« Et Je vous séparerai des nations pour être Miens » – Lévitique 20, 26.

Elle n’avait rien de particulier, mais elle était juive et c’était tout ce qui comptait. Ses yeux verts pétillaient d’intelligence, son visage rayonnant de bonté était balayé d’une mèche de cheveux brun foncé. Mais elle était juive et ses camarades de classe ne s’embarrassaient ni d’intelligence ni de bonté. Puisque Katya Umansky était juive, c’était leur privilège de la tourmenter, de lui faire honte et de lui faire mal.

Chaque jour, de nouveaux tourments. Personne ne voulait devenir son amie ; durant les récréations, on l’ignorait ou, pire, on lui lançait des pierres, on la heurtait avec les cartables, on l’affublait de surnoms cruels, mais elle ne pleurait pas.

- C’est quoi un Juif, Maman ? demanda-t-elle un jour à sa mère qui avait toujours réponse à tout.

- Ce n’est pas important, Katya, se contenta de répondre sa mère, peu loquace cette fois-ci.

- Est-ce que je suis…, j… enfin, ce mot, Maman ?

Maman se baissa, caressa le menton tremblant de sa fillette et continua : « Ce n’est pas cela qui est important, ma fille. Ce qui compte, c’est d’être une bonne personne ! »

Katya hocha la tête : la question restait brûlante mais elle se voyait obligée de la glisser au fond de son cœur, avec tant d’autres questions, avec ses larmes.

Comme elle aurait voulu que ses cheveux châtains deviennent blonds en une nuit ! Que ses yeux noirs deviennent bleus pour qu’elle puisse enfin se débarrasser de cette terrible… infirmité qu’on appelait juif. Oui, cela devait être une maladie honteuse.

Elle grandissait, elle apprit à vivre avec sa peine, ses camarades apprirent à contenir leur hostilité. Après tout, Katya faisait partie de l’intelligentsia soviétique, l’élite de la société qui possédait connaissances et compréhension de la culture, de l’histoire et de la réalité. Chez ses parents, des intellectuels discutaient de l’avenir du monde, de la foi dans le communisme de l’U.R.S.S., de nouveaux livres, des nouvelles du monde. Comme une éponge, elle absorbait tout mais gardait ses questions.

C’est à l’université que l’incroyable arriva : Galya Alexandra – l’élégante et populaire Galya – devint son amie. Grande et mince, Galya avait les cheveux blonds et les yeux bleus et Katya se sentait si bien en sa compagnie. Bien habillée, toujours à la pointe de la mode, Galya était aussi extrêmement intelligente ; ensemble elles lisaient les mêmes livres, assistaient aux mêmes films et aux mêmes concerts de musique classique. Enfin…

Un soir, alors qu’elle cherchait un livre dans la salle à manger, elle entendit ses parents discuter avec sa grand-mère dans la cuisine. Celle-ci suggérait, à voix basse, de changer le passeport de Katya, elle envisageait de proposer un pot de vin à l’employé de l’état civil afin qu’il change la cinquième ligne, celle où il était écrit : « Yevrei », juif, en guise de nationalité.

Katya était stupéfaite. Pourquoi cela ? Et pourquoi justement sa grand-mère alors que celle-ci parlait encore le yiddish, jeûnait Yom Kippour et mangeait de drôles de galettes – qu’on appelait Matsot – durant la semaine de Pessa’h ? Au fond, sa grand-mère voulait éviter à Katya toutes les difficultés qu’elle-même avait subies pour survivre en Sibérie sous Staline.

Mais Katya ressentait un appel spirituel, elle recherchait D.ieu. C’est alors que Galya lui suggéra de visiter un monastère. L’idée plut à Katya. Si elle pouvait se débarrasser du Judaïsme – comme semblait suggérer sa grand-mère – elle essaierait la religion russe.

- Que dois-je faire ? demanda Katya, anxieuse.

- Tu n’as qu’à m’imiter ! répondit Galya.

Et Katya s’y appliqua du mieux qu’elle put.

Galya s’approcha du prêtre : « Père ! Bénissez-moi ! »

Elle avait baissé la tête ; le prêtre avait mis ses mains sur son front et l’avait bénie. Katya n’avait qu’à faire de même. Mais elle se sentait submergée par un sentiment de dégoût. Elle ne comprenait pas pourquoi. Sans un mot, elle s’approcha du prêtre, baissa les yeux mais… elle ne pouvait se résoudre à baisser la tête. Elle se sentait faiblir.

Le prêtre la regarda avec colère : « Que fais-tu ici ? criait-il enragé. Sois maudite ! Sale juive! Je ne veux plus te voir ! »

Être ainsi interpellée par un homme supposé être un modèle de bonté la stupéfia. Elle ne savait plus comment réagir : rire ou pleurer ? Toutes ses questions de petite fille resurgissaient, avec une vague réponse :

- Merci, oh D.ieu ! murmura-t-elle. Cet homme m’a montré qui je suis vraiment !

Donc elle était juive. Mais qu’est-ce que cela signifiait ? La réponse lui vint par un groupe d’étudiants juifs qui lui demandèrent d’écrire une pièce sur la dissidence juive. Pour cela, elle se rendit à la synagogue Marina Rochtsa à Moscou.

- Monsieur ! s’adressa-t-elle à l’homme barbu qui l’accueillit. J’écris un article sur le mouvement dissident juif et…

- C’est l’heure d’allumer les bougies, ma fille ! répondit l’homme, calmement. Savez-vous comment les allumer avec la bénédiction ?

- Allumer les bougies ? Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais je peux le faire…

- D’accord. (Quelle bonté dans sa voix.) Voici la bougie, répétez après moi.

Katya alluma la bougie et ses yeux se remplirent de larmes. D’où venaient ces larmes ? Jusqu’à présent, elle s’était toujours considérée comme forte et capable de se dominer. Que lui arrivait-il ?

A travers ses larmes, elle vit l’homme lui tendre un livre de prières traduit.

Les larmes continuaient.

Elle qui était si bien éduquée, si intellectuelle…

Elle ouvrit le livre, se sentit ridicule mais une petite voix murmurait : « C’est exactement ce qu’il te faut. »

La prière se terminait, un fidèle l’invita chez lui pour le repas de Chabbat. La maîtresse de maison l’accueillit avec le sourire, le repas fut un régal pour le corps et pour l’âme…

« Oui je suis juive, se dit Katya, je vais faire ce qu’on me dit. »

Soudain, au fond d’elle-même, elle ressentit une sorte de gratitude envers ses anciennes camarades, envers les autorités soviétiques, envers le prêtre : « Merci ! Merci de m’avoir mise à l’écart, de ne pas m’avoir laissé devenir une des vôtres. Maintenant je sais à qui j’appartiens ! A mon peuple ! »