La diffusion du Zohar1 suscita, au seizième siècle, un regain d'intérêt pour la pensée ésotérique qui se cristallisa, en orient, autour des écoles du RaMaC et du ARIZaL.
Parallèlement, en occident, apparurent de grands maîtres de la Kabbale dont l'action posa les jalons qui devaient conduire à l'éclosion du mouvement hassidique.
Le premier de ces maîtres s'installa à Worms, en Allemagne, en 1590. L'histoire de sa naissance et sa jeunesse nous a été véhiculée par la tradition hassidique:
Vers l'an 1503, arriva à Cracovie un kabbaliste originaire d'Espagne du nom de Rabbi Yosseph Youzpa. Sa vie d'ascète imprégnée de sainteté provoqua le respect et l'admiration de la communauté. Bien qu'âgé d'une cinquantaine d'années, Rabbi Yosseph était célibataire.
Vers 1535, une jeune femme de Cracovie perdit son mari qui était un notable de la communauté. N'ayant pas d'enfant, elle était soumise à la loi du lévirat2 dont elle fut libérée, selon la loi juive, par son beau-frère. Comme c'était la coutume à Cracovie, le Tribunal Rabbinique proclama que tout homme qui l'épouserait réaliserait une bonne action qu'il encouragerait par sa bénédiction et par son aide.
Quelques mois plus tard, Rabbi Yosseph Youzpa se présenta aux juges et leur déclara que, bien que célibataire jusqu'à présent, il avait décidé de se marier pour des raisons qu'il ne pouvait leur révéler. Il demandait donc en mariage la jeune veuve. Etonné, le Tribunal Rabbinique la convoqua et, avant même qu'il lui soumette la proposition du kabbaliste, celle-ci éclata en sanglots et leur avoua que, depuis plusieurs semaines, son père lui apparaissait en rêve pour lui enjoindre, avec une insistance grandissante qui s'était transformée en menace, d'épouser Rabbi Yosseph Youzpa.
Devant ce signe du ciel, le mariage fut décidé et célébré en présence de la communauté toute entière. Celle-ci prit les besoins financiers du nouveau couple à sa charge pour permettre à Rabbi Yosseph de continuer à s'adonner aux études qui lui étaient si chères.
En 1537, deux ans après leur union, ils eurent un fils que son père appela Elyahou, prénom hébraïque du prophète Elie. Rabbi Yosseph assura lui-même l'éducation de son fils et le fit participer très jeune à tous les rites de la vie religieuse.
En 1550, quelques semaines avant la majorité religieuse de l'enfant3, Rabbi Yosseph annonça à son épouse sa disparition prochaine et lui dit que, peu de temps après, leur fils lui demanderait la permission de la quitter, ce qu'elle devrait accepter car l'âme de leur enfant était descendue ici-bas pour une très haute mission. Il la bénit et la pria d'accepter toute proposition de mariage convenable après son départ de ce monde.
Ainsi, peu de temps après la disparition de son père, alors qu'il venait d'avoir treize ans, le jeune Elyahou quitta sa mère avec sa bénédiction, pour une destination inconnue.
Lorsqu'il réapparaît à Worms, quarante ans plus tard, il est marié et père de deux fils et d'une fille, tous trois vivant en d'autres lieux avec leurs familles.
Dès son arrivée, Rabbi Elyahou ouvrit une école talmudique4 de haut niveau qu'il finançait lui même, où des disciples, triés sur le volet, étudiaient les parties exotériques ainsi qu'ésotériques du judaïsme.
Son impressionnante érudition à laquelle venaient s'ajouter un esprit quasi-prophétique et d'étonnants pouvoirs en matière de guérison firent affluer vers sa maison, ouverte à tous, une multitude de juifs de Worms et d'ailleurs. En particulier, les pauvres et les déshérités y trouvaient un précieux refuge.
Ses bienfaits lui firent mériter le surnom de « Baal Chem » (homme de renom) que garderont ses deux successeurs et qui sera à la base de celui de Rabbi Israël Baal Chem Tov, « l'homme au bon renom », fondateur du hassidisme.
Parallèlement à ces actions au grand jour, Rabbi Elyahou avait mis sur pied un réseau de « justes cachés » qui regroupait des érudits de haut niveau tant en matière talmudique que kabbalistique. Disséminés dans les communautés d'Europe centrale et de l'est, ces hommes, qui se mêlaient au peuple, avaient une double mission: d'une part, donner une vitalité nouvelle aux gens du peuple, souvent délaissés par l'aristocratie de l'étude et, d'autre part, gagner à leur cause d'autres érudits chez qui ils décelaient des prédispositions aux études ésotériques.
Rabbi Elyahou mena ainsi ses activités pendant une dizaine d'années au cours desquelles sa renommée alla en grandissant et s'étendit jusqu'au confins de l'Europe centrale voire de l'Est.
Le Zohar avait été imprimé pour la première fois en 1558 à Mantoue et Cremona, en Italie. Deux grands maîtres du judaïsme italien de l'époque, Rav Azriel Tartibo et Rav Yosseph Itling, recteurs des académies talmudiques d'Ascola et de Cremona, en envoyèrent un exemplaire à Rav Eliézer, guide religieux de la communauté de Francfort, lui-même féru en matière de Kabbale. Il fut alors transporté par la profondeur et la richesse de l'ouvrage qu'il fit parvenir aux maîtres du judaïsme allemand. La plupart d'entre eux le reçurent avec enthousiasme et y puisèrent des trésors de connaissance et d'éthique.
A cette époque, un jeune étudiant du nom de Rav Pinhas Zélig, aussi brillant qu'obstiné, exprima de fortes réserves, qui se muèrent en une véhémente opposition, à l'égard de l'étude du Zohar et de la Kabbale. Ces réserves trouvaient sans doute leurs racines dans la méfiance qu'avaient suscitée en Europe, dans les générations précédentes, la diffusion d'ouvrages de Kabbale appliquée5. Au fil des années, l'érudition et l'esprit aiguisé de Rav Pinhas Zélig grandirent son rayonnement et un certain nombre d'autres maîtres d'Allemagne partagèrent son point de vue. Leur opposition se transforma en une véritable guerre ouverte contre l'ésotérisme et tous ceux qui l'étudiaient.
Alors que Rav Pinhas Zélig était le guide spirituel de la ville de Spire en Allemagne, la renommée de Rabbi Elyahou arriva à ses oreilles. Il envoya alors, une délégation de trois de ses disciples pour enquêter sur les fondements de son renom.
Rabbi Elyahou reçut les trois disciples avec déférence et bienveillance. Ils restèrent chez lui pendant une dizaine de jours au cours desquels ils purent observer le comportement de Rabbi Elyahou dans ses moindres détails. Ils le virent de leurs yeux stupéfaits apporter une guérison complète à des malades en leur donnant quelques fruits ou une cuillerée de miel ou, plus simplement, en leur enjoignant de se repentir après de sévères remontrances. Mais ils furent bien plus encore impressionnés par l'érudition de Rabbi Elyahou et son approche nouvelle des textes traditionnels. Celui-ci leur expliqua que ses commentaires trouvaient leur fondement dans le Zohar et la Kabbale.
De retour à Spire, les trois envoyés ne tarirent pas d'éloges sur Rabbi Elyahou à leur maître, lui affirmant que c'était un être exceptionnel dont la sainteté n'avait d'égal que l'étendue de ses connaissances. Cependant, lorsque Rav Pinhas Zélig entendit parler de ses paroles fondées sur le Zohar et la Kabbale, il fut très alarmé et décida de réunir immédiatement une assemblée de certains maîtres du judaïsme allemand pour décider de l'attitude à adopter devant un tel comportement.
Rav Pinhas Zélig prononça devant eux une violente diatribe contre le maître de Worms et affirma que, quelles que fussent sa grandeur et son érudition, il suivait un chemin des plus dangereux qui pouvait conduire à de grandes catastrophes. Après une longue délibération, l'assemblée décida d'envoyer auprès de Rabbi Elyahou une nouvelle délégation de grands maîtres de l'époque pour le mettre en garde et le sommer de ne plus utiliser des formules kabbalistiques pour guérir les malades ainsi que de cesser de fonder ses discours sur le Zohar et la Kabbale. En cas de refus, il devrait quitter le sol allemand qu'ils interdisaient de fouler aux adeptes de l'ésotérisme juif.
Rabbi Elyahou reçut chaleureusement la nouvelle délégation et écouta sa requête et sa mise en garde avec attention. Il répondit alors qu'aucun maître, aussi grand fût-il, ne pourrait jamais interdire l'étude de la Kabbale à un juif qui en avait le niveau car celle-ci était une expression de la sagesse divine; quant à ses pouvoirs de guérison, ils n'avaient jamais été fondés sur des formules kabbalistiques. De plus, il exprima son souhait se rendre à Spire afin de discuter avec Rav Pinhas Zélig.
Malheureusement, la visite de Rabbi Elyahou à Spire fut sans succès puisque son détracteur resta sourd à ses arguments et le somma de faire amende honorable sur son comportement en public. Devant le refus de Rabbi Elyahou, Rav Pinhas Zélig lança une violente campagne contre lui et envoya des émissaires dans les contrées les plus lointaines pour proclamer l'interdiction formelle de se lier à Rabbi Elyahou qui, sous des aspects de kabbaliste, était en fait un sorcier.
Cette campagne ne troubla en aucune façon Rabbi Elyahou qui retourna à Worms pour y poursuivre son action. Toutefois, les accusations de Rav Pinhas Zélig et de ses successeurs qui allèrent jusqu'à prétendre que Sabbataï Tsvi6 était un disciple du maître de Worms, avaient posé les bases d'une opposition à toute forme d'ésotérisme, en particulier, dans le futur, à celle du hassidisme.
Ainsi, alors que dans les communautés d'orient, la diffusion de la Kabbale auprès des érudits avait été accueillie avec respect et enthousiasme7, elle fut, en occident, à l'origine de grandes disputes entre les maîtres du judaïsme.
Devant les accusations portées à l'encontre de Rabbi Elyahou Baal Chem, l'un des plus grands maîtres du judaïsme de l'époque, Rabbi Yéhouda Livaï, plus connu sous le nom du MaHaRaL de Prague8, décida de se rendre à Worms, avec son fils Rabbi Betsalel, pour en vérifier le bien fondé. De retour dans sa ville, il fit proclamer un démenti en faveur de Rabbi Elyahou. Depuis, les disciples du maître de Worms se multiplièrent à Prague et dans ses environs.
Quelques temps après, Rabbi Elyahou quitta Worms pour les villes de Grunda, Helem puis Lublin en Pologne où il avait fondé des écoles talmudiques semblables à celle de Worms dont sortirent des centaines de disciples de haut niveau. Rav Chmouel Livaï, petit-fils du MaHaRaL, qui fut président de la communauté de Prague pendant dix-huit ans, soutint financièrement ces écoles avec largesse car il avait entendu de son grand-père que des écoles de Rabbi Elyahou Baal Chem et de leurs disciples sortiraient des maîtres qui deviendraient les phares du peuple juif dans les générations à venir.
Lorsque Rabbi Elyahou exprima son intention de s'installer à Prague, il fut grandement encouragé par Rav Chmouel et d'autres notables de la communauté qui prirent à leur charge sa venue et l'organisation de l'école talmudique qu'il fonda à Prague comme dans les autres villes où il avait séjourné. Dans cette nouvelle école, Rabbi Elyahou ouvrit une section réservée aux jeunes étudiants dans laquelle Rav Chmouel envoya son fils Yéhouda Leib qui en fut un brillant disciple.
Aux niveaux supérieurs de cette école, se trouvaient vingt-sept éminents disciples directement rattachés à Rabbi Elyahou. Celui-ci justifiait leur nombre par le nombre de lettre de l'alphabet hébraïque qui comprend vingt-deux lettres et cinq lettres finales. Il faisait référence au Midrash9 qui affirme que, par les lettres de l'alphabet qui composaient les paroles divines, la Torah10 fut donnée au mont Sinaï et le monde fut créé.
Naturellement, à Prague aussi, les déshérités trouvaient toujours refuge dans la maison de Rabbi Elyahou qui continuait à prodiguer ses remèdes et ses bénédictions.
De nombreux érudits de Prague et de sa région s'attachèrent à Rabbi Elyahou et à son enseignement. Parmi les plus illustres, on peut citer Rabbi Yom Tov Lippman Halévi11, plus connu sous le nom de son magistral commentaire sur la Michna12, le « Tossephoth Yom Tov »13, qui rejoignit son école talmudique pour y parfaire ses connaissances ésotériques à l'âge de cinquante ans, alors qu'il était le guide religieux de la communauté de Prague. Il faisait partie des vingt-sept éminents disciples.
Dans ses premières années à Prague, Rabbi Elyahou quitta cette ville pendant deux ans pour rendre visite à la communauté de Pinsk, en Lituanie. Cette communauté était réputée pour ses trois écoles talmudiques et nombre d'érudits s'y étaient installés pour s'adonner à l'étude du Talmud. Du point de vue de l'éthique, les maîtres de la ville, tout particulièrement Rav Zondel qui dirigeait l'une des trois écoles du nom d'« Ecole de la grand-mère Golda Léa », s'opposaient fermement à toute étude ésotérique et le rayonnement de cette communauté au sein du peuple juif raffermissait le point de vue des détracteurs de cette étude.
Rabbi Elyahou se présenta dans cette ville comme un simple citadin et, au cours de ses entretiens avec les érudits il fut reconnu comme un grand talmudiste, ce qui attira autour de lui bon nombre de disciples à qui il dispensa son enseignement. Lorsque les maîtres de la ville s'aperçurent qu'un kabbaliste était entre leurs murs et qu'il enseignait la Kabbale, ils réagirent violemment mais trop tard: un nombre non négligeable de disciples s'étaient déjà inconditionnellement attachés à lui. Au bout de deux ans, malgré l'insistance de ses disciples pour qu'il reste parmi eux, Rabbi Elyahou quitta Pinsk, suivi d'une partie d'entre eux.
Rabbi Elyahou quitta ce monde à plus de cent huit ans, aux environs de l'année 164514, à la veille de terribles épreuves qui bouleversèrent les communautés d'Europe centrale et de l'Est. Par son action et celle des justes cachés, il avait enclenché une dynamique irréversible grâce à laquelle des dizaines de milliers de juifs ignorants voire déshérités retrouvèrent leur dignité au sein de la communauté d'Israël et des milliers d'érudits découvrirent une vivifiante éthique. Le prolongement de cette action par les disciples qui lui succédèrent se révélera salutaire dans la période de crise qui suivit sa disparition. Cette action conduira, près d'un siècle plus tard, à la fondation du mouvement hassidique par Rabbi Israël Baal Chem Tov.
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