Si vous aviez pu porter le regard à l’intérieur de la maison de l’Admour Hazakène, vous n’auriez jamais cru qu’il s’agissait de la demeure d’un éminent érudit. Elle était meublée modestement, dépourvue du moindre luxe. Comme les finances de l’Admour Hazakène provenaient des fonds de la communauté, il se refusait à dépenser les revenus d’autrui pour autre chose que le strict nécessaire, ce qui était manifeste pour tous ceux qui le connaissaient.

Un jour, un petit-fils de l’Admour Hazakène, Rabbi Mena’hem Mendel de Loubavitch – lui-même un érudit en Torah reconnu – arriva chez l’Admour Hazakène portant un gartel (ceinture rituelle) finement tissé.

« C’est un beau gartel, remarqua l’Admour Hazakène. Combien a-t-il coûté ? »

Le cœur de Rabbi Mena’hem se serra d’appréhension et la ceinture sembla soudain lui peser davantage.

« Quinze roubles », admit le jeune rabbin.

« Quinze roubles ? », répéta l’Admour Hazakène, d’une voix empreinte de mécontentement. « Te prends-tu pour un homme riche pour porter des vêtements aussi coûteux ? »

L’Admour Hazakène fit une pause avant d’ajouter : « Et quelle dot as-tu reçue pour ton mariage ? »

« Deux mille roubles. »

« Et qu’as-tu fait de ces deux mille roubles ? »

« J’ai confié l’argent à un négociant de confiance qui va l’investir dans différentes propositions d’affaires dont j’espère tirer profit. »

« Mais tu risques de ne jamais revoir ta dot, sans parler des profits ! », fit remarquer l’Admour Hazakène.

Rabbi Mena’hem en resta interdit. « Mais c’est un homme honnête ! »

« Et alors ? Qu’importe s’il est riche aujourd’hui, alors que demain il peut être aussi pauvre qu’un mendiant ? »

« Que me conseilles-tu de faire avec cet argent ? »

L’Admour Hazakène sortit une boîte de tsedaka. « Mon conseil serait de garder l’argent ici, où il restera assurément à l’abri. »

Rabbi Mena’hem resta muet, stupéfait. Toute sa dot de deux mille roubles à la charité ? Était-ce là une plaisanterie ?

Et comme s’il lisait dans l’esprit du jeune homme, l’Admour Hazakène poursuivit : « J’espère certainement que tu laisseras la dot ici avec moi. La dot et ses profits, sois-en assuré, seront à l’abri ici, ce que je ne peux garantir si tu les confies à l’homme riche. »

L’Admour Hazakène ne plaisantait pas.

Prenant congé, le petit-fils se retira des appartements de son grand-père. Il n’était pas prêt à jeter toute sa dot aux quatre vents en la donnant à la tsedaka.

Quelques mois plus tard, l’argent que Rabbi Mena’hem avait investi disparut quand un incendie ravagea l’entrepôt de l’investisseur, ne laissant que ruine à l’ancien homme fortuné et à Rabbi Mena’hem.

Rabbi Mena’hem se présenta à nouveau devant son grand-père.

Bien des jours s’étaient écoulés depuis leur dernière visite, mais l’Admour Hazakène se souvenait de leur conversation et aborda directement le sujet.

« Nou, combien as-tu gagné ? »

Honteux, Rabbi Mena’hem Mendel expliqua comment il avait perdu tout l’argent.

« Pourquoi ne l’as-tu pas donné à la tsedaka ? », demanda l’Admour Hazakène. « Et pourquoi n’as-tu pas foi dans les paroles de tes rabbins, à l’image des gens simples de Volhynie ? »

Le Rabbi entreprit alors de raconter l’histoire suivante :

« Quand j’étais jeune étudiant, je rentrais de Mézeritch au plus fort d’un hiver exceptionnellement froid. Le vent hurlait, dispersant la neige dans toutes les directions, rendant plus pénible encore un voyage déjà difficile. Il faisait si froid que même dans ma carriole, je ne sentais plus mes jambes. La poursuite du voyage s’avérait impossible. J’ai donc demandé au cocher s’il pouvait s’arrêter dans une auberge proche en Volhynie.

Là, un vieil homme me rendit l’usage de mes jambes en les frottant avec de la neige et de la vodka.

Il paraissait affable, et nous engageâmes la conversation. Je lui demandai depuis combien d’années il résidait dans cette petite ville.

“Plus de 50 ans.”

“Y a-t-il assez d’hommes ici pour un minyane ?”, m’enquis-je.

“Non. Pour les Fêtes Solennelles, je me rends dans une bourgade voisine pour me joindre aux prières là-bas.”

J’insistai : “Pourquoi un homme de votre âge devrait-il prier sans minyane toute sa vie ? Pourquoi ne déménagez-vous pas dans une ville où vous pourriez vous joindre à un minyane quotidien ?”

“Mais d’où tirerai-je ma subsistance ?”, demanda-t-il, inquiet.

“Combien y a-t-il de commerçants dans cette ville que vous visitez ?”

“Environ une centaine.”

“Assurément, si D.ieu peut pourvoir aux besoins d’une centaine de foyers, Il peut en pourvoir un de plus !”

Je précisai alors : “Je suis un élève du célèbre Rabbi Dov Ber de Mézeritch.”

Il était clair que mes paroles avaient fait mouche car l’homme tourna les talons et quitta la pièce. Une demi-heure plus tard, je sortis et fus accueilli par la vue de plusieurs charrettes chargées de meubles et d’effets personnels. Debout sur l’une d’elles, le vieil homme s’affairait à attacher ses derniers effets.

“Qu’est-ce que c’est ?”, m’écriai-je.

L’homme parut surpris par ma question. “Je me prépare à déménager en ville, selon votre conseil !” »

Tu vois, conclut l’Admour Hazakène s’adressant à son petit-fils, la foi inconditionnelle de ce vieil homme, qui m’écouta – moi, un jeune étudiant – et mit sur-le-champ en pratique mon conseil comme si sa vie en dépendait ? Toi, tu as ignoré mes paroles même après que je t’ai dit par deux fois de déposer ta dot ici dans cette boîte. »

D’après Sipourim Nora’im, p. 125