Le père de l’auteur, ‘Haïm Groisman, est décédé le 5 Tévet 5776 (2016) à Caracas, au Venezuela.

J’ai grandi à Curaçao, une île des Caraïbes qui fait partie des Antilles néerlandaises. Il n’y avait pas d’école juive sur l’île à l’époque, et j’ai fréquenté l’école protestante.

Ça a été très dur pour moi dans cette école. Bien que j’aie été élevé dans un foyer non pratiquant, je refusais obstinément de participer aux offices religieux et aux cours de religion qui faisaient partie du programme scolaire. J’étais quotidiennement l’objet d’intimidation et de violence de la part des élèves non juifs, et j’avais même l’impression que mes professeurs et le directeur de l’école prenaient leur parti.

Lorsque je suis entré en 7ème,1 les choses sont arrivée à un point critique. La vie ne devenait pas plus facile, au contraire, les bagarres étaient plus nombreuses que jamais et plus violentes. Mes relations avec le directeur de l’école sont devenues de plus en plus hostiles. J’ai commencé à sécher les cours. Je passais mes journées à jouer au golf au club de golf voisin, et je revenais à l’école à temps pour retrouver mon père, qui me ramenait tous les jours à la maison.

Un jour, le directeur a convoqué mon père dans son bureau pour savoir pourquoi je n’étais pas venu à l’école ces dernières semaines. Me retrouvant comme d’habitude ce jour-là après les heures de classe, mon père m’a demandé : « Comment s’est passée la journée à l’école ? » J’ai répondu : « Comme d’habitude ». Mon père m’a alors demandé : « Es-tu allé à l’école aujourd’hui ? La semaine dernière ? Il y a deux semaines ? » Ne voulant pas mentir, j’ai avoué que non.

Mon père m’a donné le choix : soit je cédais et je faisais comme tous les autres garçons, soit je quittais l’école et j’allais travailler avec lui – et travailler dur – tous les jours. Je n’ai pas eu besoin de réfléchir longtemps. Je suis entré dans le bureau du directeur, j’ai posé mes manuels sur son bureau et je suis sorti en courant pour rejoindre mon père.

Des lettres d’avertissement ont commencé à arriver à notre domicile, indiquant que la loi exigeait que tous les mineurs aillent à l’école. Les relations de ma famille avec les habitants ont également commencé à se dégrader.

Mon père était terriblement contrarié par ma situation, mais il ne savait pas comment s’en sortir. Une nuit, il fit un rêve. Il se revit vers l’âge de trois ans, avant son upshernish, assis sur les genoux de sa grand-mère. Elle lui disait : « Liouvou (mon amour en russe), chaque fois que tu as des problèmes, celui qui peut t’aider est le Rabbi de Loubavitch ». C’était la première fois qu’il avait entendu parler du Rabbi.

Le lendemain matin, mon père se rendit à sa shoul, un petit bâtiment discret près de chez lui. Il demanda au bedeau de lui ouvrir la porte, se rendit au Arone HaKodech (l’arche), confia son cœur à D.ieu et se retourna pour partir.


Un jour de janvier 1984, le Rav Moshé Kotlarsky, assistant du Rav Hodakov, le secrétaire principal du Rabbi, reçut un appel téléphonique du Rav Hodakov. « Lavez-vous les mains », lui demanda le Rav Hodakov, utilisant un terme codé qui indiquait au Rav Kotlarsky que le Rabbi était sur la ligne et qu’il écoutait. « Le Rabbi veut que vous vous rendiez immédiatement à Curaçao. »

Lorsque le Rabbi ordonne à un ‘hassid d’agir, celui-ci ne pose pas de questions, il agit. Rav Kotlarsky choisit un compagnon de voyage, Levi Krinsky, un étudiant de la yéshiva âgé de 17 ans, et tous deux prirent le prochain vol pour Curaçao. Arrivés à l’aéroport, ne sachant ni où aller ni quoi faire, ils hélèrent un taxi et demandèrent à être conduits à la synagogue.

Les chauffeurs de taxi de Curaçao ont l’habitude de ce genre de demande et se rendent généralement à la plus grande synagogue de l’île, réputée pour être la plus ancienne synagogue de l’hémisphère occidental, « Mikvah Israel Emanuel ». Cette synagogue, dans laquelle les offices ne sont célébrés que le Chabbat, fait également office de musée pendant la semaine. Elle présente une caractéristique unique : le sol est recouvert de sable blanc, peut-être parce que ses fondateurs, qui avaient fui l’Inquisition, recouvraient de sable les marches menant à leurs maisons de prière au Portugal afin de dissimuler le bruit de leurs pas.

Mais ce chauffeur de taxi ne conduisit cependant pas le Rav Kotlarsky à la synagogue Mikvah Israel Emanuel, mais à une petite shoul de quartier. Lorsque le taxi s’arrêta devant la porte, le Rav Kotlarsky vit un homme quitter le bâtiment. Pensant que celui-ci serait une source d’information pratique sur la communauté juive locale, il l’aborda et lui dit : « Nous avons été envoyés ici par le Rabbi de Loubavitch. Nous voulons rencontrer les Juifs locaux. Nous logeons à l’hôtel Plaza. Pouvez-vous venir avec nous et nous parler de la communauté juive ? » L’homme, qui n’était autre que mon père sortant de la synagogue, faillit s’évanouir.

Mon père raconta au Rav Kotlarsky la situation critique de notre famille et me présenta à lui. Ma première question au Rav Kotlarsky fut la suivante : « A-t-on le droit de se défendre si quelqu’un vient nous frapper ? » Les films et les émissions télévisées que j’avais vus sur l’Holocauste m’avaient donné l’impression que les Juifs étaient faibles et ne se défendaient pas lorsqu’ils étaient attaqués. Le Rav Kotlarsky répondit : « On doit se défendre et faire tellement de dégâts qu’ils ne reviendront pas ! » J’ai trouvé ce Rav génial.

Le Rav Kotlarsky m’invita à me rendre à New York pour participer à la colonie de vacances Gan Israël dans les Catskills cet été-là, puis à intégrer la Yéshiva qui commençait en septembre. C’était la réponse à mes prières et j’ai immédiatement accepté la proposition.

Je tiens à remercier le Rabbi de s’être occupé de moi et de ma famille. Nous devrions tous prendre exemple sur lui pour savoir comment s’occuper d’un autre Juif. Il ne s’agit pas nécessairement d’un Juif aussi loin que Curaçao ; il peut s’agir de quelqu’un qui se trouve juste au coin de la rue. Il est certain qu’en suivant l’exemple du Rabbi, nous mériterons tous la révélation de Machia’h.

(Vous trouverez ci-dessous une lettre que mon père reçut du Rabbi peu de temps après cette histoire :)

Traduction en français de la lettre :

Par la Grâce de D.ieu
3 Nissan 5744
Brooklyn, N.Y.

Mr. Chaim Yosef Groisman
P. O. B. 2073
Breederstraat 74 (o)
Curacao. N. A.

Salutation et bénédiction :

J’ai été heureux de recevoir vos salutations par l’intermédiaire de nos estimés amis communs.

Je me dois cependant exprimer ma désapprobation du fait que vous vous êtes qualifié de « petit Juif de Curaçao ». Il n’est certainement pas nécessaire de vous expliquer longuement que chaque Juif, homme ou femme, possède une Nefesh Elokit, qui est une « part du Divin En-Haut », comme l’explique le Tanya, au début du chapitre deux. Dès lors, il n’existe pas de « petit Juif », et un Juif ne doit jamais sous-estimer son immense potentiel.

À l’approche du Yom Tov Pessa’h, je saisis l’occasion de vous adresser mes vœux et ma prière pour que la Fête de notre Liberté vous apporte, à vous et aux vôtres, une véritable liberté, une liberté face à l’anxiété matérielle et spirituelle, face à tout ce qui pourrait vous empêcher de servir D.ieu de tout cœur et avec joie, et pour que vous puissiez prolonger cette liberté et cette joie tout au long de l’année.

Je vous souhaite, à vous et aux vôtres, un Pessa’h casher et joyeux.

Avec bénédiction,

[signature du Rabbi]

Post-scriptum : Des membres de la communauté juive de Curaçao nous ont écrit pour nous informer que l’état de la vie juive sur l’île s’est beaucoup amélioré au cours des vingt années qui se sont écoulées depuis les événements décrits dans ce récit, avec notamment l’ouverture d’une école hébraïque florissante et d’autres services communautaires.