Les animaux terrestres, qui furent créés à partir de la terre, sont rendus aptes à la consommation par le sectionnement des deux conduits vitaux (la trachée et l’œsophage). Les poissons, qui ont été créés à partir de l’eau, n’ont besoin d’aucune che’hitah pour les rendre aptes à la consommation. Les oiseaux, qui furent créés d’un mélange de terre et d’eau, sont rendus aptes à la consommation par le sectionnement de l’un ou l’autre des deux conduits vitaux.
Talmud, ‘Houline 27b
Dans la terminologie kabbalistique et ‘hassidique, « la terre » et « l’eau » symbolisent respectivement la matérialité et la spiritualité. Au-delà de l’analogie classique de la terre avec la trivialité et la sécularité et de l’eau avec la pureté et la sublimité, la dualité terre/eau exprime l’une des différences fondamentales entre la matière et l’esprit. En effet, la terre est faite de granules distinctes, alors que l’eau forme un ensemble uni. Lorsque deux sortes de terre (ou deux quelconques solides1) sont mélangées, elles demeurent deux entités séparées, quel que soit leur degré de mélange. Les liquides, en revanche, se mélangent au point de ne plus être discernable l’un de l’autre.2 C’est d’ailleurs en introduisant un élément liquide à un mélange solide qu’il est possible de le convertir en un tout intégré (comme lors de la fabrication de la pâte à pain), ou bien en le chauffant à son point de fusion (comme dans la soudure).
De la même manière, la matérialité tend vers la pluralité et la division, alors que le spirituel se caractérise par l’unité et l’intégrité. Le monde matériel présente une grande diversité de créatures, d’éléments et de forces, dont chacun est voué à la préservation et au développement de sa propre existence. L’être matériel est par essence égocentrique, s’efforçant de consommer ce dont il a besoin (ou ce qu’il désire) pour lui-même, et s’opposant aux tentatives de ceux qui cherchent à le consommer, lui. Bien qu’il y ait de nombreux exemples de coopération et de symbiose dans le monde matériel, leur but en est toujours le bénéfice mutuel plutôt que l’unité altruiste. Plus encore, ces cas mêmes représentent une victoire de l’esprit sur la matière et n’existent qu’au prix d’un combat contre l’instinct égocentrique de chacun (considérez l’affrontement des égos au sein d’un couple ou les tensions liées aux origines ethniques ou aux classes sociales dans la société).
D’un autre côté, la spiritualité, à l’instar de l’eau, est caractérisée par l’unité et la cohésion et, tout comme l’eau, elle est un agent de l’unité lorsqu’elle est introduite dans le terreau de la matérialité. Par exemple, l’âme amalgame un ensemble de cellules et de membres en une entité appelée « vie » ; une idée relie une multitude de faits disparates en un ensemble cohérent ; l’amour (lorsqu’il est spirituel et altruiste) substitue au « moi » inné un « nous » commun. Et lorsque l’homme déplace son centre d’intérêt de la quête de la gratification matérielle vers le service de son Créateur, les granules hétéroclites et antagonistes de sa vie matérielle fusionnent en un flux unifié, car chacun de ses actes, chacune de ses entreprises contribuent dorénavant à l’harmonie du monde et à unir celui-ci avec sa Source.
Bétail, volaille et poissons
Les lois de la cacherout, commandées par la Torah (principalement dans Lévitique 11 et Deutéronome 14) et interprétées et développées dans le Talmud (particulièrement dans le traité ‘Houline) établissent quelles nourritures sont permises aux Juifs et lesquelles leur sont interdites. Concernant la consommation des animaux, les lois de la cacherout séparent ceux-ci en trois catégories : a) les animaux terrestres, b) les oiseaux et c) les poissons.3
L’une des lois dans lesquelles cette distinction est marquée est celle de l’éventuelle nécessité de che’hitah, l’abattage rituel. Lorsqu’il est déterminé qu’un animal est cachère,4 un ensemble de lois régissent la façon dont celui-ci doit être abattu. Une minuscule irrégularité dans la lame du couteau, ou la moindre déviation dans la manière prescrite d’abattre, rendent l’animal treif et inapte à la consommation. Cependant, ces lois diffèrent selon les catégories d’animaux. L’exigence la plus rigoureuse en matière de che’hitah concerne les « animaux terrestres », le bétail : le couteau d’abattage doit sectionner la majorité de l’épaisseur des deux conduits vitaux que sont la trachée et l’œsophage. À l’autre bout du spectre, se trouvent les poissons, qui n’ont besoin d’aucune che’hitah. Les oiseaux constituent une catégorie intermédiaire entre le bétail et les poissons : ils leur faut une che’hitah, mais il suffit que celle-ci sectionne (la majorité d’)un seul des deux conduits vitaux, la trachée ou bien l’œsophage.
Le Talmud explique que ces différences sont liées avec les origines premières de ces trois sortes de créatures. Le bétail fut créé de la terre (Genèse 1, 24), et requiert ainsi une che’hitah intégrale ; les poissons furent créés de l’eau (ibid., verset 20), et ne requièrent donc aucune che’hitah ; les oiseaux, qui furent créés d’un mélange de terre et d’eau (ibid., et 2, 195), requièrent la che’hitah « partielle » qui leur est prescrite.
Mais quelle est la relation entre la nature de l’animal et la manière dont il doit être abattu ? Pourquoi plus une créature est « terrestre » et plus elle a besoin de che’hitah ? Pour comprendre cela, nous devons en premier lieu nous pencher sur la manière dont tout ce qui précède s’applique au monde intérieur de l’âme humaine. « L’homme est un univers miniature »,6 ont dit nos sages, faisant écho à l’adage du roi Salomon « Aussi le monde a-t-Il placé dans leur cœur »7 ; S’il existe trois catégories de vie animale au plan macrocosmique, cela est vrai également chez l’homme : notre biosphère intérieure inclut également la bête terrestre, la créature aquatique et le composite air/eau qui chevauche le vent. Ici également s’appliquent les lois de la cacherout et de la che’hitah, nous enseignant à distinguer le souhaitable de l’indésirable dans notre psychisme, et de quelle manière en rendre ses éléments « cachères » aptes à être consommés et métabolisés dans le cours quotidien de la vie.
Les trois âmes de l’homme
Dans les premiers chapitres du Tanya, la « bible » du ‘hassidisme ‘Habad-Loubavitch, Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi établit que nous possédons tous deux âmes distinctes : « l’âme animale » (néfèch habahamit),8 et « l’âme divine » (néfèch haélokit).9 L’âme animale est l’essence de la vie physique. Elle est entièrement tournée vers soi, chacun de ses actes et désirs étant motivé par sa quête de satisfaction et d’amélioration de sa condition. En cela, l’âme animale partage la nature de tous les êtres physiques, dont l’instinct le plus basique est la préservation et l’amélioration de sa propre existence. À l’inverse, l’essence de « l’âme divine » est son élan pour s’unir à sa source, pour se fondre dans la réalité universelle de D.ieu. Si cette aspiration venait à se concrétiser, l’âme divine cesserait d’exister comme entité distincte.10 Tels sont néanmoins sa nature et son désir. Cette dualité est à l’origine du combat incessant de la vie : la lutte entre la matière et l’esprit, entre l’affirmation de soi et le dépassement de soi. Chaque pensée, désir et acte de l’homme découle de l’une de ces deux âmes, en fonction de laquelle est parvenue à dominer l’autre et s’est affirmée dans l’esprit, dans le cœur et dans le comportement de la personne.
L’enseignement ‘hassidique évoque une troisième âme, intermédiaire, présente en chaque être humain : une âme moins subjective que l’âme animale, mais pas aussi transcendante que l’âme divine. Il s’agit de néfèch hasikhlit, « l’âme intellectuelle ». L’intellect de l’homme est l’élément le plus transcendant de son être naturel, capable de pensée objective et d’autocritique. Cela ne signifie pas que l’intellect est totalement dénué des inhibitions liées à l’égo et l’intérêt personnel, mais il possède au moins la capacité de concevoir des réalités supérieures et de percevoir ainsi l’insignifiance de l’égo vis-à-vis d’une vérité absolue. L’être intellectuel est donc le pont entre l’âme divine, qui aspire à l’union totale avec D.ieu au prix de sa propre existence, et l’âme animale, qui est aveugle à tout ce qui sort du cadre de la satisfaction de ses instincts égotistes. C’est à travers l’âme intellectuelle que l’âme divine peut influencer l’âme animale : lorsqu’une personne prend conscience de la vérité divine et du but de son existence, cette compréhension même sert à raffiner son caractère et son comportement.11
Ce sont là la bête, l'oiseau et la créature aquatique à l’intérieur de l’homme. L’âme animale de l’homme est « l’animal terrestre » en lui,12 un être totalement matériel, individualiste et tourné vers soi, comme la terre à partir de laquelle il fut façonné. À l’opposé se trouve l’âme divine, totalement spirituelle, caractérisée par l’unité et la cohésion de l’eau de laquelle elle découle. L’âme divine de l’homme ressemble aussi à la créature aquatique par le fait qu’elle vit entièrement immergée dans sa source : de la même manière qu’un poisson ne peut pas survivre hors de l’eau qui l’a créé, l’âme divine ne peut pas concevoir d’existence séparée de sa Source divine.13 Dans les mots de Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, l’essence divine de l’homme « ne désire jamais, ni même n’est capable de se distancier de D.ieu » de sorte que « même au moment même où une personne faute, son être profond demeure loyal à D.ieu »14 et ne prend aucunement part à cet acte. Il a seulement été vaincu et étouffé par son être animal.
Et puis il y a « l’oiseau » en l’homme : une créature faite de terre et d’eau, un mélange de matière et d’esprit. Une créature capable de s’élever jusqu’aux hauteurs les plus sublimes, mais qui revient immanquablement sur terre pour s’y reposer et s’y nourrir entre ses vols. C’est l’intellect de l’homme, capable d’un côté de s’élever au-dessus de la matérialité terrestre et d’atteindre un point de vue plus élevé sur la vie et sur soi, mais qui reste rattaché, en de nombreuses façons, à la réalité physique dont il fait partie.
Tirer la vie
Avant qu’un animal puisse être mangé et devenir la matière de nos corps et le moteur de nos vies, deux conditions doivent être remplies : il doit être prononcé cachère, et il doit subir la che’hitah comme le prescrit la loi de la Torah.
« La che’hitah se résume à tirer »15 énonce le Talmud. Le sens premier de cette règle est que le couteau d’abattage doit être « tiré » sur les conduits vitaux, ce qui signifie que trancher en exerçant une pression vers le bas ou toute autre déviation du mouvement requis de va-et-vient disqualifie la che’hitah. L’enseignement ‘hassidique, cependant, révèle la signification profonde de cette loi : la che’hitah a pour fonction de « tirer » l’animal de son état bestial et de le faire pénétrer dans le domaine d’une vie consacrée au service du Créateur. Ceci est accompli en « abattant » la bête, en prenant sa vie. Le monde matériel n’est pas en soi une chose négative. Ce qui est négatif, c’est la vie matérielle, c’est-à-dire la passion et le zèle pour toutes les choses matérielles. Les Juifs savent que, bien que « le monde entier à été créé pour me servir », néanmoins « j’ai été créé pour servir mon Créateur ».16 Si l’homme s’est vu attribuer la maîtrise du monde matériel, c’est afin qu’il puisse l’utiliser dans son accomplissement de la volonté divine. Il a été créé pour vivre une vie spirituelle qui serait alimentée par le matériel, non une vie matérielle au service de laquelle seraient mises ses aptitudes spirituelles. Désirer le matériel pour lui-même, c’est devenir une partie de lui plutôt que d’en faire une partie de soi et un partenaire des efforts investis pour atteindre des objectifs transcendants. Ainsi, même après avoir trié les aspects « cachères » de la vie de ceux qui ne le sont pas, en rejetant tout ce qui est irréparable et corrompu,17 on doit encore « abattre » la bête matérielle avant qu’elle soit consommée. C’est seulement après qu’on en ait retiré la « vitalité » qu’elle pourra être sublimée en devenant un accessoire de la vie de l’esprit.
C’est de là que découle les différences dans la prescription de che’hitah aux trois composantes de la vie intérieure de l’être humain. « L’âme animale » doit subir une che’hitah entière : composé intégralement de la terre du matérialisme, il faut que toute vitalité et passion lui soient retirées de sorte que sa substance puisse être « tirée » dans le domaine de la sainteté. « L’âme intellectuelle », composée à la fois de terre et d’eau, doit subir une che’hitah partielle : ses éléments matériels et égotistes doivent être soumis, mais l’intellect conserve un fort potentiel positif, même dans sa forme « animée ».18 Finalement, « l’âme divine », totalement désintéressée, totalement transcendante, n’a besoin d’aucune che’hitah, car aussi bien sa substance que son esprit sont des éléments désirables et « digestibles » dans la vie de l’homme.
Basé sur les écrits du Rabbi, parmi lesquels une lettre datée du 25 Tichri 5703 (6 octobre 1942) et un article dans son journal personnel sous le titre « Che’hitah. Vichy. 5700 » (1940-41)19
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