son enfance : L’importance de la descente en exil afin d’y transformer l’obscurité en lumière.

10. Ce récit, rendu public par le précédent Rabbi de Loubavitch, doit être, comme nous l’avons mentionné plus haut,  source d’enseignements accessibles à ceux mêmes qui sont encore des enfants au regard de leur connaissance du judaïsme.

Le Tséma’h Tsédek s’est étonné : Certes, Jacob a éprouvé un immense plaisir en voyant ses enfants, et Joseph en particulier, suivre les chemins qu’il leur avait tracés, mais comment est-il possible que ses meilleures années se soient passées en Égypte, symbole de limite et de difficultés ? L’homme ne doit-il pas a priori fuir au plus vite l’Égypte pour servir D.ieu sans embûche aucune ? Si maintenant il se trouve en terre d’Égypte sans pouvoir la quitter, comment peut-il réussir à y passer ses meilleures années ?

La réponse à ces questions est contenue dans les paroles de l’Admour Hazakène a priori adressées à ceux qui, comme son petit-fils, sont des hommes droits que la faute n’a pas encore souillés, car « D.ieu a fait l’homme droit » (Ecclésiaste 7, 29).

Même lorsqu’ils se trouvent, par une décision divine qui leur a assigné une mission, dans les limites voire l’étroitesse de ce bas monde, quelquefois même dans l’« abomination du monde », ces hommes ne peuvent se contenter d’éviter une descente que pourrait provoquer leur environnement. Il est au contraire de leur devoir, comme l’affirme le Midrash, de réaliser une demeure pour D.ieu aux niveaux les plus inférieurs.

Pour ce faire, il leur faut s’investir dans l’étude de la Torah qui, comme nous l’avons dit, procède de l’essence de D.ieu qui échappe à toute contrainte et toute limite. En révélant, par cette étude, la sagesse divine qui, selon nos Sages, ne forme qu’un avec D.ieu, on pourra se hisser au-dessus des contingences du monde matériel.

Par cela, on n’échappera pas seulement à son emprise, mais on pourra, grâce à sa matérialité, accéder à une vie spirituelle d’une grande intensité.

11. Cet enseignement convient aux « hommes droits » que l’étude de la Torah peut a priori soustraire de la domination de l’Égypte spirituelle. Mais ceux qui ont déjà fauté, et se sont détournés du droit chemin peuvent se demander s’il leur est possible de briser les chaînes dans lesquelles leurs péchés les ont enfermés pour d’arriver à une vie véritable.

À ceux-là, l’Admour Hazakène s’adresse par allusion : Par un processus de sincère repentir, qui opère au cœur même de l’obscurité, ils pourront non seulement amener une lumière divine qui éclairera cette obscurité, mais encore nourrir cette lumière de l’obscurité, et atteindre ainsi des niveaux auxquels l’homme droit ne peut prétendre.

Mais cet enseignement n’est donné qu’en allusion, afin que celui qui n’a jamais fauté ne puisse penser qu’il vaut peut-être la peine de tomber dans les mains du mal afin d'accéder à une telle élévation par le repentir.

12. Et si l’on vient à se demander : Pourquoi, de par ma rectitude, n’aurais-je pas accès aux degrés que le pécheur peut atteindre ?

La réponse est aussi contenue dans les paroles de l’Admour Hazakène, comme nous l’avons mentionné plus haut : Jacob ne pouvait atteindre le niveau de ses fils par lui-même, mais celui-ci lui a été procuré par l’aide qu’il leur a apportée.

De même, chacun d’entre nous peut, en aidant son prochain à retrouver les chemins du judaïsme par un profond repentir, profiter de la transformation de l’obscurité en lumière qu’il réalisera.

Et par ce processus, nous hâterons l’avènement des temps messianiques qui, selon le Zohar, viendront amener le repentir aux justes.1