« Tueur impitoyable ». « Souverain sans merci ». « Chef des idolâtres ». Ce ne sont là que quelques-uns des noms par lesquels on me connaît. Et cela me convient ; je m’y suis habitué. J’admettrai même que je les mérite en partie. Certains de ces titres, du moins.

Mais avant de me lancer des qualificatifs, il me semble approprié que vous vous familiarisiez d’abord avec tous les détails...

Le Jeune Nimrod

Je suis né à une époque étrange, une sorte d’ère post-diluvienne.1 Grand-père ‘Ham avait survécu dans l’arche et, avec sa famille, s’était attelé à repeupler le monde. Le décor était alors vierge, et les gens étaient prêts à accueillir toutes sortes d’idées nouvelles. Je pense avoir perçu cela étant enfant, ce qui a semé les graines des innovations intéressantes que j’ai apportées plus tard.

En tant que benjamin, j’ai reçu un traitement privilégié de mon père, Kouch. Si vous avez lu les premiers chapitres de la Genèse, vous connaissez probablement les tuniques spéciales que D.ieu avait faites pour Adam et Ève. Eh bien, elles avaient miraculeusement survécu au Déluge, avaient été volées à Arrière-grand-père Noa’h par Grand-père ‘Ham, et données à Papa Kouch. Comme j’étais son favori, il me les a confiées.2

Une chose est sûre : elles m’ont aidé à gagner en popularité. Les animaux avaient une étrange réaction face à ces vêtements : à leur vue, ils tombaient impuissants à mes pieds. Comme vous pouvez l’imaginer, les compétitions de chasse n’étaient pas vraiment un défi pour moi, et avant même de m’en rendre compte, j’avais attiré un nombre considérable d’admirateurs et de disciples.3

La Torah met l’accent sur mes prouesses de chasseur dans sa description : « Il fut un puissant chasseur devant l’Éternel ; c’est pourquoi l’on dit : “Tel Nimrod, un puissant chasseur devant l’Éternel.” »4

Que signifie « devant l’Éternel » ? C’est un peu comme dire « dans le monde entier » en langage biblique.5 De nos jours, les historiens écriraient : « Il était le plus grand chasseur de son temps », ce qui, soit dit en passant, est une description dont je n’ai pas exactement honte. (Il existe d’autres interprétations de « devant l’Éternel » ; nous y reviendrons plus tard.)

Je sais que vous avez tous entendu des choses horribles à mon sujet, mais, paradoxalement, j’étais au départ quelqu’un de profondément religieux.6 À vrai dire, pratiquement tout le monde était religieux à cette époque.7 Le souvenir du Déluge était encore frais dans les esprits – je suis né seulement 95 ans après sa fin – et personne ne souhaitait vraiment voir cela se reproduire.

Ma tunique s’avérait également utile à des fins religieuses. Je sortais chasser des animaux et les offrais en sacrifices à D.ieu. Vous vous souvenez que j’étais appelé « chasseur devant l’Éternel » ? Certains commentateurs comprennent cela comme faisant référence à ma période religieuse, quand j’étais encore sur le droit chemin.8

Pouvoir et religion

Hélas, le pouvoir a cette étrange façon de monter à la tête des gens, et je n’ai pas fait exception. À l’âge de 40 ans, j’étais de facto le chef de la tribu de Kouch, et je me forgeais une solide réputation. C’est à cette époque que nos cousins, les Yaféthites, décidèrent de nous chercher querelle, et menant la charge, je les ai vaincus. Les Yafétithes devinrent nos subordonnés, et moi, le roi de ce qui était alors la majeure partie de la civilisation moderne.9

De nos jours, les gens sont familiers avec le concept de roi. Un homme règne en maître sur tous les autres et fait exécuter ses volontés. À cette époque, une telle notion était inédite, et je tire une certaine fierté d’avoir introduit cette fantastique nouvelle idée dans le monde.10 Mes intentions n’étaient pas entièrement altruistes, et j’ai utilisé mon innovation à des fins d’autopromotion.

Il vint un moment où D.ieu n’était plus nécessaire, et j’ai pris la décision audacieuse de me positionner comme Son remplaçant. Il ne fallut pas beaucoup d’efforts pour convaincre tout le monde, et une nouvelle religion fut créée : le Nimrodisme.11

Voici quelques mesures que nous avons mises en œuvre pour consolider le nouveau mouvement :

1.  Nous avons construit un temple massif de plusieurs étages, avec un trône gigantesque au niveau supérieur. Je m’asseyais sur le trône et accordais gracieusement aux passants l’opportunité d’apercevoir leur nouvelle divinité.12

2.  Nous avons fait réaliser des statues à mon effigie et les avons placées dans tout mon royaume. Se prosterner devant mon image devint un élément du rituel quotidien.13

3.  Nous avons commencé à construire une tour qui devait atteindre les cieux, imposant effectivement notre mainmise sur le monde.14 (Nous y reviendrons plus bas, dans « La Tour de Babel ».)

Quand on dit que tout est contenu dans la Torah, ce n’est pas exagéré. « Il fut un puissant chasseur devant l’Éternel » est interprété par certains comme faisant référence à mes impressionnants pouvoirs de persuasion ; je persuadais (« chassais ») les gens de se rebeller contre D.ieu (« devant l’Éternel »).15

La naissance d’Avram

C’est vers cette époque que nous nous sommes tous déplacés vers Chinear – que certains associent à Sumer – quelque part dans l’actuel sud de l’Irak.16 Son altitude était significativement plus basse que les zones environnantes, et la légende raconte que ceux qui étaient morts dans le Déluge y avaient été rejetés. C’est d’ailleurs ainsi que l’endroit reçut son nom, « Chinear », qui signifie « secouer », car tous les corps morts y avaient été « secoués ». Cela semblait l’endroit parfait pour fonder une nouvelle civilisation.17

Voici un passage intéressant de l’histoire, qui finit par façonner une grande partie du monde moderne :

Mon conseiller principal à l’époque était un dénommé Téra’h. C’était un sujet loyal, et je tenais son opinion en haute estime. Lors d’une fête célébrant la naissance d’un nouveau-né de Téra’h, des phénomènes étranges apparurent dans le ciel. On vit une grande étoile traverser l’horizon, engloutissant toutes les autres étoiles sur son passage.

Mes astrologues n’avaient qu’une seule explication : l’étoile représentait le nouveau-né Avram, et il était destiné à nous engloutir tous. Je n’avais pas le choix : Avram devait mourir.

Téra’h ne fut pas facile à convaincre, et tout l’argent du monde ne l’aurait pas fait céder.

« Considérez le scénario suivant, argumenta-t-il. Imaginez qu’on m’offre une somme considérable pour vendre le cheval personnel du roi ; me suggéreriez-vous d’accepter la transaction ? » C’eût été ridicule ; l’argent n’était pas vraiment un problème à l’époque, et mon cheval m’était très cher. « C’est exactement ce que vous me demandez, conclut-il. Que peut faire l’argent pour remplacer mon propre enfant ? »

Il fallut un peu de coercition (et de menaces) jusqu’à ce que Téra’h soit de mon côté. Il m’apporta son nouveau-né, et je fracassai dûment son tendre crâne, éliminant toute menace potentielle.

Du moins le pensais-je. Ce n’est que 50 ans plus tard que je réalisai que Téra’h m’avait dupé et m’avait apporté l’enfant d’un de ses esclaves à la place d’Avram.18 Imaginez à quoi ressemblerait le monde aujourd’hui si j’avais tué Avram...

La Tour de Babel

Après ce bref contretemps, j’ai profité de 25 années de paix et de tranquillité, mon royaume de Chinear fonctionnant sans accroc.19 Tout le monde s’entendait très bien, presque comme une famille,20 et nous parlions tous une même langue.21 Les choses seraient probablement restées ainsi, sans la suggestion ingénieuse de certains de mes conseillers22  : « Construisons une tour jusqu’aux cieux, et inscrivons notre place dans l’histoire. »

Une idée brillante, n’est-ce pas ?

Pour leur défense, ils avaient plusieurs bonnes raisons de construire cette ziggourat :

a. Pourquoi D.ieu devrait-Il avoir les cieux pour Lui seul ? Nous méritions aussi d’avoir notre mot à dire sur ce qui se passe là-haut.23

b. Apparemment, les cieux s’effondrent tous les 1656 ans, comme ce fut le cas l’année du Déluge. En construisant cette tour, nous pourrions apporter un soutien supplémentaire au ciel.24

c. Nous deviendrions une puissance mondiale incontestée, et n’aurions plus jamais à craindre une invasion.25

L’idée se répandit rapidement, et les ouvriers s’enrôlaient par milliers. Avant même qu’on s’en rende compte, la construction avait commencé, et nous avions une main-d’œuvre considérable de près de 600 000 personnes.26 Tout le monde semblait s’impliquer, et certains historiens suggèrent que même des personnalités de haut rang comme Noa’h, Chem et Avram y participèrent également.27

La plupart des gens l’ignorent, mais plus de 20 ans furent consacrés à ce projet.28 C’était un édifice aux proportions inimaginables ; certains avancent que l’ascension du bas jusqu’au sommet nécessitait plus d’une année de voyage ! L’engagement anormal des gens envers la construction leur fit perdre leur sens de l’humanité, et la chute d’une brique devint une plus grande tragédie que la chute d’un être humain.29

Nous connaissons tous la fin de cette histoire. D.ieu nous laissa faire pendant environ 20 ans puis défit tout en un seul coup. Les langues se mélangèrent, le bâtiment fut détruit, et nous nous retrouvâmes tous dans différentes parties du monde.30 Vous pouvez en lire davantage à ce sujet dans « La Tour de Babel »

Je restai dans la région mésopotamienne et fondai quelques villes supplémentaires.31 Je construisis la ville appelée Babel – qui signifie « confusion » – en témoignage de la confusion qui eut lieu lors de la destruction de la Tour.32 Je construisis ensuite Érech, communément connue sous le nom d’Ourouk,33 Akkad (ou Accad)34 et Kalné, que le Talmud identifie comme Nofar-Ninfi,35 ou Nippour. Dans mon nouveau royaume, je devins connu sous le nom d’Amraphel, « celui qui fait tomber », un nom plutôt péjoratif faisant référence à la chute de tous ceux qui furent impliqués dans la construction de la tour dont j’étais responsable.36

Le retour d’Avram

C’était deux ans après le désastre de la tour, et la vie reprenait lentement son cours normal.37 C’est alors que la « bonne » nouvelle arriva : Téra’h m’avait trompé bien des années auparavant, et son fils Avram était toujours en vie.

Apparemment, il avait décidé de rentrer chez lui et semait le chaos dans toute la ville. Il menait une campagne contre l’idolâtrie et détruisait les idoles partout où il pouvait en trouver.

Je fis arrêter Avram, et il fut décidé qu’il méritait la mort. Nous fîmes chauffer une immense fournaise pendant trois jours et l’y jetâmes, les mains liées dans le dos. Mais, miracle des miracles, Avram se promena dans la fournaise comme si de rien n’était, et la seule chose qui brûla fut la corde qui liait ses mains.

Je partagerai également quelques détails moins connus de l’histoire :

a. Ce n’est pas seulement Avram que je jetai dans la fournaise ; son frère Harane y fut jeté également. Voyez-vous, j’étais si furieux d’avoir été trompé que je cherchais vengeance auprès de quiconque était impliqué dans ce crime. Apparemment, du moins selon Téra’h, c’était l’idée de Harane d’échanger Avram contre un autre bébé. Je pense que nous pouvons tous convenir que la mort de Harane n’était pas injustifiée.

b. Après avoir vu tous les miracles que D.ieu fit pour Avram, je le couvris de cadeaux. Je lui donnai notamment deux de mes serviteurs, l’un nommé Oni et l’autre Éliézer, qui devint plus tard connu comme « le serviteur d’Avraham ».38

c. Certains affirment que je reçus mon nom Amraphel (« celui qui fait tomber ») à la suite de cette histoire. J’avais tenté de faire tomber Avram, et je reçus donc ce titre honorifique.39

Avram encore

Avram s’était révélé être suffisamment nuisible, et j’étais certain d’en avoir fini avec lui. Vous pouvez imaginer ma frustration lorsque, deux ans après l’incident de la fournaise, Avram vint me rendre visite à nouveau, cette fois dans un rêve.

Je me tenais avec mes hommes près de la même fournaise où Avram avait été jeté, quand une image d’Avram brandissant une épée apparut, et il commença à s’approcher de nous. Alors que nous fuyions, il jeta un œuf sur ma tête, qui se transforma en un grand fleuve et noya tous mes hommes. Je survécus avec trois autres, qui apparurent soudainement vêtus comme des rois. Le fleuve sécha alors et redevint un œuf, duquel émergea un poussin. Le poussin vola vers moi et commença à me picorer les yeux, c’est alors que je me réveillai.

Le message était clair : Avram n’en avait pas fini.

Le temps que mes hommes arrivent à sa maison pour l’arrêter, Avram était parti. Apparemment, Éliézer l’avait prévenu, et il avait fui la ville. Il avait eu le dessus sur moi – encore une fois.40

L’humiliation militaire

Je vais terminer mon histoire avec deux entreprises militaires, qui se soldèrent toutes deux par une défaite humiliante. La première eut lieu en l’an 2013, treize ans après la fuite d’Avraham, et la seconde en l’an 2021, neuf ans plus tard.

J’avais un général du nom de Kedorlaomer qui, après l’incident de la Tour de Babel, avait fait sécession et était devenu roi d’Élam. Le pouvoir lui monta à la tête, et il étendit ses frontières jusqu’à la région de Sodome, prenant sous son contrôle les cinq nations résidentes.

Les choses se passèrent bien pour lui pendant 12 ans, et ses nations sujettes payaient religieusement leurs impôts. Vint cependant un moment où ces nations en eurent assez et organisèrent une révolte générale contre Kedorlaomer.

Sentant sa faiblesse, je saisis l’opportunité de restaurer mon prestige dans la région. Je rassemblai toute mon armée, soit 70 000 hommes, et partis en guerre contre mon ancien général. Voici la partie humiliante : avec seulement 5 000 hommes, il remporta une victoire décisive, et je devins son subordonné.41

En fait, tous les États voisins devinrent ses subordonnés, ce qui m’amène à ma seconde humiliation militaire.

Après 13 ans d’agitation dans son empire étendu, Kedorlaomer décida d’écraser définitivement la rébellion de Sodome. Il mobilisa tous ses alliés pour participer à l’effort de guerre, et nous partîmes combattre Sodome, nos cinq rois contre leurs quatre.

Ce ne fut nul autre qu’Avram qui réapparut. Il avait eu vent que son neveu Loth, qui vivait à Sodome à l’époque, avait été fait prisonnier, et il vint avec ses hommes pour le secourir. Nous fûmes forcés de fuir et rentrâmes chez nous humiliés.42

Ma fin

Je m’étais toujours considéré comme le guerrier le plus féroce de l’histoire, et je ne pensais honnêtement jamais trouver mon égal. Cependant, en vieillissant, on parlait d’une nouvelle étoile montante. Apparemment, l’un des petits-fils d’Avram, Essav, s’était écarté du droit chemin et se forgeait une solide réputation dans les bas-fonds cananéens.

Comment il apprit l’existence de ma tunique reste un mystère pour moi, mais une chose est certaine : il était déterminé à mettre la main dessus. Et le sang ne semblait pas être un obstacle.

Pour faire court :

Nous étions en expédition de chasse lorsque nous fûmes pris en embuscade par Essav lui-même. Mon corps âgé ne faisait pas le poids face à son esprit juvénile – il n’avait que 13 ans à l’époque – et il finit par avoir le dessus sur moi. Et, bien sûr, il prit possession de la tunique.43

Il semble que les prophéties avaient raison depuis le début. Qui aurait pensé que ma fin viendrait par les mains du petit-fils d’Avram ?

Chronologie des événements :

1656 (2015 av. è.c.) : Déluge de Noa’h

1751 (1920 av. è.c.) : Naissance de Nimrod

1791 (1900 av. è.c.) : Nimrod se rebelle contre D.ieu et règne à Babel

1948 (1813 av. è.c.) : Naissance d’Avraham

1973 (1788 av. è.c.) : Début de la construction de la Tour de Babel

1996 (1765 av. è.c.) : Destruction de la Tour de Babel

1996-2008 (1765-1753 av. è.c.) : Les villes de Sodome servent Kedorlaomer

2009-2022 (1762-1749 av. è.c.) : Les villes de Sodome se rebellent contre Kedorlaomer

2013 (1758 av. è.c.) : Nimrod fait la guerre contre Kedorlaomer et perd

2022 (1749 av. è.c.) : Guerre des Cinq Rois contre les Quatre Rois

2123 (1638 av. è.c.) : Nimrod tué par Essav