Dans le livre de l’Exode, nous voyons germer les semences plantées par les Patriarches : leur descendance se transforme en nation, reçoit son code de vie – la Torah – et se prépare à accomplir la mission de sa vie en édifiant le Tabernacle, la « résidence » de D.ieu sur terre.
C’est pourquoi le nom hébraïque du Livre de l’Exode est Chemot, qui signifie « les Noms », car c’est à travers les événements relatés dans ce livre que la nation juive et chaque Juif en particulier reçoivent leur « nom », leur identité fondamentale, au plan national et au plan personnel en tant que Juifs.
La clé de ce processus est l’exil. L’exil fait surgir en chaque individu son potentiel caché, son désir de survivre envers et contre tout. En exil, un homme ne peut considérer la vie comme acquise ; il doit constamment décider s’il succombe ou s’il surmonte. Le point essentiel d’autodétermination qui demeure latent durant les périodes de prospérité et de liberté est découvert et mis à l’épreuve durant l’exil. C’est pourquoi le roi Salomon dénommait l’exil égyptien : « le creuset de fer »1 : il consuma les scories recouvrant l’âme juive profonde.
L’exil égyptien fut à la fois physique et spirituel. En fait, comme nous le verrons, l’exil spirituel précéda et précipita l’exil physique, puisque tout phénomène matériel n’est que l’expression de son antécédent spirituel. L’exil physique des Juifs impliquait une perte d’autonomie et un esclavage écrasant ; leur esclavage spirituel fut l’asservissement à la culture locale, qui les conduisit à la perte de leur conscience de D.ieu et de Son implication dans la vie. Alors que nous voyons la famille de Jacob tomber dans un exil physique de plus en plus sévère, nous pouvons lire entre les lignes et y discerner leur descente dans un exil spirituel de plus en plus profond.
Alors que l’exil spirituel et l’exil matériel allaient tous deux en s’intensifiant, les Juifs furent confrontés à la perte de leur identité. Beaucoup d’entre eux succombèrent à l’assimilation et furent perdus, mais d’autres luttèrent pour garder leur identité juive : ils s’accrochèrent avec ténacité à leurs traditions, refusant d’abandonner même des aspects aussi secondaires de leur héritage que leurs noms juifs et leur langue juive.2 Le fait qu’ils aient refusé de se départir même de ces oripeaux extérieurs de leur héritage culturel indique qu’ils conservaient en eux, telle une semence enfouie dans la terre, la foi en leur destinée, bien qu’ils eurent adoptés certains aspects du mode de pensée et du mode de vie égyptiens.
Cela explique pourquoi le Livre de l’Exode s’ouvre sur l’énumération des fils de Jacob, bien qu’une telle liste paraisse superficielle. Nous connaissons déjà les noms des fils de Jacob : nous les avons vus naître3 et être énumérés à deux reprises,4 la seconde fois de façon encore plus détaillée qu’ici ! De plus, cette énumération ne semble rien apporter à la continuité du récit de l’histoire biblique. Après avoir relaté comment Joseph fut enterré en Égypte à la fin du Livre de la Genèse, le récit devrait normalement continuer par décrire la manière dont « les Juifs étaient fertiles et prolifiques... et un nouveau roi qui ne connaissait pas Joseph se leva sur l’Égypte. »5
Les Sages donnent trois raisons pour expliquer cette nouvelle énumération des fils de Jacob :
- Pour souligner que les Juifs n’échangèrent pas leurs noms juifs contre des noms égyptiens, c'est-à-dire qu’ils refusèrent de s’assimiler totalement à la culture égyptienne.6
- Pour nous informer que D.ieu considère les Juifs comme étant aussi précieux que les étoiles, qu’Il compte aussi par leurs noms lorsqu’elles vont « en exil » (à l’aube) et quand elles sortent d’« exil » (au crépuscule)7, et
- Pour nous apprendre que les Juifs sont essentiellement bons, car la Torah introduit les justes par la formule « son nom était X », et les impies par « X était son nom ».8 Ici, également, la phrase « Voici les noms » précède l’énumération des noms.
Toutes ces raisons soulignent le cœur inaltérable de l’essence juive, la semence de l’essence implantée par Abraham qui reste latente durant l’exil. À cause de cette essence profonde, les Juifs sont intrinsèquement motivés pour accomplir leur mission divine. Leur conscience de cette précieuse qualité les inspire à s’accrocher à leur identité et à résister à la tentation de l’assimilation. Dans ce contexte, l’énumération individuelle des noms des fils fait aussi allusion au fait que chaque Juif possède un but unique dans le perfectionnement de la création.
Ainsi, nous voyons que l’accent mis sur les noms renvoie aussi bien à la condition d’exil (c’est-à-dire que l’assimilation a progressé au point où nous sommes seulement juifs par le nom) qu’au moyen de le surmonter (l’essence de l’identité juive qui ne peut être altérée).
C’est la raison pour laquelle la première paracha du livre, qui décrit l’exil – la descente spirituelle que connu le peuple juif et les horreurs de son esclavage – est également appelée Chemot, « les Noms », bien que la liste des noms qui marque son ouverture mette l’accent sur le fait que l’essence d’un Juif reste au-delà de l’exil.
Cette dichotomie est inhérente à la nature des noms en général. D’un côté, les noms sont arbitraires et ne révèlent rien de l’essence d’une personne : deux personnes totalement différentes peuvent avoir le même nom. D’un autre côté, le nom d’une personne est connecté à son essence et peut la réveiller. L’attention des gens est totalement captée quand ils sont appelés par leur nom (c’est d’ailleurs pour cela qu’une personne qui cherche à en influencer ou à en déstabiliser une autre l’appelle par son nom) ; on peut réveiller une personne évanouie en l’appelant par son nom ; et, selon la mystique juive, le nom d’une personne est le canal par lequel son existence et la force vitale spirituelle affluent dans son corps. Les noms manifestent cette dualité parce que notre véritable essence est habituellement cachée derrière les nombreuses couches de conventions sociales et de masques de personnalité que nous avons accumulés au cours de nos vies. En temps normal, le seul moment où cette véritable essence perce à travers ces façades est lorsque celles-ci perdent toute raison d’être : quand nous nous trouvons confrontés à une épreuve qui menace notre vie ou bien qui nous touche profondément dans l’essence de notre être d’une quelconque autre manière. En d’autres termes, notre véritable essence est accessible à travers la partie de nous qui a le moins de rapport avec le personnage que nous nous sommes créé comme interface avec le monde extérieur : notre nom.
Une fois que l’exil eut effectivement révélé l’essence profonde du peuple juif, celui-ci put passer à l’étape suivante : le Don de la Torah. L’exil constituait une condition préalable à la réception de la Torah parce que le but de la Torah est de nous enseigner comment révéler la conscience de D.ieu dans les aspects les plus ordinaires de la réalité, y compris dans ceux qui y semblent antithétiques. Le peuple juif révéla son aptitude innée à faire cela, c’est-à-dire à surmonter les forces qui s’opposent au divin, en exil. Une fois qu’il reçut la Torah, il put commencer à révéler son message dans le monde ; c’était là l’essence du Tabernacle.
La leçon générale du Livre de l’Exode, le livre des « Noms », ainsi, est : aussi difficile que cela puisse paraître, nous ne devons pas abandonner le combat pour révéler la conscience de D.ieu ; les forces qui s’y opposent sont puissantes, mais nous avons la force de les surmonter. L’abnégation révèle l’essence de notre âme, et en révélant notre âme et en accomplissant sa mission unique, nous participons à faire venir la Rédemption.9
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