Alors que le soleil se couchait, le métro dans lequel je me trouvais tomba en panne en plein centre du Bronx et je n’avais plus qu’à marcher. Tout en me dirigeant vers Pelham Parkway, je demandais aux passants mon chemin. Quelqu’un eut pitié de moi : « Cher ami, vous en êtes encore loin ! »

Plus tôt cet après-midi, veille de Pessa’h, un groupe d’étudiants de la Yéchiva Loubavitch de Brooklyn avait terminé de cuire les dernières Matsot Chmourot pour la fête. On était en 1958 et le Rabbi distribuait personnellement ces Matsot cuites à la main comme cadeau spirituel. Il se tenait debout durant des heures, saluant chacun tout en lui tendant une Matsa. D’abord il en offrait à ceux qui habitaient loin car ils ne pouvaient prendre ni voiture ni métro une fois que la fête aurait commencé. J’avais seize ans et j’habitais entre la 167ème Rue et Jerome Avenue dans le Bronx, donc relativement loin. Quand je m’approchai du Rabbi, il me demanda si je pouvais apporter une Matsa à une certaine famille.

L’idéal aurait été que je prenne un taxi en sortant du métro, que le chauffeur m’attende quelques minutes pendant que j’apportais ces Matsot et qu’il m’amène à la maison à l’heure pour le Séder. Mais la vie est rarement conforme à l’idéal. Bref, je trouvais l’adresse : c’était un quartier défavorisé. Je toquai à la porte et un homme m’ouvrit. Il était tatoué, ne portait pas de chemise et semblait décontracté.

– C’est à quel sujet ?, demanda-t-il.

– Excusez-moi, êtes-vous bien M. Untel ?

– Ouais !, me répondit-il avec l’accent du Bronx.

Je remarquai le pain de campagne posé sur la table, ce qui n’est vraiment pas l’aliment conseillé pour le Sédère de Pessa’h.

– C’est le Rabbi qui m’a envoyé, dis-je.

– Le Rabbi ? Oh, je vous en prie ! Entrez !

Dans la petite cuisine, il n’y avait qu’une table minuscule, quelques chaises et un réchaud. Je ne comprenais pas ce que je faisais ici, à distribuer de la Matsa à une famille qui, visiblement, ne s’apprêtait pas à célébrer le Séder. Puis je me dis que c’était justement ce pourquoi le Rabbi m’avait envoyé ici.

Je demandais à l’homme s’il voulait qu’on passe le Séder ensemble. Il accepta et appela sa femme. Elle était visiblement enceinte; ses deux filles la suivaient. Elles étaient très mignonnes et avaient peut-être cinq et six ans. Toutes deux étaient aveugles.

Nous avons débarrassé la table. Je mis un chapeau sur la tête de mon hôte et commençai le Séder. J’essayais de me souvenir de l’ordre des bénédictions, mais c’était difficile car je n’avais pas de Haggada, le livre traditionnel. L’essentiel, c’est que nous avons mangé la Matsa. En guise de vin, nous avons bu quatre coupes d’eau dans des verres en papier. J’essayai de penser à ce qu’aurait fait le Rabbi s’il s’était trouvé dans ma situation. Je regardai les fillettes et leur maman qui allait mettre au monde un autre enfant, et je répétai certains enseignements que j’avais entendus du Rabbi : en cette nuit, D.ieu avait libéré nos ancêtres de l’esclavage d’Égypte et Il nous libère nous aussi. L’homme et la femme m’écoutaient attentivement, comme s’ils étaient instantanément nourris par mes paroles.

Je leur dis qu’à Pessa’h, nous nous libérons de notre Égypte personnelle, de nos limites car D.ieu ne pose pas sur nos épaules plus que ce que nous pouvons supporter. Une fois que vous savez cela et que vous y croyez, vous êtes déjà libéré. Nous avons chanté avec les enfants.

A une heure du matin, la femme mit les fillettes au lit et il était temps pour moi de partir. Mais je demandais encore à l’homme d’où il connaissait le Rabbi. Le fait est qu’il était tanneur et avait connu un rabbin à l’abattoir où il travaillait. Comme depuis quelques mois sa femme était enceinte, il avait demandé au rabbin comment agir: ils étaient porteurs de gènes qui avaient fait que leurs deux premiers enfants étaient nés aveugles et le médecin suggérait de ne pas mettre au monde ce troisième enfant. L’homme était très triste et ne savait que faire. Le rabbin lui avait conseillé d’écrire au Rabbi de Loubavitch. Le Rabbi lui avait répondu par lettre qu’ils devaient avoir confiance en D.ieu et laisser l’enfant naître normalement.

Alors que je m’apprêtais à partir, l’homme me dit : « Vous savez, ma femme et moi-même n’étions pas très convaincus. Comment peut-on avoir confiance en D.ieu ? Comment pouvons-nous oublier ce qui nous est arrivé et espérer ? Nous ne pensions pas que c’était possible mais ce soir, en vous entendant parler de foi en D.ieu et comment D.ieu donne la force de surmonter les épreuves pour sortir de notre Égypte personnelle, nous comprenons mieux. »

Leur fils naquit : il voyait parfaitement. Par la suite, je perdis le contact avec cette famille. Mais des années plus tard, j’appris que les filles s’étaient mariées et avaient chacune plusieurs enfants qui voyaient parfaitement.

Décrire combien le Rabbi aimait des centaines de milliers de Juifs et de non-Juifs dans le monde entier serait impossible. Le mieux que je pouvais faire était de décrire cette pauvre famille du Bronx. Et comment le Rabbi leur avait fait livrer à la maison la confiance en D.ieu personnifiée par ces Matsot.

En 1966, le Rabbi de Loubavitch nomma Rav Cunin émissaire principal pour la Californie où fleurissent maintenant des centaines d’institutions Loubavitch.