Brooklyn, 1958 : À 20h30, le Rabbi est arrivé à la salle Albany Manor. La synagogue du Rabbi, au 770 Eastern Parkway, était trop petite pour accueillir la foule attendue pour la célébration de Pourim. Lorsqu’il partit, il était environ 5h30 du matin, et le jour suivant commençait déjà à poindre. À un moment donné, bien après minuit, le Rabbi fit remarquer qu’ils avaient atteint le stade de « ne plus savoir » en ce qui concerne le temps, en référence à l’impératif talmudique de célébrer jusqu’à « ne plus savoir » la différence entre maudire Haman et bénir Mordekhaï. (Méguila 7b.)
Au cours des neuf heures qui séparèrent ces deux instants, le Rabbi prononça une série de discours inspirés sur la signification grandiose de ce jour, et sur l’application contemporaine de l’histoire dramatique consignée dans la Méguila. À chaque discours, le Rabbi devenait plus animé et plus engagé, appelant ses auditeurs à entrer pleinement dans l’esprit de la fête, et à transcender toutes leurs préoccupations mondaines et angoisses rationnelles. Dans certains discours, le Rabbi a abordé des questions profondes sur l’interaction de la raison, de la volonté et de l’instinct moral. Dans d’autres, il a sondé la nature de l’identité juive et la place du Juif dans le monde. Entre ces discours, il a mené la foule dans des chants et a levé son verre à maintes reprises pour souhaiter « Le’haïm » à des individus.
À un moment donné, la foule a chanté une mélodie complexe et contemplative, et la salle s’emplit d’un sentiment d’élévation solennelle et d’introspection. Lorsque la mélodie prit fin, le Rabbi réprimanda les présents pour leur solennité et demanda qu’ils chantent un joyeux chant de Pourim. Le chant suivant fut très joyeux, mais le Rabbi n’était toujours pas satisfait. Dès qu’il fut terminé, il entonna lui-même un chant très animé, poussant des cris de joie et des acclamations en menant le refrain.
Il était déjà tard, et certains pouvaient se dire que cet épisode serait le point culminant de la soirée. Mais le Rabbi ne faisait que commencer. Plus tard, il consacra plusieurs discours à la Yeshiva Tom’hei Temimim, fondée originellement par le cinquième Rabbi de ‘Habad en 1897, qui célébrait la 18ème année depuis son rétablissement sur les rivages américains en plein Holocauste. Ici, le Rabbi développa des points de plusieurs discours célèbres du cinquième Rabbi, le Rabbi Rachab. Entrer à la Yeshiva, expliqua-t-il, c’est divorcer du monde et se consacrer entièrement à des objectifs spirituels. Pourtant, il doit être clair dès le départ que ce divorce est temporaire, et que le véritable but d’entrer à la Yeshiva est de s’équiper pour affronter le monde et le transformer. Il discuta également de la déclaration audacieuse du cinquième Rabbi selon laquelle « tous les commandements se rapportent directement à l’essence de D.ieu ».
À un moment ultérieur, le Rabbi mena la foule dans une interprétation fervente de Ani Maamine : « Je crois avec une foi parfaite en la venue du Machia’h. Bien qu’il tarde, néanmoins je crois ! »
Dans le discours final, vers 5 heures du matin, le Rabbi loua le dévouement et l’esprit d’initiative manifestés par Esther, soulignant le rôle essentiel que les femmes juives doivent continuer à jouer dans la transformation du monde en une demeure pour D.ieu.
Pour accéder aux enregistrements audio d’un grand nombre de ces discours et chants, cliquez ici. Pour une transcription en hébreu, cliquez ici. Vous trouverez ci-dessous six pépites parmi la grande richesse d’enseignements transmis par le Rabbi au cours de la nuit, librement traduites et résumées en français :
1. Pourquoi Pourim est-elle une fête où le travail est permis ?
Le Talmud nous apprend que Mordekhaï et Esther souhaitaient à l’origine que Pourim soit une fête où le travail est interdit, comme c’est le cas des principales fêtes bibliques, mais les rabbins n’ont pas accepté cette idée. (Méguila 5b.) Les maîtres ‘hassidiques expliquent que le travail ne s’oppose pas à la joie sacrée de Pourim. Au contraire, le travail devrait lui-même être considéré comme une activité sacrée. Travailler, c’est apporter la sainteté dans le monde ordinaire, c’est améliorer le monde, c’est le transformer en une demeure pour Dieu. De fait, toutes les catégories de travail interdites le Chabbat et lors des fêtes bibliques sont les mêmes catégories de travail qui étaient requises pour la construction du sanctuaire de D.ieu, le Michkane, comme nous l’apprenons dans la Torah. Dès lors, la permission de travailler à Pourim constitue en fait un impératif sacré de transformer le monde entier en un sanctuaire pour D.ieu.
2. Le « Un » présent dans chaque mot
Il y eut une fois un Juif qui était, d’un point de vue intellectuel, un simple d’esprit. Il n’était pas certain qu’il connût même le sens de tous les mots des prières quotidiennes. Pourtant, pendant 40 ans, il pria intensément et longuement, et pas seulement lors des Fêtes Solennelles ou le Chabbat, mais chaque jour : dimanche, lundi, mardi, etc. Lorsqu’on lui demandait ce qui lui inspirait une ferveur aussi constante, il répondait : « Je ne suis pas un érudit, mais il y a 40 ans, j’ai entendu cet enseignement de l’Admour Hazakène : Nos sages disent que dans les Dix Commandements, D.ieu prononça miraculeusement les deux mots “souviens-toi” et “garde” [le Chabbat] en une seule énonciation (zakhor vechamor bedibour e’had). Sorti de son contexte d’origine, cela peut être lu comme un impératif : “Dans [chaque] mot, souviens-toi et garde le ‘Un’.” Cela signifie que dans chaque mot que tu prononces, tu dois préserver ta conscience du D.ieu Unique en présence duquel tu te tiens. » À tout moment, « souviens-toi et garde » le Un qui anime chaque aspect de l’existence et de ta vie. Avec cette simple pensée, tu peux servir D.ieu pendant 40 ans, en déversant ton âme dans la prière. En effet, le Talmud nous dit qu’il faut 40 ans à un élève pour assimiler pleinement les enseignements de son maître.
À ce moment, le Rabbi entonna le chant Darkekha Elokeinou, habituellement chanté pendant la période précédant les Fêtes Solennelles.
3. Le travail de Pourim : cultivez la joie !
Chaque jour, en plus du devoir général de transformer le monde, comporte ses propres missions, tant spirituelles que matérielles. Notre devoir permanent est de « servir D.ieu dans la joie » (Psaumes 100,2). Cependant, il est entendu que l’essentiel est le « service de D.ieu », la joie demeurant un aspect secondaire de notre quotidien. Mais dès l’entrée dans le mois d’Adar, nous sommes appelés à « accroître notre joie » (Taanit 29a), et à Pourim, cet impératif d’intensifier la joie atteint son sommet. Les autres obligations de Pourim sont encadrées par des limites précises : la lecture de la Méguila s’effectue une fois la veille et une fois le jour de Pourim, et pas plus ; la charité doit être offerte à un minimum de deux nécessiteux, et il convient d’envoyer un cadeau constitué de deux mets au minimum à au moins un ami. Cependant, le devoir de réjouissance englobe toute la journée de manière totalement égale.
4. Le triomphe enivrant du bien sur le mal
Le Talmud nous dit : « On a le devoir de boire du vin à Pourim jusqu’à ne plus savoir distinguer entre “maudit soit Haman” et “béni soit Mordekhaï.” » Cette formulation contient un paradoxe : la célébration de Pourim repose entièrement sur la distinction entre le bien et le mal, et sur le triomphe miraculeux de Mordekhaï le béni sur Haman le maudit. Pourtant, il nous est demandé de transcender toute connaissance de cette distinction pour la célébrer ! La résolution de ce paradoxe est que cette transcendance de la raison et de la connaissance est définie par la joie essentielle qui en est le fondement. La joie, même la joie irrationnelle, est profondément enracinée dans notre essence humaine, dans l’âme divine, dans le sentiment intérieur d’un sens et d’un plaisir transcendants qui constitue le cœur inconscient de notre boussole morale. À Pourim, notre tâche est de devenir conscients de ce cœur inconscient, de nous enivrer du fait joyeux que même lorsque la raison est vaincue, le bien triomphera toujours du mal.
5. « Les peuples du pays se sont judaïsés »
Après la spectaculaire chute d’Haman, la Méguila rapporte que « les Juifs eurent de la lumière et de la joie, de l’allégresse et de l’honneur… et beaucoup de peuples du pays se firent juifs, parce que la crainte des Juifs était sur eux » (Esther 8,16-17). R. Moshe Isserlès, le grand maître de halakhique connu sous le nom de Ramo, écrit que cela ne signifie pas simplement que « les peuples du pays » avaient la crainte des Juifs, mais plutôt qu’ils ont acquis la qualité juive d’avoir « la crainte de D.ieu ». Comment les autres peuples furent-ils inspirés à avoir la crainte de D.ieu ? Ils ne furent pas seulement impressionnés par la prière et par l’étude de la Torah des Juifs, mais par le fait que même dans le domaine profane, dans les activités que les Juifs partageaient avec « les peuples du pays », il était manifeste qu’ils se sentaient toujours en présence de D.ieu. Cela a inspiré « les peuples du pays » à imprégner également toutes leurs activités d’un sens « juif » du devoir sacré, avec la crainte de D.ieu. Comme le dit le Talmud, « quiconque nie l’idolâtrie est appelé Juif » (Méguila 13a.).
6. Esther : Une femme de valeur, de compréhension et d’initiative
« les Juifs eurent de la lumière et de la joie… » et le Talmud commente que « “la lumière” fait référence à la Torah » (Méguila 16b), car les Juifs acceptaient la Torah de leur propre initiative, se consacrant à D.ieu plus profondément qu’ils ne l’avaient fait au Mont Sinaï (Chabbat 88a). L’Admour Hazakène souligne que le mot utilisé dans ce verset pour « lumière » est sous forme féminine, orah, plutôt que masculine, or (Mamarei Adhaz 5564, 62). Il relie cela à l’adage talmudique, « une plus grande compréhension est accordée aux femmes qu’aux hommes » (Nidah 45b). Cela indique que pour que la Torah soit pleinement internalisée – pour qu’elle surmonte toute opposition et transforme le monde intellectuellement, culturellement et concrètement –, il est essentiel que les femmes juives imitent Esther, qui risqua sa vie pour son peuple. Comme l’explique ailleurs l’Admour Hazakène, elle a même agi de sa propre initiative : sans consulter Mordekhaï, elle a invité Haman à festoyer avec elle à deux reprises, comprenant qu’il ne pouvait pas s’approcher aussi près de la sainteté et survivre (Torah Or 93d).
Après le dernier discours, le Rabbi demanda que soit chantée la mélodie Chalosh Tenouot, attribuée au Baal Chem Tov, au Maguid de Mézeritch et à l’Admour Hazakène. À sa conclusion, il a commencé à chanter la mélodie du quatrième Rabbi de ‘Habad, le Rabbi Maharach, connue sous le nom de Lekhate’hila Ariber. Après cela, la mélodie de l’Admour Hazakène, Dalet Bavot, fut chantée, suivie de Nyé Zhuritze ‘Hloptzi.
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