- Mais que fait ce gars-là ? demandai-je, ahuri, la première fois que j’ai vu quelqu’un qui mettait les Téfilines.

Je me trouvais dans une conférence juive sur l’environnement, durant ma première année d’université. À cette époque de ma vie, j’habitais dans une petite cabane en bois, perchée sur une colline, dans un endroit appelé « La Vallée de l’Arc-en-ciel », à une heure de la ville nommée Eugene dans l’Orégon. J’avais réussi à programmer tous mes cours le mardi et le jeudi, ce qui m’évitait de me rendre trop souvent en ville. Je passais le reste de mes journées à randonner, espérant seulement me trouver au bon endroit quand le soleil percerait à travers les nuages.

Comme je commençais à m’intéresser à mes racines juives et que, de plus, je m’astreignais à vivre bio et écolo, une conférence juive sur l’environnement me semblait particulièrement intéressante. J’étais donc assis au fond de l’auditorium et demandais à la personne assise à côté de moi ce que faisait ce jeune homme avec ses lanières de cuir noir pendant le long de son corps.

- Que voulez-vous dire ? demanda-t-il, étonné de mon étonnement.

Je jetai à nouveau un coup d’œil sur l’individu qui mettait les Téfilines. Mon système de pensée végétarien se hérissait en le voyant arborer un « équipement » en cuir au sein d’une conférence consacrée à l’écologie. Je le regardai quand il ne regardait pas autour de lui, évitant de croiser le regard d’un homme qui commettait un impair, comme s’il s’était rendu en pyjama dans une réception où le smoking était de rigueur.

- Mais que fait-il donc ? murmurai-je à nouveau à l’oreille de mon voisin ; persuadé qu’il partagerait mon incompréhension.

- Vous êtes sérieux ? répondit-il.

Je sentais que c’était moi qui n’avais rien compris...

- Ce sont des Téfilines ! finit-il par lâcher, sur un ton d’évidence qui me fit me sentir encore davantage mal à l’aise.

Balbutiant des excuses, prétextant que je devais aller saluer un ami, je sortis de la conférence en me répétant mentalement « To-Fill-In, To-Fill-In... » afin de ne pas oublier ce mot étrange.

Mais qu’est-ce que c’est ?

Assis dans la position du lotus dans ma baraque forestière, j’étudie des livres sur le judaïsme que j’ai empruntés à la bibliothèque la veille. Il en résulte que le port des Téfilines est une ancienne pratique juive et je découvre que les lanières n’ont comme fonction que d’accompagner des boîtiers noirs. Ceux-ci sont la partie principale puisqu’ils contiennent de petits rouleaux de parchemin sur lesquels sont inscrits divers versets de la Torah, à propos des Téfilines justement. Ces boîtiers sont placés sur la tête et sur le bras gauche, proche du cœur, afin de symboliser l’union du cœur et de l’intellect à laquelle l’homme doit aspirer quotidiennement.

Réalisant que j’ignorais tout des Téfilines jusqu’à maintenant, je compris que, de fait, j’ignorais même tout du judaïsme. À quoi m’avaient donc servi toutes les heures passées sur les bancs du Talmud Torah, le dimanche matin ? Cette révélation était en même temps amusante et dérangeante. C’est ainsi que les Téfilines m’éloignaient progressivement d’un genre de vie et me liaient à un autre, m’enveloppant avant même que je ne commence à les envelopper autour de ma tête et de mon bras.

Bien que je ne puisse pas me procurer une paire de Téfilines là où je vivais, je me mis à prier chaque jour de la seule manière dont on peut le faire : religieusement. Tandis que mes investigations à propos des Téfilines me menaient à explorer et à pratiquer d’autres aspects de la vie juive, je me transformai graduellement : de quelqu’un qui refusait la routine et les emplois du temps forcé, je devins quelqu’un qui prenait plaisir, qui voyait un but dans ce recadrage.

Mes journées passées à errer dans les bois furent remplacées par une étude organisée et une observance minutieuse des rites et de leur timing.

Un philosophe a un jour remarqué : « Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, nous le voyons tel que nous sommes ». Ma vie avait progressivement changé. Au lieu de considérer la routine comme un carcan, je commençai à la voir comme un cadre. Au lieu de me laisser aller à suivre mes instincts et mes intuitions, je devins quelqu’un d’ordonné, le genre de croyant qui prie avant de manger.

Il m’a fallu plus d’un an depuis ce jour mémorable pour acheter mes propres Téfilines. Depuis, je les ai portés chaque jour de semaine, sans rater une seule fois cette chance qui m’a été accordée.

Et chaque fois que je me trouve dans une foule, à l’aéroport, dans un avion ou en train et que je mets les Téfilines, j’ai envie de déclarer aux gens qui me regardent avec curiosité et incrédulité : « Oui ! Vous pouvez me croire ! Je sais combien c’est important ! »