La tradition juive s’exprime, naturellement, dans les textes bibliques et plus particulièrement dans le Pentateuque, écrit par Moïse, notre maître, sous la dictée de D.ieu1. Mais, parallèlement, une somme de commentaires de ces textes s’est transmise oralement de génération en génération depuis la révélation sinaïtique.
Ces commentaires, appelés “Loi orale”, contiennent, d’une part, les détails des lois données succintement dans le Pentateuque et évoquées dans les livres des Prophètes et, d’autre part, les raisons exotériques de ces lois. La Michna, écrite au second siècle, contient principalement les détails de ces lois alors que leurs raisons sont discutées dans la Guémara, mise par écrit au cinquième siècle de l’ère vulgaire2. Ces deux ouvrages constituent, jusqu’à nos jours, la base de la tradition juive. La Guémara, ainsi que d’autres ouvrages de cette époque appelés Midrachim, renferme aussi un certain nombre de récits qui laissent entrevoir que la connaissance ésotérique n’était pas étrangère aux Sages du Talmud.
Alors que la partie exotérique de la Loi orale était largement diffusée, sa partie ésotérique, la Kabbale, fut tenue secrète pendant de nombreux siècles. Elle était transmise de façon initiatique de maître à disciple lorsque ce dernier avait atteint le niveau de sainteté requis par cette étude. Les têtes de chapitres de cette connaissance ésotérique, qui marquent la présence de son enseignement, sont mentionnés dans le Talmud3 et Maïmonide4 en fait une description formelle dans les quatre premiers chapitres de son œuvre maîtresse, le Michné Thora.
Bien qu’un certain nombre d’écrits ésotériques soient datés de l’époque du Talmud, pour le judaïsme, les écrits kabbalistiques sont en fait bien antérieurs au compendium talmudique. En effet, “Raziel Hamalakh” est présenté comme un livre transmis par l’ange Raziel5 à Adam et, notre Tradition affirme que le “Séfer Hayétsira”6 chemina d’Adam jusqu’à Abraham à travers les générations.
La Kabbale vient expliquer les secrets de la création de notre univers physique, secrets désignés sous le nom générique de “Maassé Béréchith”7 et décrit les différents niveaux divins fondateurs des “mondes spirituels” et des créatures qu’ils renferment. Ces dernières notions portent le nom de “Maassé Merkava”8, nom qui fait référence à la vision du char céleste par le prophète Ezéchiel9. Par la Kabbale, l’homme saint peut ainsi percer les secrets de l’univers. Il peut comprendre comment l’être provient du néant et comment la force créatrice divine se révèle non seulement dans l’existence de l’être mais aussi dans les détails de sa structure spatio-temporelle.
On distingue, dans la Kabbale, une partie théorique et une partie appliquée.
La Kabbale appliquée exprime la connaissance du potentiel divin de création. Ce potentiel est donné en allusion dans les lettres ou les combinaisons de lettres de la langue hébraïque. Nos Sages nous enseignent : “Le monde fut créé par dix paroles”10, introduisant ainsi le concept du verbe créateur. A partir de ces dix paroles, s’est formée, par différents arrangements des lettres qui les composent, la multitude de créatures que compte notre univers11. De ces lettres dépend l’existence des créatures à chaque instant et percevoir le secret de ces lettres revient à pouvoir agir sur la Création.
La Kabbale théorique guide les pas de l’homme dans la connaissance du Créateur et de sa Création jusqu’aux confins de l’esprit humain.
Comme nous l’avons dit, la Kabbale s’est transmise secrètement dans des cercles restreints, de génération en génération. Au douzième siècle, deux grands maîtres du judaïsme, Rabbénou Béhayé et le Nahmanide12, introduisirent, dans leur commentaire du Pentateuque, certaines notions relevant de la tradition kabbalistique. D’autre part, ils élargirent le cercles des disciples auxquels ils transmirent leurs connaissances ésotériques. Par la suite, ces disciples formalisèrent cet enseignement de façon à en faciliter l’accès. Ainsi, la Kabbale, orale et secrète, commença à s’introduire dans les études d’un grand nombre d’érudits dont l’horizon était jusqu’ici limité aux connaissances talmudiques. La Kabbale appliquée, quant à elle, resta toujours dans l’ombre.
Du douzième siècle à l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, ce pays fut le foyer d’une intense activité autour de l’étude de la Kabbale et bon nombre de maîtres du judaïsme espagnol publièrent des ouvrages sur le sujet. Le dernier de ces maîtres et sans doute le plus grand, Rabbi Méir ben Gabbay, rédigea, au début du seizième siècle, un compendium qui rapportait en les enrichissant les notions introduites par ses prédécesseurs. Ses principaux ouvrages ont pour titre : “Tolaath Yaakov”13, commentaire ésotérique sur le sens des prières du rituel juif, “Dérekh Emouna”14, qui traite des attributs divins et “Avodath Hakodech”15 . Ses écrits furent largement diffusés et enthousiasmèrent les cercles d’érudits. Avec les juifs exilés d’Espagne, ils atteignirent l’Italie, la France, la Bohème, la Pologne et d’autres contrées encore où se trouvaient des communautés juives. Il suscitèrent partout un vif intérêt et le nombre d’érudits qui s’adonnaient à l’étude de la Kabbale alla en croissant.
Cependant, alors qu’en Europe, seule la Kabbale théorique était étudiée, dans certaines communautés orientales, telles que celles d’Israël, de Turquie, d’Egypte et du Yémen, la Kabbale appliquée était devenue le principal centre d’intérêt. Un grand nombre d’ouvrages manuscrits, voire imprimés, parurent dans cette discipline. Certains de ces ouvrages traitaient de l’ésotérisme de la main, d’autres, du visage, d’autres encore dissertaient sur les noms et les formules ésotériques. Certains de ces livres contenaient des invocations, des combinaisons de lettres, des interprétations de rêves ou enseignaient comment conjurer les mauvais esprits.
Lorsqu’ils parvinrent en Europe, ces ouvrages furent, pour une grande part, à l’origine d’un mouvement d’opposition à l’étude de la Kabbale qui se développa dans les cercles d’érudits. Précédemment, à l’époque du RaChBA16, le monde des érudits fut déjà partagé en deux écoles. La première pensait qu’il fallait principalement s’adonner à la partie exotérique de la tradition que constituaient le Talmud et ses commentaires sans en aborder la partie ésotérique. Certains allaient même jusqu’à interdire l’étude de la partie narrative du Talmud ainsi que celle du Midrach17. La seconde école soutenait, quant à elle, qu’il fallait au contraire se focaliser sur l’étude des secrets de la Tradition. Evidemment, ils continuaient à s’adonner aux études talmudiques mais ils en interprétaient la partie allégorique à la lumière de la connaissance ésotérique. Cette divergence de points de vue ne prit cependant pas de grandes proportions et ne brisa, en aucun cas, l’unité du monde juif de l’époque.
Les choses continuèrent ainsi pendant plusieurs générations, jusqu’à l’arrivée des livres de Kabbale appliquée en Europe. Ceux-ci soulevèrent la colère de la première école qui vit dans l’étude de ces ouvrages un grand danger. Les chefs de file de cette école craignaient que de telles connaissances tombent entre les mains de gens peu scrupuleux qui pourraient en faire un mauvais usage.
Pour entraver la propagation de la Kabbale appliquée, un certain nombre de maîtres européens prononcèrent une interdiction formelle d’étudier la Kabbale théorique comme la Kabbale appliquée.
Près de vingt ans après la diffusion des ouvrages de Rabbi Méir ben Gabbay, deux grandes écoles kabbalistiques, inspirées par les enseignements du Zohar18, qui allaient rayonner sur le monde juif dans son ensemble, firent leur apparition : celle du ARIZaL, Rabbi Its’hak Louria et celle du RaMaC, Rabbi Moché Cordovero. Ces deux grands maîtres furent à l’origine du développement de centres d’études de la Kabbale qui enseignaient les points de vue des deux écoles. Grâces aux érudits d’une stature peu commune qui sortirent de ces académies et qui diffusèrent les enseignements de leurs maîtres, la Kabbale s’implanta fortement dans le monde de l’étude à partir du seizième siècle.
Le RaMaC naquit en 1522. Il étudia le Talmud avec Rabbi Yosseph Karo, auteur du code de lois juif (Choul’han Aroukh) et la Kabbale avec Rabbi Chlomo Alkabets. Très jeune, il fut reconnu comme un grand maître du judaïsme et se mit à enseigner la Kabbale. Autour de lui, se rassemblèrent alors les plus illustres kabbalistes de l’époque. Les détails de sa vie sont surtout connus à travers la tradition populaire qui rapporte ses actions miraculeuses. On sait qu’il vécut dans la sainteté, en dehors de tout souci matériel, malgré une relative pauvreté. Les écrits du RaMaC sont principalement contenus dans son livre, le Pardess Rimonim (Le verger de grenades)19. Bien que son enseignement soit fondé sur le Zohar, le style de son œuvre n’est nullement ésotérique. Il est, au contraire, clair et accessible et sa méthodologie s’apparente à la démarche philosophique. Le RaMaC fut le premier à présenter de façon systématique les archétypes kabbalistiques tels que les attributs divins ou le principes du “Tsimtsoum” (contraction de l’Emanation Divine). Il vécut à Safed, en Galilée, où il s’éteignit vers l’an 1570.
Le ARIZaL est né en 1534 à Jérusalem. Tout jeune, il devient orphelin de père et, avec sa mère, il va s’établir chez son oncle, Rabbi Mordékhaï Francès, dont la grande richesse leur permet de vivre à l’abri du besoin. Il étudie principalement chez Rabbi Chlomo ben Zimra (RaDBaZ) le Talmud et la Kabbale ainsi qu’avec Rabbi Bétsalel Askénazi, disciple lui aussi du RaDBaZ et aîné du ARIZaL. Rabbi Bétsalel est connu pour son recueil de commentaires sur le Talmud appelé “Chita Mékoubétseth” à la compilation duquel a aussi particpé le ARIZaL. Dès son plus jeune âge, il montre d’extraordinaires prédispositions à l’étude. Son oncle, impressionné par sa personnalité, lui donne sa fille en mariage alors qu’il est âgé de quinze. Après son mariage, il passe six ans auprès de son maître, Rabbi Bétsalel, mène une vie d’ermite pendant six ans encore et s’installe enfin dans une maison que son oncle possédait au bord du Nil, ne rentrant chez lui que le Chabbath. Il s’exprime alors uniquement en hébreu20. Sa vie pure et ascétique soulève l’admiration de ceux qu’il côtoie. D’après la tradition, le Prophète Elie, prophète intemporel, après lui être apparu à plusieurs reprises, lui demande, en 1570, de rejoindre la Terre Sainte afin de s’y révéler comme un grand maître et de transmettre son enseignement à celui qui allait devenir son plus éminent disciple: Rabbi Haïm Vital. Il s’installe alors dans la ville de Safed où il peut rencontrer, pour une courte durée, le RaMaC, juste avant la disparition de ce dernier. Il devient le maître incontesté de la Kabbale de l’époque et des générations suivantes et, malgré sa grande humilité, nombre de disciples s’attachent à lui. Sa vie sainte et pure prend fin en 1572.
A l’exception de ses commentaires talmudiques, l’œuvre du ARIZaL ne fut pas mise par écrit par lui-même mais par son disciple Rabbi Haïm Vital, dans ses deux ouvrages fondamentaux que sont le Etz Haïm (L’arbre de vie) et le Péri Etz Haïm (Le fruit de l’arbre de vie). Outre ces deux ouvrages, une vingtaines de livres, développant l’enseignement du ARIZaL, lui sont attribués. L’enseignement du ARIZaL pose de façon précise et profonde, les fondements de la Kabbale et se présente comme une puissante extension de celui du RaMaC. Outre les notions théoriques, le ARIZaL fonde, dans son enseignement, une éthique opérative dont le hassidisme en général et, plus particulièrement, le hassidisme HaBaD, hassidisme de l’intellect, est l’héritier privilégié.
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