« Mon petit-fils a dirigé un Sédère communautaire ! A Kobé ! Pour cent cinquante personnes ! Kobé au Japon ! Mon petit-fils ! »

C’était il y a quelques années de retour à Brooklyn, j’avais rencontré un des piliers de la communauté de Crown Heights, le quartier Loubavitch de New York. Cet homme – Reb Shimon – était un des plus anciens bouchers cachères des environs. Il était né en Pologne.

Dès qu’il m’avait aperçu dans la grande synagogue du 770 Eastern Parkway, il m’avait attrapé, tout excité, pour me raconter l’exploit accompli par son petit-fils, trois mois plus tôt.

Je dois avouer que j’étais moins impressionné que lui. Je comprends qu’il soit fier de son petit-fils. Je trouve incroyable qu’il se trouve cent cinquante Juifs à Kobé au Japon. Et j’admire ces tout jeunes gens qui, au lieu de profiter des vacances pour se reposer chez leurs parents et apprécier un Pessa’h sur un plateau, se rendent aux quatre coins du monde pour trouver des Juifs et leur permettre de célébrer la fête – quelles que soient les difficultés matérielles... Mais... Loubavitch fait cela depuis tant d’années !

Le fils de Reb Shimon s’est installé en Afrique du Sud : il y est l’un des émissaires les plus dynamiques du Rabbi de Loubavitch.

Je souris de façon aussi convaincante que possible, un sourire qui doit exprimer toute mon admiration ; oui, je me suis forcé à paraître impressionné alors qu’au fond de moi, je me disais que j’entendrais sûrement beaucoup d’autres comptes–rendus de ce genre.

Mais il me rattrapa tandis que je m’apprêtai à saluer d’autres amis et connaissances : « Vous ne comprenez pas ! J’y étais ! Au Japon ! Pendant la guerre ! Je suis un Shangaïer ! »

Dans le jargon Loubavitch, un Shangaïer est un étudiant d’une des grandes Yéchivot polonaises à qui un diplomate japonais, un Juste des Nations, Sugihara avait accordé un visa pour le Japon. Grâce à Sugihara, des milliers de Juifs – surtout des étudiants de Yéchiva – ont pu s’enfuir vers l’est. Ainsi, ils échappèrent à la folie barbare des troupes allemandes et traversèrent l’immensité de la Russie, jusqu’à arriver à Kobé, avant d’être déportés vers Shanghaï où ils demeurèrent – souvent dans des conditions précaires – jusqu’à la fin de la guerre.

Dans le salon de Reb Shimon, des dizaines de photos de famille garnissent les murs : mariages, Bar Mitsva, portraits des enfants, des petits-enfants, diplômes rabbiniques et attestations diverses. En observant les photos, vous pouvez noter les subtils changements de la mode ‘hassidique (si on peut utiliser ces deux mots ensemble !) aux États-Unis.

Mais il n’y a qu’une seule photo en noir et blanc : un jeune homme et une jeune femme en tenue de mariée, debout devant un bâtiment en ruine. Tous deux portent l’étoile jaune avec le mot Juif écrit en lettres gothiques. « C’est ma sœur, le jour de son mariage », m’avait-il expliqué il y a de cela bien des années. « Dans le ghetto de Varsovie… C’est la seule photo qui me reste de toute ma famille : je suis le seul survivant ! »

Je me souviens de cette remarque poignante et mon sourire se fige.

Il insiste : « Vous comprenez ? Il y a cinquante ans, je me trouvais à Kobé et je n’avais rien, je n’avais personne. Maintenant mon petit-fils passe Pessa’h à Kobé ! J’ai entendu une fois un commentaire qui m’a frappé : Moïse a demandé à D.ieu : “Montre-moi Ta face !” et D.ieu lui répondit : “Je te montrerai Mon dos, mais Mon visage, tu ne pourras pas le voir !” Le ‘Hatam Sofer (qui vécut à Presbourg il y a environ deux cents ans) donne de ce verset l'interprétation suivante : “Tu ne verras pas Mon visage”, si tu regardes devant, au présent, tu ne Me verras pas. Cependant “Je te montrerai Mon dos”, en regardant en arrière, tu verras que J’étais là à tout instant. Il y a cinquante ans, je ne voyais rien ni personne, mais maintenant... »

La vie ne se lit pas comme un livre de philosophie, même s’il nous arrive des événements extraordinaires, inspirants et impressionnants. Il faut juste parfois continuer à vivre et, peut-être, plus tard on comprendra. Entre le défi et la réponse, il y a parfois un vide. À nous de le remplir par la foi, la croyance en un D.ieu que nous ne voyons pas face à face. À nous de le remplir de Torah, de Mitsvot et de bonnes actions.

Il avait perdu toute sa famille dans les ghettos et les camps. Reb Shimon était arrivé dans un pays étranger, s’était marié, avait fondé une grande famille et s’était rendu utile dans la communauté. Il n’avait pas trouvé de réponse satisfaisante à la question lancinante : pourquoi ? Pourquoi tant de souffrances et d’épreuves ? Il n’a toujours pas de réponse. Mais il a un élément de réponse : son petit-fils a dirigé un Sédère communautaire à Kobé ! Pour cent cinquante personnes !