Voici maintenant plus de deux siècles et demi, Rabbi Israël Baal Chem Tov posait un jalon décisif dans l'histoire de la Tradition Juive, en en révélant un aspect jusqu'alors insoupçonné : la 'Hassidouth. Cette doctrine, dont le propos essentiel était de rétablir la primauté de l'âme juive [et de sa mission sur terre] sur toute autre considération liée à la personne physique quelle définit ici-bas, divisa longtemps le judaïsme d'Europe centrale en deux camps opposés, dont les rivalités agitèrent douloureusement l'Histoire de notre peuple.

D'un coté elle suscitait l'engouement des masses populaires qui, reléguées dans leur ignorance et leur pauvreté, voyaient dans le 'Hassidisme une foi rédemptrice et susceptible de les élever au-dessus d'un monde par trop hostile. En face, elle déclenchait une levée de boucliers chez ceux qui voyaient en elle une tentative sournoise de détourner le Judaïsme des valeurs qu'il avait de tous temps portées.

Mais depuis, le temps et l'Histoire ont tranché, et fait justice des préjugés les plus solidement ancrés. A cela, deux raisons essentielles. D'une part, les Maîtres du 'Hassidisme furent de notoires autorités rabbiniques dont le savoir ne le cédait en rien à celui des meilleurs de leurs opposants. En second lieu, la rigueur de l'observance religieuse, loin d'avoir éternise en défaut, constitue encore à l'heure actuelle la caractéristique essentielle des communautés 'hassidiques. Aussi, le Judaïsme ne devait-il plus faire machine arrière, et la 'Hassidouth et ses valeurs, après avoir conquis l'Europe centrale, ont-elles gagné les communautés occidentales et sepharadites pour leur insuffler un dynamisme nouveau qui de nos jours, apparaît comme le grand moteur du retour à la Torah.

Mais qu'est-ce que la 'Hassidouth ? De quelle exclusivité peut-elle se prévaloir ? Quelles valeurs sont les siennes ? Et en quoi lui assurent-elles sa pérennité ?

Car si avec la 'Hassidouth, la Torah et la pratique des Mistvoth demeurent inchangées, quelle dimension fondamentale du Judaïsme la 'Hassidouth a-t-elle révélée ?

On pourra esquisser une réponse à ces questions à travers un mot de Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, fondateur du mouvement 'HaBaD (Loubavitch). Répondant à l'un des Maîtres de l'opposition au 'Hassidisme qui lui faisait remarquer que si les 'Hassidim allouaient du temps à l'étude, les autres en faisaient de même, Rabbi Chnéour Zalman lui dit : « Toute la différence est là : chez vous, l'étude de la Torah s'inscrit dans le temps, la nôtre s'inscrit dans l'âme. »

La vocation de la 'Hassidouth est ainsi de révéler, ce qui transcende les composantes traditionnelles de la Pensée Juive ; ce qui dans la Torah, n'est tributaire ni du temps ni de l'espace ; ce qui ne relève d'aucun schématisme conceptuel préétabli, d'aucune systématique de la pensée. Telle l'âme, qui nourrit chaque mouvement de la pensée, de la parole et chaque acte, sans être jamais entièrement incarnée par une seule fonction de l'être ; que l'on ne peut que qualifier, sans jamais pouvoir entièrement la définir, la 'Hassidouth est le ferment de la Pensée Juive telle qu'elle fut révélée à travers les générations. Elle constitue l'essence même de la pensée divine, parce que départie de toutes les incidences des composantes de l'univers dont la pensée humaine est immanquablement l'objet. D'où le nom « Âme de la Torah » (en hébreu : « Nichmatah DeOraïta ») généralement donné à la 'Hassidouth.

Pour comprendre le bien-fondé de cette appellation, il convient de considérer quelques aspects essentiels de la Tradition Juive. Celle-ci, trois fois millénaire a revêtu diverses formes à mesure que ses enseignements se transmettaient. Michnah, Talmud, Midrach, Aggadoth, Codes de Lois, sont autant de révélations d'un Judaïsme qui avec le temps, et le déclin des esprits, était perçu sous un jour moins transcendant. Au fil des générations, tandis que la connaissance augmentait et se répandait, le caractère absolu et divin

de la Torah était moins reconnu. La grandeur d'âme cédait le pas à la finesse d'esprit. La prière elle-même, expression première de la foi juive, était réduite à la portion congrue. Le corps était sain en apparence mais la vie commençait à manquer.

La substance de la 'Hassidouth en soi, n'était pas nouvelle. La forme que revêtait sa révélation l'était davantage. Déjà, à l'aube de l'époque talmudique, Rabbi Chimone Bar Yo'haï, illustre personnage de la Michnah, montrait dans son immortel commentaire de la Torah, le Zohar, que les concepts, les paroles et les faits consignés dans l'Écriture recèlent une vérité première qui fonde la dimension spirituelle du Judaïsme. Mais l'interprétation du Zohar n'est pas affaire de néophyte, et l'ouvrage ne commencera à délivrer son message que bien plus tard avec Rabbi Isaac Louria (le « ARIZaL ») et la Kabbale dont il fut l'un des grands révélateurs. Mais la Kabbale était elle aussi, d'un accès difficile, et ses enseignements n'atteignaient qu'un cercle restreint d'initiés. Déplus, la Kabbale procède d'une symbolique complexe, qu'il est aisé de galvauder, et qui n'a pas manqué de l'être.

Le Baal Chem Tov et son successeur Rabbi Dov-Ber de Mézeritch trouveront eux, les mots pour expliquer à tous–y compris les ignorants –, comment la Torah permet de donner tout son sens à la Création, et comment la pratique des Mitsvot peut amener chacun à percevoir le divin qui détermine chaque aspect de la vie, et à s'en imprégner. L'accès à D-ieu, pour ainsi dire, était ouvert à tous.

C'est l'âme de la Torah qui allait ainsi être révélée. Car si le Talmud, La Midrach, les Aggadoth sont d'authentiques révélations de la Torah de Moïse, l'étude de la 'Hassidouth elle, permet d'appréhender la façon dont le divin a investi et imprègne toutes ces manifestations de la pensée Toranique ; à l'image du corps, dont l'âme anime chacun des membres. La Torah elle aussi possède une âme, qui en les irradiant, confère à tous ses enseignements leur caractère divin et cosmique, et les apparente à leur source véritable : D.ieu.

La 'Hassidouth était née ; mais tout n'était pas dit. Le Baal Chem Tov avait indiqué la direction ; restait à frayer le chemin.

C'est ce que fit Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi. Partant du principe selon lequel l'âme est une émanation véritable de D-ieu, qui s'est, pour ainsi dire Lui-Même entièrement « investi » dans la Torah, Rabbi Chnéour Zalman va à travers l'analyse des attributs de l'âme juive, cerner les attributs divins dont ils sont issus et ainsi décrire le cheminement de la pensée divine telle que nos textes la véhiculent. Il montrera ainsi que l'étude de la Torah, lorsqu'elle est assortie d'une réflexion adéquate à la grandeur de Celui qui Se révèle en elle, permet aux composants de l'intellect de concevoir le divin, dont ils ne sont rien moins que la projection humaine. Ainsi sublimée, la pensée transfigurera les sentiments et la personne physique qu'ils déterminent. Ainsi s'accomplira la parole de Job (19,26) : « A travers ma chair je percevrai D-ieu. »

D'où le nom de 'HaBaD donné à cette pensée. 'HaBaD est en Hébreu le sigle de « 'Ho'hmah, Binah, Daath », qui signifient respectivement « Conception », « Compréhension », « Connaissance », qui constituent les degrés successifs de l'entendement.

Mais révéler l'incidence sanctificatrice de la Torah et des Mitsvot sur la matière, c'est affirmer le caractère cosmique des enseignements de la Torah, et c'est en étendre du même coup la portée à tout ce qui fait notre univers.

Car si, comme l'affirment nos Sages, « D-ieu a investi l'univers comme l'âme a investi le corps », la Torah, qui ne fait qu'un avec D-ieu (qui s'y est Lui-même « investi »), est l'âme d'un univers dont elle constitue le protocole, et son étude permet d'établir le lien du fini à l'infini...

Ainsi, après avoir été décisionnaire de la loi juive – il est l'auteur d'un Code de Lois qui fait autorité, appelé Choul'hane Arou'h HaRav–, Rabbi Chnéour Zalman devenait le décisionnaire de ce qui est appelé « l'Intériorité de la Torah » (« Pnimiouth HaTorah »).

Tous les concepts et les notions afférents à cette pensée devaient être soigneusement élaborés et très précisément définis.1 Ils se révéleront d'inestimables outils d'analyse et d'appréhension des textes fondamentaux de la Tradition Juive. Cette pensée fut ainsi le ferment d'un enseignement qui a chaque génération et jusqu'à nos jours s'est enrichi des paroles et des écrits

des Rabbis de Loubavitch successeurs de Rabbi Chnéour Zalman à la tête du mouvement 'HaBaD.

La bibliographie de la 'Hassidouth 'HaBaD est actuellement riche de plus de trois cents volumes (en dehors des divers recueils, anthologies et compilations). Aussi, en donner une présentation exhaustive relève de la gageure. A cet égard, l'approche adoptée par le Rabbi de Loubavitch, dans cet essai apparaît originale.

Dans un premier temps, l'auteur s'attache à cerner l'aspect quintessentiel [d'où le titre de l'ouvrage] de la 'Hassidouth, et la façon dont celle-ci permet de révéler tout ce qui est « essence » et perfection : D-ieu, la Torah, l'âme, et leur consécration ici-bas : le Machia'h (Messie).

Pour étayer son propos, le Rabbi a choisi d'évoquer une expression fondamentale de la foi juive, le « Mode Ani », récité chaque matin dès le réveil, et dont les mots traduisent la fidélité immuable au Créateur. Après en avoir expliqué le sens au différents degrés de l'exégèse traditionnelle, et leurs différentes portées quant à la pratique quotidienne des Mitsvot, le Rabbi nous en livre la profonde et véritable substance, telle que la 'Hassidouth la révèle, projetant ainsi une lueur nouvelle sur tout ce qui en avait été précédemment dit.

Le Rabbi conclut en exprimant le corollaire de son précédent propos, à savoir que la 'Hassidouth n'est pas une option du Judaïsme mais son germe séminal, et que sa diffusion correspond à une nécessité impérieuse, celle d'étendre le sacré au profane, incontournable préalable à la venue du Machia'h.

Mais pour concis que soit cet exposé, il ne se limite pas pour autant à une simple introduction aux concepts de la 'Hassidouth. Sa densité et son intensité font de ce texte un morceau d'anthologie de la 'Hassidouth, et lui donnent une place de choix dans la bibliographie 'hassidique.

Le texte principal de l'ouvrage est l'adaptation d'un discours prononcé par le Rabbi le 19 Kislev 1965. Cette date n'est évidemment pas fortuite puisque l'événement qu'elle commémore – la libération de Rabbi Chnéour Zalman des prisons tsaristes, laquelle caractérisait l'assentiment divin à la diffusion des enseignements du Baal Chem Tov –, valut à ce jour l'appellation de « Nouvel An de la 'Hassidouth ». Le thème du présent discours s'inscrivait ainsi parfaitement dans le contexte d'un tel jour.

En révisant le texte, en vue de sa publication, le Rabbi y adjoignit 135 notes. Bien qu'extrêmement concises, leur richesse ainsi que la variété des concepts auxquels elles renvoient imposaient qu'elles fussent explicitées et développées et les rendent indissociables du texte principal. Il est donc suggéré au lecteur d'en faire le meilleur usage.

Les traducteurs en langue française ont également jugé bon d'inclure à la fin de l'ouvrage (en plus des index et du glossaire, figurant dans l'édition originale) un petit lexique des ouvrages et thèmes de la pensée 'HaBaD référencés par le Rabbi dans cet essai.

Il convient également de noter que les titres des chapitres ont été donnés par les traducteurs en langue anglaise.

Nous exprimons le souhait que cet ouvrage soit lu avec intérêt. Puisse-t-il contribuer à montrer que, bien plus que la religion-providence espérée par les uns, et – faut-il le dire –, l'ersatz simplificateur redouté par les autres, la 'Hassidouth constitue peut-être la sève vivifiante du judaïsme.

Chlomoh Brodowicz

18 Elloul 5749 -18 septembre 1989