La disparition de Rabbi Elyahou Baal Chem fut suivie d'une des époques les plus noires du judaïsme d'Europe Centrale et de l'Est. Celui-ci fut soumis à de tragiques événements qui l'ébranlèrent tant de l'extérieur que de l'intérieur.
L'ennemi extérieur fut d'abord la horde de cosaques dirigés par Bogdan Khmielnitski qui, dans sa révolte contre le pouvoir polonais, s'attaqua physiquement aux communautés juives de la façon la plus cruelle, ravageant des communautés entières, massacrant sans pitié hommes, femmes et enfants. Ces terribles pogroms, connus dans l'histoire juive sous le nom de « décrets1 des années 408-409 »2, décimèrent le monde juif d'Europe de l'Est au cours des années 1648-49. A ces tueries, succédèrent les pogroms perpétrés sur les communautés de Russie à l'instigation du roi de Suède. Le nombre de victimes de toutes ces persécutions qui s'étalèrent sur près de trente ans se compte en centaines de milliers de personnes.
Ces événements plongèrent les juifs d'Europe Centrale et de l'Est dans une grande misère. La misère augmenta la masse populaire inculte, formée de juifs trop préoccupés par leur survie quotidienne pour pouvoir s'adonner à l'étude des textes sacrés. Celle-ci fut peu à peu mise à l'écart par les érudits, souvent érudits parce qu'épargnés par les massacres.
Le profond désarroi des juifs persécutés et meurtris se traduisit par un renouveau de l'attente des temps messianiques. Cette attente se cristallisa avec l'apparition, vers 1660, d'un mouvement messianique dirigé par Shabbataï Tsvi. Celui-ci se prétendit être le messie venu délivrer les juifs de leurs tourments. Son charisme et les épreuves que traversait alors le peuple juif favorisèrent un vent d'enthousiasme qui transporta même, dans un premier temps, un certain nombre de maîtres et d'érudits de l'époque. Sa folle témérité qui le conduisit à la conversion à l'Islam enleva cependant toute illusion au peuple. Seul un noyau de ses disciples continua à croire en lui, interprétant sa conversion comme une descente pour remonter plus haut.
La désillusion provoquée par l'échec du faux messie occasionna une blessure morale qui s'ajouta aux souffrances physiques subies par les juifs de Russie et de Pologne de l'époque.
Tous ces événements donnaient au mouvement des « justes cachés », fondé par Rabbi Elyahou de Worms à la fin du seizième siècle, un caractère indispensable. Ces justes, qui se mêlaient au peuple apportaient, par leurs paroles et leurs récits tirés de la tradition juive, un réconfort inestimable à ces pauvres juifs écrasés par le fardeau de leur vie quotidienne.
Malheureusement, le dénouement de l'épisode de Shabbataï Tsvi, qui avait fondé son mouvement sur des bases pseudo-kabbalistiques, renforça la méfiance à l'égard de la Kabbale et la transforma en une véritable guerre contre tous ceux qui l'étudiaient. Naturellement, les justes cachés, qui tiraient leur éthique de la tradition ésotérique, étaient au premier rang de cette guerre et devinrent l'objet de véritables persécutions de la part des opposants à la Kabbale.
C'est dans ce difficile contexte que Rabbi Yoel de Zamochtch prit la succession de Rabbi Elyahou Baal Chem à la tête de la confrérie des justes cachés.
Le père de Rabbi Yoel, Rav Israël Yosseph, était un érudit de la ville de Pozna. Il fréquentait l'académie talmudique de Rabbi Mordékhaï Yaffé. Bien que Rabbi Mordékhaï Yaffé enseignait aussi bien le Talmud que la Kabbale, Rav Israël Yosseph, malgré son attachement à son maître, ne se consacrait qu'à l'étude du Talmud.
Rav Israël Yosseph n'avait pas d'enfants car tous ses enfants décédaient dans leur jeune âge, au grand désespoir de Rav Israël Yosseph et de son épouse. Plus d'une fois il avait confié sa peine à son maître qui le consolait et le bénissait.
Au cours l'hiver de l'année 1612, Rabbi Mordékhaï Yaffé tomba malade. Sentant sa fin prochaine, il réunit ses disciples les plus proches et bénit chacun d'entre eux selon ses besoins. Parmi eux, se trouvait Rav Israël Yosseph auquel il déclara : « Pour que tu aies un fils, il faut que tu étudies la Kabbale. De plus, tu dois t'engager à consacrer ce fils à l'étude du Talmud et à l'envoyer, lorsqu'il aura vingt ans, étudier la Kabbale chez un maître éminent dans ce domaine. »
Après la disparition de son maître, Rav Israël Yosseph alla s'installer dans la ville de Zamochtch et se mit à l'étude de la Kabbale. Un peu plus d'un an plus tard, son épouse donna naissance à un fils qu'ils nommèrent Yoel.
Le petit Yoel était un enfant en pleine santé qui se distinguait par ses prédispositions à l'étude et étonnait son entourage. Vers l'âge de quinze ans, comme c'était l'usage à l'époque, son père le maria et il continua à s'adonner à l'étude du Talmud, à la charge de son père, jusqu'à l'âge de vingt ans. Son père se souvint alors des directives de son maître et chercha un maître éminent en matière de Kabbale pour parfaire l'éducation de son fils. Ne se sentant pas apte à réaliser lui-même cette mission, il chercha, sans succès, un maître qui répondait critères de Rabbi Mordékhaï Yaffé.
Un soir où il s'était assoupi, son maître lui apparut en rêve et lui dit : « Ne te soucie donc point ! Envoie ton fils à Prague chez Rabbi Elyahou Baal Chem. »
Le jeune Yoel revenait alors de la Yéchiva3 de Brisk où il avait étudié sous la direction de Rabbi Yoel Sirkes dont le maître était un condisciple de Rabbi Elyahou Baal Chem. Dans cette Yéchiva, on étudiait la Kabbale en secret mais le jeune Yoel était tenu à l'écart de cette étude du fait de son jeune âge. Il se réjouit donc à la nouvelle de son départ à Prague.
A son arrivée là-bas, Rabbi Elyahou qui, malgré son âge avancé, s'adonnait sans relâche à l'étude des textes traditionnels, le reçut personnellement et lui porta une attention toute particulière. Il étudia avec lui et lui transmit tous les secrets kabbalistiques qu'il connaissait pendant les cinq années où Rabbi Yoel resta dans sa Yéchiva.
Selon les directives de Rabbi Elyahou, Rabbi Yoel retourna à Zamochtch où il ouvrit une académie talmudique qui acquit une grande renommée dans le monde juif de l'époque. Là-bas, de grands érudits pouvaient étancher leur soif de connaissances talmudiques et ésotériques.
Comme son maître, Rabbi Yoel était à l'écoute des pauvres et des déshérités, qui, en ces périodes de troubles, étaient légion. Il les aidait moralement et matériellement souvent de façon miraculeuse. Un certain nombre de récits sont rapportés aussi à propos de ses actions miraculeusement salutaires lors du déferlement des troupes sanguinaires de Bogdan Khmielnitski.
Rabbi Yoel Baal Chem intensifia ainsi l'action des justes cachés. Ceux-ci allaient de village en village, se présentant comme des hommes du peuple. Ils venaient sur les places des marchés, attiraient l'attention par des cabrioles ou en jonglant et, lorsque la foule s'était amassée autour d'eux, ils racontaient des paraboles dans lesquelles ils faisaient passer des enseignements fondamentaux du judaïsme qui allaient droit au cœur de ces juifs condamnés à l'ignorance par leur condition sociale.
Peu de détails sont connus sur Rabbi Adam Baal Chem qui prit la suite de Rabbi Yoel à la tête des justes cachés. Il semblerait qu'il était issu d'une famille d'érudits qui s'opposaient à l'étude de la Kabbale. Il étudia, dans sa jeunesse, dans la Yéchiva de Rabbi Chlomo Chmouel de Polotzk qui était un des plus éminents disciples de Rabbi Chamaï Zoundel, fils de Rabbi Pinhas Zélig de Spire, fondateur de l'opposition à la diffusion de la Kabbale en Allemagne4. Malgré son éducation, il adopta les points de vue de l'école que combattaient ses maîtres et rejoignit l'académie talmudique de Rabbi Yoel de Zamochtch dans laquelle il étudia pendant quinze ans.
Rabbi Adam fut le dernier des Baaleï Chem qui menèrent pendant près d'un siècle et demi un combat acharné pour la survie du judaïsme au sein de la masse populaire en Europe Centrale et de l'Est. Leurs actions miraculeuses et les agissements secrets de leurs disciples apportèrent chaleur et réconfort aux cœurs des juifs de ses régions brisés par les épreuves. Mais leur activité secrète était encore insuffisante dans une Europe qui se remettait difficilement de ses profondes blessures. Il fallait agir au grand jour. C'est ce que fit leur successeur : Rabbi Israël Baal Chem Tov...
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