Il s’écoule doucement, rapide et silencieux sur son lit régulier, sans heurt. Quelle force réside dans ces eaux ? Les eaux tranquilles vont loin, nous dit-on. Nous ne pouvons que l’imaginer, contemplant ce petit fleuve pittoresque.

Mais construisez un barrage dans ces eaux tranquilles. Un mur de pierres solides, scellées avec du mortier, renforcées avec de solides piliers de bois. Observez les eaux qui s’accumulent et le frappent, prêtez attention à leur flux furieux, à leur force refoulée pour tenter de briser l’obstacle. Voyez le petit fleuve pittoresque se déchaîner face à la résistance que lui oppose le barrage, pulvériser le mortier, fendre les poutres, éparpiller les pierres.

Regardez encore. Les eaux rageuses emportent les pierres, les rejetant le long des rives comme des petites balles de caoutchouc. Les pierres gagnent de la vitesse par elles-mêmes : le barrage a uni sa force à celle de la rivière, s’alliant à elle pour former une puissante avalanche d’eau et de pierres. Les pierres, plus lourdes que l’eau, dirigent maintenant le cours de la rivière, la rendant plus féroce.

Défi et opportunité

Manassé et Éphraïm : les deux petits-fils de Jacob à être seuls nés en dehors d’Israël, dans une Égypte dépravée et étrangère. Et pourtant, Jacob sent un lien particulier avec eux. Comme il le dit à Joseph : « Et maintenant, tes deux fils qui te sont nés en terre d’Égypte, avant que je ne vienne à toi en Égypte, sont les miens : Éphraïm et Manassé, comme Ruben et Siméon, ils seront pour moi. » Parce qu’ils sont nés en Égypte, ils sont miens, plus que les autres.

Jacob en Terre Sainte est un fleuve tranquille : ses forces sont latentes, son potentiel n’est pas manifeste. Joseph est Jacob en Égypte : un Jacob endigué, son intégrité mise à l’épreuve, ses forces défiées. Dans le galout – l’exil – de l’Égypte, Joseph donne naissance à Manassé et Éphraïm.

Manassé et Éphraïm représentent les deux dividendes du galout : le défi et l’opportunité. En nommant son premier fils Manassé (« oublier »), Joseph faisait référence à ses difficultés dans un environnement étranger, dans une Égypte déterminée à éradiquer tout souvenir de son foyer et de ses racines. Dans sa bataille contre l’oubli et l’aliénation, le Juif en exil révèle ses forces cachées les plus profondes et les plus puissantes. Il met au jour des trésors d’engagement et de détermination jamais exploités lorsqu’il était un fleuve tranquille s’écoulant sans encombre.

Mais l’exil est plus qu’un stimulant pour un potentiel latent. C’est aussi une ressource. C’est un barrage auquel l’on doit se mesurer puis que l’on prend pour allié, un obstacle dont la masse même permet à l’âme de dépasser le maximum de ses prouesses. Ainsi, après que le défi de Manassé a été remporté, naît Éphraïm, ainsi nommé parce que « D.ieu m’a permis de fructifier (hifrani) dans la terre de mon affliction ». La terre de l’affliction elle-même est faite pour fructifier et produire.

Le plus jeune frère

De nombreuses années plus tard, après que Jacob et ses fils eurent rejoint Joseph en Égypte, celui-ci conduisit ses deux fils chez Jacob pour qu’ils les bénissent.

Et Israël étendit sa main droite et la posa sur la tête d’Éphraïm, [même s’il était] le plus jeune, et sa main gauche sur la tête de Manassé, [même s’il était] le premier-né, croisant ses mains…

Et Joseph… dit à son père : « Pas ainsi, mon Père, car celui-là est le premier-né ; mets ta main droite sur sa tête. »

Mais son père refusa et dit : « Je sais, mon fils, je sais. Lui aussi deviendra une nation ; lui aussi sera grand. Mais son jeune frère sera encore plus grand que lui. »

(Genèse 48, 14-19)

Manassé est le premier né. D'abord, l’âme doit amasser ses propres ressources pour faire face au déracinement et à l’oubli du galout. Quand vient la tâche initiale de faire éclater le barrage, la rivière a du mal à utiliser le poids de ses pierres ; elle ne peut qu’utiliser le défi qu’elles présentent pour agiter et concentrer ses énergies dormantes.

Mais son jeune frère est encore plus grand que lui. Car le but des épreuves et des obstructions de la vie est plus que l’optimisation de son propre capital spirituel. Éphraïm représente l’opportunité de notre investissement dans la matérialité de l’Égypte ; le profit tiré d’un opposant qui devient allié, d’un environnement matériel transformé en une force divine.