Moché était un Juif fort pieux, qui avait une femme et un foyer tout bruissant d’enfants. Il exploitait une auberge dans un village appartenant à un noble polonais, le comte Tadeusz Wisocki, propriétaire de vastes domaines comprenant des forêts, des lacs, des villages et même des villes. Moché était l’un des nombreux Juifs à qui le comte accordait, moyennant paiement, diverses concessions sur des pêcheries, des forêts, des distilleries et des auberges. Celle dont jouissait Moché lui venait de son père qui l’avait obtenue du père même du comte. Les années étaient tantôt bonnes, tantôt médiocres et parfois même franchement mauvaises ; et dans ce dernier cas, Moché avait quelque difficulté à payer ponctuellement son loyer annuel. Le vieux comte était un homme bon ; il se montrait patient à l’égard de ses locataires quand ils n’avaient pas réglé leur dû dès le premier jour de l’année. Malheureusement, son fils était plus exigeant. Il dépensait beaucoup, et se trouvait toujours à court de ressources. Il donnait des fêtes auxquelles il conviait ses amis, des gentilshommes du voisinage ; et bien que ses revenus fussent considérables, l’argent quittait ses mains plus vite qu’il n’y venait.

Le jeune comte fut donc fort irrité du retard de « Mochké ». L’année avait été plutôt mauvaise pour le pauvre aubergiste. Un été chaud et une sécheresse excessive n’avaient laissé aux paysans qu’une maigre récolte. Avec des ressources si réduites, ils ne pouvaient s’offrir les plantureux repas, arrosés généreusement de bonne bière qu’ils se permettaient en des temps meilleurs. À cela, il fallait ajouter un hiver particulièrement rigoureux, riche en tempêtes de neige qui isolaient le village des semaines, des mois durant. Dans ces conditions, les voyageurs de passage étaient forcément rares. Moché avait bien eu la prévoyance de mettre de côté l’argent qu’il pouvait, mais le rude hiver l’avait contraint contre toute attente à entamer cette réserve, et même à la dépenser entièrement. Et, quand vint la fin de l’année, il alla trouver le comte les mains vides. Il le supplia de lui accorder un délai, comme le vieux comte en accordait à son père. Le jeune propriétaire fit des difficultés, mais unit par consentir à Moché un délai de six mois.

L’année suivante ne fut guère meilleure. Heureusement pour le pauvre aubergiste, le comte était absent ; il chassait au loin, voyageait, et ne revint qu’à la fin de l’année. Moché lui devait ainsi deux termes annuels, et il n’avait même pas de quoi payer le loyer de six mois. Peu de temps avant l’échéance, il alla trouver son propriétaire, encore une fois les mains vides, et sollicita un délai supplémentaire. Furieux, le comte ordonna à ses gens de le jeter dehors, non sans lui avoir donné, au préalable, quelques coups de bâton. Il l’avait averti que faute d’honorer sa dette, toute sa dette, le premier jour de l’année, il le ferait jeter en prison, et le priverait tout bonnement de son gagne-pain en lui enlevant l’auberge. 

Un sentiment de respect

Le cœur lourd, les membres endoloris, Moché rentra chez lui et fit part à sa femme de leur malheur. Elle réfléchit un moment, puis lui dit :

– Te souviens-tu de ce voyageur juif, de passage à l’auberge il n’y a pas très longtemps, et qui nous a parlé d’un saint homme qui vit à Medziboz, non loin d’ici ?

– Tu veux parler de Rabbi Israël Baal Chem Tov ? C’est lui qui vit à Medziboz, répondit Moché.

– C’est ça ! Tu te rappelles tout ce qu’on nous a raconté sur lui, et comme il est venu en aide à tant de gens dans le malheur ? Si j’étais toi, j’irais le trouver sur-le-champ. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre que d’une manière ou d’une autre, il nous tirera d’affaire. Moché hésitait : il ne pouvait accepter avec enthousiasme cette suggestion. Toutes ces histoires qu’on lui avait racontées sur le Baal Chem Tov, il se demandait s’il devait vraiment y croire. Mais d’autre part, cette situation sans issue où il se trouvait, seul un miracle pouvait l’en tirer. Il ne montra pas d’empressement cependant. Mais sa femme, qui tenait à son idée, le pressait jour après jour de tenter l’unique chance qui leur restait. Il finit par accepter. Il n’avait pas le choix, et d’ailleurs que perdrait-il ?

À peine Moché se trouva en présence du Baal Chem Tov qu’un sentiment de profond respect l’envahit. Il se ressaisit cependant, et conta au saint homme les graves ennuis dans lesquels il se débattait. Le Baal Chem Tov lui dit d’avoir foi en Dieu. Aussitôt, Moché se sentit apaisé. Puis, le Baal Chem Tov lui remit une pièce d’argent et lui dit : « Va au prochain marché qui se tiendra dans ton village, et promène-toi d’un point à l’autre sans but défini. Quand un paysan voudra te vendre quelque chose, achète aussitôt, sans hésiter. Cela fait, reviens me voir, et je te dirai ce qu’il faudra faire ensuite. »

La peau d’agneau

Moché regagna son village. Mais plus il approchait de l’auberge, plus l’angoisse qui avait disparu lui revenait. Un doute lui tenaillait le cœur et l’esprit : comment l’homme, même si c’était un saint, allait-il s’y prendre pour le sauver, lui et sa famille ? Arrivé chez lui, il fit part de son anxiété à sa femme. Mais celle-ci avait plus de foi que lui dans le Baal Chem Tov. « Fais comme il te l’a dit, Moché. Qu’as-tu à y perdre ? »

Le matin du dimanche suivant, les paysans des environs arrivèrent nombreux. Ayant attaché leurs chevaux sur la place du marché, ils allèrent à l’église. Après la messe, comme d’habitude, le marché commença. Toujours harcelé par sa femme, Moché l’aubergiste s’y rendit et se mit à se promener comme le lui avait dit le Baal Chem Tov. À un moment, un jeune paysan s’approcha de lui et lui proposa une peau d’agneau pour une pièce d’argent. Se souvenant des instructions données, Moché n’hésita pas. Il donna la pièce d’argent au paysan et prit la peau d’agneau.

Il était tout excité quand, rentré chez lui, il conta à sa femme ce qui était arrivé. Puis, sans perdre de temps, et rendu confiant, il alla trouver le Baal Chem Tov et lui montra la peau qu’il venait d’acheter.

De très précieux cadeaux

Le Baal Chem Tov promena dessus ses doigts. « Quelle belle peau d’agneau ! s’exclama-t-il. Tu as fait là une bonne acquisition, Moché. Maintenant, écoute-moi avec attention. La semaine prochaine le comte Wisocki donne une fête à l’occasion de son anniversaire. Beaucoup de personnes apporteront des présents. Vas-y toi aussi et offre-lui cette peau d’agneau en cadeau. »

Moché revint chez lui. Il paraissait à nouveau très malheureux, et il conta à sa femme le résultat de sa visite.

– Tu te rends compte ! Une peau d’agneau en cadeau d’anniversaire ! Et à qui ? Au comte même qui aura les présents les plus riches et les plus précieux ! Le mien aura l’air d’une mauvaise plaisanterie. Dire que le Baal Chem Tov s’est exclamé : « Quelle belle peau d’agneau ! » Moi je n’y vois qu’une peau bien ordinaire, pas assez grande pour y tailler une veste de fourrure convenable même pour le plus démuni des paysans !

– Qui sommes-nous pour oser mettre en doute les paroles d’un tel saint ? répondit sa femme. Ce qu’il a prévu s’est toujours réalisé, n’est-ce pas ? Donc il faut avoir foi en lui, Moché.

Le jour de la fête organisée par le comte vint. Des nobles de tous les coins du pays, dans de somptueux carrosses, passèrent devant l’auberge, en route vers le château. Ils portaient, comme Moché l’avait prévu, de riches présents. Plus Moché en voyait défiler, plus son courage s’évanouissait. N’était sa femme qui ne cessait de le harceler, il aurait volontiers tout abandonné.

Plein d’appréhension, il prit de fort mauvaise grâce le chemin du château, la peau d’agneau pliée sous le bras. Il trouva à la grille un grand mouvement de carrosses et de personnes. Des invités continuaient à affluer. Moché s’arrêta. Il se sentait tout à fait perdu, et ne savait que faire. À ce moment, un valet en livrée l’aperçut et lui cria : « Hé, Mochké, toi aussi tu as apporté un cadeau ? Donne, donne-le-moi ! »

« Enfermez-le ! »

Comme dans un rêve, Moché sentit qu’on lui prenait sa peau d’agneau, et qu’on le conduisait jusqu’au hall d’entrée. Là, on lui dit d’attendre. Le valet porta la peau d’agneau au comte que de nombreux amis entouraient.

– Monsieur le Comte, c’est le cadeau d’anniversaire de Mochké l’Aubergiste, annonça-t-il.

Le comte prit la peau d’agneau, y jeta un regard et la lança avec mépris au valet. « Oh ! L’impudence de ce misérable Juif ! » s’écria-t-il. « Saisissez-le et enfermez-le dans les caves ! Je m’occuperai de lui plus tard ! » ajouta-t-il au valet.

Celui-ci se retira vivement, tandis que les rires fusaient. Les invités avaient un peu bu. L’incident acheva de les mettre en train. Ils se mirent à taquiner gentiment leur hôte. « Cela pourrait faire un beau manteau d’astrakan, Tadeusz », plaisanta l’un d’eux. Ou peut-être un joli plaid pour les genoux, la nuit, au coin du feu », railla un autre, tandis qu’un troisième la ramassait et l’examinait avec attention.

« Mais au fait, regardez ! s’écria-t-il soudain. Ma parole, c’est une très belle peau d’agneau ! »

Une merveille

Curieux, les invités l’entourèrent, tandis qu’il déployait la peau. Et effectivement, tous semblaient émerveillés, car au centre de la peau, ils voyaient une broderie d’une beauté extraordinaire, faite de mots et de lettres qui formaient le nom du comte Tadeusz Wisocki et sa date de naissance. Les armoiries de la famille ornaient l’inscription. Ce fut un revirement général

« Hé bien ! Je n’ai jamais rien vu de pareil ! » s’écria en substance chacun d’eux, frappé de stupéfaction devant une telle œuvre d’art.

Le plus agréablement surpris fut, bien entendu, le comte lui-même. Jamais à ce jour, il n’avait vu chose aussi remarquable. « Ramenez-moi ce Juif sur-le-champ ! » dit-il à l’un des valets, qui se hâta d’obéir.

Pâle d’épouvante, et plus mort que vif, Moché l’Aubergiste reparut devant le comte et ses amis. Il n’aurait pas donné cher de sa vie et se préparait au pire. Dans sa terreur il imaginait les plus affreux sévices. Peut-être qu’on allait se servir de lui comme d’une cible vivante pour des exercices de tir... Il supplia qu’on l’épargnât, et qu’on eût pitié de sa femme et de ses enfants.

« Cesse donc tes jérémiades ! cria le comte. Dis-moi plutôt où tu as trouvé cette peau d’agneau. »

Moché, loin d’être rassuré, reprit ses supplications, jurant que ses intentions étaient bonnes. Le comte mit quelque temps avant d’arriver à apaiser ses craintes et à l’assurer que personne ne lui voulait de mal. Il répéta à l’aubergiste éploré qu’au contraire, lui, le comte, était très satisfait et désirait connaître l’artiste qui avait brodé ce merveilleux motif sur la peau d’agneau.

La sainteté du Baal Chem Tov

Que pouvait répondre Moché ? Il conta tout bonnement son histoire au comte : comment il s’était décidé à aller trouver le Baal Chem Tov, à Medziboz ; le conseil de ce dernier d’acheter le premier objet qu’on voudrait lui vendre au marché, et d’aller l’offrir au comte ; enfin comment, à son corps défendant, il avait obéi.

Impressionnés, le comte et les invités chargèrent Moché de toutes sortes de présents pour le saint Rabbi, afin que ce dernier consentît à leur donner sa bénédiction. C’était à qui offrirait le plus de cadeaux. Le comte déclara solennellement devant l’assistance que la dette de Moché envers lui était effacée, et qu’à partir de ce jour, il pourrait continuer à exploiter l’auberge sans payer aucun loyer, aussi longtemps qu’il le désirerait. Il mit fièrement la peau d’agneau autour de sa tête et s’écria : « Quel beau chapeau de fourrure cela va faire ! »

Moché ne pouvait, à lui seul, emporter tous les objets d’or et d’argent dont on l’avait comblé. Le comte le fit reconduire chez lui dans son propre carrosse, en recommandant aux laquais qui l’accompagnaient d’obéir à tous les désirs de l’aubergiste.

L’épouse de ce dernier faillit se sentir mal quand elle le vit descendre du carrosse comme un prince, après que les laquais du comte l’eussent précédé pour lui en ouvrir la portière. Moché ne demeura chez lui que le temps nécessaire pour raconter brièvement à sa femme la suite merveilleuse de son histoire après qu’il eût quitté son auberge, la peau d’agneau sous le bras. Il demanda au cocher qui l’attendait de le conduire sans tarder à Medziboz, chez le saint Baal Chem Tov qui l’avait tiré si miraculeusement de la situation désespérée où il se trouvait.