C’était en 1914, la première année de la Première Guerre mondiale. À Jérusalem, qui était alors sous domination ottomane, la situation s’avérait désastreuse. Avec le déclenchement de la guerre, l’économie s’était effondrée et la pauvreté s’était rapidement répandue. Jérusalem était une ville pauvre même en temps ordinaire, mais c’était maintenant une lutte quotidienne et cruelle pour la survie. L’inflation montait en flèche, et de nombreuses familles ne parvenaient pas à se procurer les produits de première nécessité.

Une famille de Jérusalem avait économisé pendant de nombreuses années, mettant de côté de petites sommes dès que possible. Au terme de ces années d’économies, le père avait échangé la somme collectée contre un grand Napoléon en or, considéré comme l’une des pièces de monnaie les plus stables et les plus prisées de l’époque. Il rangea ce précieux bien au sommet de sa haute commode, qu’il considérait comme un endroit sûr.

Quelque temps plus tard, son jeune fils découvrit la pièce et, ne réalisant pas sa valeur, l’utilisa pour acheter des bonbons. Après s’être procuré ses friandises, le garçon rentra chez lui content, sans plus penser à l’affaire. Cependant, quelques jours plus tard, l’homme découvrit que son précieux Napoléon avait disparu et comprit rapidement ce qui s’était passé.

Furieux, il se précipita au magasin et exigea que le propriétaire lui rende la pièce. « Vous avez abusé de la naïveté de mon fils en lui faisant croire qu’il n’avait qu’un misérable sou au lieu d’un Napoléon de grande valeur ! » Le commerçant protesta vigoureusement de son innocence, insistant sur le fait que l’enfant lui avait donné un sou. Une violente dispute éclata, qui dégénéra rapidement, la plupart des gens étant convaincus que le commerçant trompait sciemment la famille pour les déposséder de leurs économies.

L’affaire fut portée devant le beth din (tribunal rabbinique) de Jérusalem, et les juges établirent que puisqu’il avait admis avoir servi le garçon le jour en question, et donc corroboré un élément de l’histoire, le commerçant devrait démontrer son innocence en prêtant serment devant le tribunal. Le commerçant prêta serment à contrecœur, et l’affaire fut close.

Bien que la procédure juridique fût terminée, ses ennuis, eux, ne l’étaient pas. L’histoire s’était répandue dans toute la ville, et les gens tiraient leurs propres conclusions. Son magasin souffrit d’un boycott officieux, et ses revenus s’amenuisèrent dangereusement. Pendant ce temps, la terrible guerre et ses conséquences continuaient leur cours.

Finalement, en 1918, la guerre prit fin, et la situation à Jérusalem – maintenant sous contrôle britannique – commença à s’améliorer. Un jour, notre protagoniste reçut une lettre qui lui donna des frissons. L’auteur de la lettre expliquait ce qui était réellement arrivé à son précieux Napoléon.

« Comme vous vous en souvenez, écrivait-il, ces jours de guerre étaient des jours de désespoir. Ma famille et moi nous trouvions dans une détresse absolue, sans issue visible. J’errais dans les rues, cherchant désespérément un moyen de nous sortir de cette impasse. Soudain, j’ai vu un jeune garçon tenant un Napoléon. J’ai pensé que si cet enfant se promenait avec une telle fortune, il devait être issu d’une famille très aisée. Alors, poussé par les circonstances, j’ai décidé d’“emprunter” la pièce, avec l’intention de la rendre quand ma situation s’améliorerait. Il ne m’a pas été difficile de convaincre le garçon que la pièce de cuivre brillante que je lui offrais en échange n’était pas différente de celle qu’il tenait. »

L’auteur de la lettre concluait : « Je suis vraiment désolé de vous avoir causé tant de détresse, mais j’étais accablé par un désespoir sans nom. Heureusement, la Providence a permis que ma situation s’améliore, et je voudrais vous rendre l’argent que je vous ai pris. J’espère que vous pourrez me pardonner. »

Si le propriétaire du Napoléon bénéficia de la sympathie de la communauté et finit par recevoir le paiement de ce qu’il avait perdu, le commerçant n’eut pas cette chance. Malheureusement, il décéda avant de pouvoir retrouver ses moyens de subsistance et sa réputation.

Le célèbre prédicateur de Jérusalem, Rav Chalom Schwadron (1912-1997), un érudit prolifique, était un petit enfant lorsque ces événements se sont déroulés. De nombreuses années plus tard, il relata1 qu’il avait rencontré le petit-fils d’un homme pieux qui avait également vécu à cette époque. Cette personne partagea le témoignage de son grand-père sur l’histoire, en tant que témoin oculaire du tumulte que cette histoire avait provoqué :

« Tous les principaux protagonistes de cette histoire ont probablement été absous de toute faute lorsqu’ils ont rencontré leur Créateur à la fin de leur séjour terrestre, chacun pour sa propre raison : le pauvre commerçant qui était entièrement innocent fut injustement maltraité et subit des préjudices matériels. Il a sûrement reçu un accueil chaleureux dans le Monde à Venir. Le propriétaire du Napoléon crut sincèrement, avec de bonnes raisons, que le commerçant l’avait volé. Étant donné qu’il essayait de protéger les économies de sa famille dans des circonstances désespérées, ses efforts pour récupérer sa fortune étaient compréhensibles. Il n’avait aucun moyen de savoir ce qui s’était réellement passé. Lui aussi pouvait être pardonné pour sa fausse accusation.

« Même l’homme qui avait “emprunté” la pièce, qui était coupable de vol, a probablement reçu une audience compatissante En-Haut. Son crime avait été commis dans des circonstances atténuantes, la vie de sa famille étant en danger, et le verset dit : “Ne méprise pas le voleur s’il vole pour satisfaire son appétit, car il a faim.”2 De plus, il a finalement réparé ses torts en accomplissant le commandement biblique : “Il restituera la chose qu’il a volée”.3

« Les personnes qui n’ont aucune défense valable pour leurs actions sont les spectateurs qui ont participé aux mauvais traitements infligés au commerçant. Ils se sont impliqués dans un conflit qui ne les concernait pas, rendant une situation déjà triste et difficile bien pire qu’elle ne l’était. Quelle pourrait être leur justification ? Quel bien leur indignation a-t-elle accompli ? Ils se sont peut-être imaginés vertueux en défendant ce qu’ils supposaient être correct. En réalité, cependant, ils versaient le sang d’un innocent. »

De cette histoire édifiante, nous apprenons une leçon puissante. Soyons tous moins prompts à supposer que nous connaissons toute l’histoire. Il y a souvent plus dans une situation que ce qui apparaît à première vue. Restons également en dehors des conflits dans lesquels nous n’avons pas à nous impliquer. Aucune dispute ne souffre d’un manque de participants.