La paracha Toldot est centrée sur Isaac, l’héritier et le successeur d’Abraham. Isaac était l’enfant d’Abraham et de Sarah, né dans leur vieillesse et attendu pendant des dizaines d’années. C’est sur ce fils qu’ils mettaient tous leurs espoirs pour qu’il continue l’œuvre de leur vie, de sorte que leur dessein de faire du monde une résidence pour D.ieu aboutisse. Ils firent de grands sacrifices pour l’élever convenablement pour le rôle qu’il devait jouer et lui trouvèrent un bon parti afin qu’il puisse, à son tour, perpétuer leur héritage et leur vision.

Pourtant, l’image d’Isaac que nous présente la Torah paraît par de nombreux aspects être l’antithèse de tout ce que nous savons d’Abraham. Certes, Isaac n’est pas moins dévoué dans l’accomplissement de la volonté divine qu’Abraham, et il est même prêt à sacrifier sa vie sans hésitation à la demande de D.ieu. Mais dans le récit que fait la Torah de la vie d’Isaac, nous ne voyons pas d’expansion des grands projets de son père pour éduquer l’humanité, pas de nouvelles branches dans l’entreprise familiale. Contrairement à Abraham, Isaac ne mène pas de grandes batailles, se mêle à peine aux affaires du monde, ne quitte jamais les confins de la Terre Sainte et ne prend pas d’épouses supplémentaires ou de servantes pour agrandir sa famille au-delà des deux enfants qui lui sont nés de son unique femme. Il semble se satisfaire de laisser passivement la vie se faire autour de lui ; ce sont les événements et les circonstances qui agissent sur lui, plutôt que ce soit lui qui en soit l’initiateur. Sa vie est si dépourvue d’activité que, bien qu’il soit celui des Patriarches qui ait vécu le plus longtemps, il n’est le protagoniste que d’une seule paracha (en contraste avec les trois dédiées à Abraham et Sarah et les six de Jacob !). La seule et unique action entreprise par Isaac que la Torah relate est qu’il creusa des puits. Est-ce donc là le seul accomplissement dont l’illustre détenteur de l’héritage d’Abraham fut capable ?

D’un autre côté, la Torah ne suggère aucunement que quiconque – ni Abraham, ni même D.ieu Lui-même – ait été insatisfait de l’apparente passivité d’Isaac. Il semble y avoir une compréhension tacite qu’Isaac faisait bien ce qu’il était censé faire. Tranquillement et sans ostentation, il poursuivit l’œuvre de son père, non pas en imitant son comportement, mais en l’élevant à un niveau supérieur.

Isaac avait compris (et, vraisemblablement, Abraham aussi) que, aussi révolutionnaire et nécessaire que fût le travail d’Abraham, il ne pouvait avoir, de nature, qu’un impact limité. La méthode d’Abraham pour répandre la connaissance de D.ieu était de la faire parvenir à tous, de toucher le plus grand nombre de personnes possible par le fait de n’avoir aucune exigence préalable vis-à-vis d’elles. C’était réellement la seule manière de réussir à diffuser son message puisque, comme le monde n’était pas encore intéressé par ce qu’il avait à dire, le fait de mettre des conditions aurait inutilement limité son influence. Le désavantage de son approche était qu’en ne requérant aucun travail préparatoire de son auditoire, Abraham n’effectua pas de changement durable en eux.

Si nous lisons le sujet d’un devoir à effectuer sur un thème sur lequel nous allons suivre une conférence avant cette conférence, nous serons bien plus capables d’en absorber le contenu que si nous y assistions « à froid ». Sans cette préparation, si le sujet est totalement nouveau pour nous, il est probable que nous n’allons pas en comprendre un mot et demeurer aussi ignorants en la matière que nous l’étions auparavant, et nous ne serons certainement pas affectés par ce que nous aurons entendu. Le maximum que nous pourrons en retirer est d’être vaguement impressionné par la personnalité du conférencier et/ou par la profondeur du sujet. Cela nous inspirera peut-être à lire le sujet de travail la prochaine fois, mais cette conférence-là n’aura pas atteint son objectif de modifier notre perspective ou de changer notre façon de vivre.

De la même façon, Abraham avait pu impressionner et inspirer ses disciples, mais puisqu’il ne leur donna pas de « devoirs », il ne leur demanda pas de mettre ses enseignements en pratique en raffinant davantage leur personnalité, ils ne pouvaient pas atteindre des niveaux connaissance de D.ieu supérieurs à ceux auxquels il les avait pu les exposer lui-même. Cela ne minimise en rien l’impact extraordinaire des efforts d’Abraham : il influença des milliers de personnes et entraîna dans son sillage de nombreux adeptes. Mais ces masses étaient entièrement nourries par son inspiration, son charisme et son exemple personnels. Quand elles ne furent plus en sa présence et qu’elles reprirent le cours de leur vie, leur enthousiasme pour ses enseignements déclina.

Isaac sentit donc que cette même approche qui fait le succès extraordinaire de l’œuvre de son père constituait paradoxalement la plus grande menace à sa perpétuation. Il prit conscience que, pour assurer la continuité du travail entrepris par Abraham, sa propre discipline, sa rigueur, sa droiture et son respect des normes (guevourah) devraient désormais compléter l’amour altruiste de son père (‘hessed), tout comme le particularisme de sa mère avait dû compléter l’universalisme de son père.

Il introduisit dans le programme d’Abraham l’idéal du raffinement personnel, l’encouragement du disciple à assumer la responsabilité de se préparer spirituellement avant d’entendre la leçon du maître. Alors que la démarche d’Abraham peut se concevoir comme un vecteur descendant, visant à faire « descendre » la Divinité jusqu’aux cercles les plus bas de l’humanité, l’approche d’Isaac peut être considérée comme un vecteur ascendant, élevant les gens pour qu’ils soient capables d’intégrer de nouveaux degrés de connaissance de D.ieu dans leur vie.

Tel fut précisément le message que communiqua Isaac au monde en creusant des puits. Contrairement au fait de remplir un puits en y apportant de l’eau venue d’ailleurs, creuser un puits révèle une source d’eau déjà présente, mais jusqu’ici cachée sous d’épaisses couches de terre. Si le message d’Abraham au monde avait été : « Venez, vivifiez vos esprits blasés et insensibles avec les eaux rafraichissantes de la connaissance de D.ieu », celui d’Isaac était : « Maintenant que vous avez été vivifiés, cherchez votre propre source d’eau. Creusez, enlevez toute la poussière, débarrassez-vous de la saleté qui encombre votre vie et vous allez révéler en vous-même une source de conscience divine qui servira à étancher votre soif spirituelle, durant toute votre vie. »

(Certes, Abraham avait aussi creusé des puits. Mais le fait que tous ses puits avaient été comblés par ses ennemis est éloquent. Toute la notion de creusage de puits est tellement peu caractéristique de son approche que les puits qu’il creusa s’avérèrent éphémères.)

À cet égard, Isaac représenta le parfait modèle pour l’humanité. Nous le voyons méditer dans un champ, évitant des conflits superficiels avec ses voisins, aspirant constamment à se raffiner, et toujours tourné vers l’intérieur. De cette façon, il put atteindre une perfection spirituelle si intense que, associée à ses succès matériels, elle attirait instinctivement les autres vers lui.1 Il n’avait pas besoin de rechercher des disciples, ce sont les disciples qui le recherchaient. Sa spiritualité charismatique l’emporta même sur les forces dirigeantes qui l’avaient auparavant banni de leur pays, par jalousie de sa réussite matérielle et de son succès auprès de ses disciples.2

C’est pourquoi cette paracha se nomme Toldot, qui signifie « descendants ». Adam, Noé, Chem, Abraham, Jacob et même Tera’h, Ichmaël et Esaü – les personnages principaux de la Genèse – eurent des descendants, elle la Torah juge bon de les énumérer. Pourtant, c’est seulement la chronique de la vie d’Isaac, telle que relatée dans la seule paracha centrée sur lui, qui est appelée « Toldot ». Car seul Isaac personnifia et professa l’approche qui assure des résultats durables, qui produise des disciples – des « enfants » spirituels – capables de continuer par leurs propres moyens.

Le point faible de l’approche d’Isaac fut que, comme il fit totalement dépendre son influence du degré de préparation de ses disciples, ils étaient limités dans leur capacité à s’élever par eux-mêmes. Ainsi, bien que les changements qu’ils opérèrent dans leurs vies sous la tutelle d’Isaac furent plus durables que ceux effectués par les disciples d’Abraham, les degrés de connaissance de D.ieu auxquels ils parvinrent furent bien moins élevés. Abraham leur montra des niveaux très hauts, mais ne put pas les maintenir là-bas. Isaac les maintint au niveau où il les avait pris, mais il ne leur apporta rien qu’ils ne fussent pas capables d’intérioriser.

De plus, en insistant pour que son auditoire s’élève pour recevoir la connaissance de D.ieu, Isaac rendit impossible à cette dernière de parvenir aux couches inférieures de l’humanité. Pour Abraham, cela n’avait pas été un problème.


La leçon que nous devons tirer de la vie d’Isaac est qu’alors qu’il est vrai que nous devons principalement imiter le travail d’Abraham et faire connaître D.ieu aussi largement que possible, nous devons en même temps ne pas négliger notre propre développement spirituel. Réussir à répandre la connaissance de D.ieu dépend de notre propre progrès spirituel, car nous ne pouvons espérer inspirer autrui si nous laissons nos propres sources spirituelles se tarir. Bien au contraire, plus ceux à qui nous nous adressons ressentent que nous prenons le développement de soi spirituel au sérieux, plus ils en viendront à partager notre enthousiasme, même s’il ne leur est communiqué que de façon subliminale.


Comme nous le verrons plus loin dans la Genèse, la véritable synthèse des approches d’Abraham et d’Isaac fut réalisée dans la vie et l’approche de Jacob, fils d’Isaac. Néanmoins, l’intensité intérieure qui caractérise l’approche d’Isaac en fait un élément central de la vision prophétique des temps messianiques. Jusqu’à la venue du Machia’h, nous sommes, tout comme Abraham, enjoints par la Torah d’apporter activement son message au monde non-juif.3 Dans les temps messianiques, en revanche, nous n’aurons pas à aller vers le monde, mais :

Il arrivera, à la fin des temps, que la montagne de la maison de D.ieu sera affermie sur la cime des montagnes et se dressera au-dessus des collines, et toutes les nations y afflueront. De nombreux peuples iront en disant : « Venez, gravissons la montagne de l'Éternel pour gagner la maison du D.ieu de Jacob, afin qu'Il nous enseigne Ses voies et que nous puissions suivre ses chemins. » Car la Torah sortira de Sion et la parole de D.ieu de Jérusalem.4

L’intense spiritualité émanant du Saint Temple à Jérusalem attirera à elle l’humanité tout entière comme un aimant. Tout comme Isaac n’eut pas besoin de quitter la Terre Sainte, le charisme spirituel du peuple juif inspirera le monde non-juif à venir dans la Ville Sainte y étudier la volonté de D.ieu, et ainsi le monde entier deviendra la demeure de D.ieu.5