C’est Yom Tov, et des centaines de ‘hassidim ‘Habad quittent à pied le quartier de Crown Heights à Brooklyn, et certains marchent jusqu’au Queens ou au nord de Manhattan ! Non, ce n’est pas un défi sportif. C’est la Tahaloukha.

Au début de son leadership, le Rabbi eut une initiative qui se poursuit jusqu’à ce jour. Il a encouragé ses ‘hassidim à visiter d’autres synagogues – proches ou lointaines – à l’occasion des fêtes, afin d’y partager de la joie et de l’inspiration. Dans la mesure où la loi juive interdit l’utilisation de voitures et autres véhicules les jours de Yom Tov, cela signifie marcher jusqu’à même les destinations les plus éloignées.

Des décennies plus tard, la Tahaloukha continue d’être une caractéristique centrale de Yom Tov, et une espèce de rite initiatique pour les ‘hassidim ‘Habad. Les quartiers changent, la démographie évolue, de nouvelles générations de marcheurs remplacent les précédentes, mais la Tahaloukha continue sa marche, qu’il pleuve ou qu’il vente.

De toutes les initiatives de Rabbi, il y avait quelque chose de très spécial dans la façon dont il encourageait la Tahaloukha et dont il témoignait son appréciation à ceux qui y participaient. Faisons un bout de chemin ensemble alors que je me remémore le sentiment d’urgence et d’importance que nous ressentions pendant la Tahaloukha...

C’était les années 1980 et j’étais adolescent. La Tahaloukha quitta la synagogue du Rabbi, le « 770 », en plein jour, et les rues étaient remplies de ‘hassidim marchant par rangées de quatre ou cinq, tous en chantant joyeusement. Le chant traversait les rues, il pulsait dans nos cœurs. Le Rabbi se tenait à la porte de la synagogue, encourageant le chant de son mouvement caractéristique du bras en regardant partir le cortège. Ses yeux pénétraient la foule, saluant chacun d’entre nous et nous suivant du regard jusqu’à ce que le dernier fut perdu de vue.

Nos groupes de marche étaient composés d’étudiants de yéchiva et d’hommes mariés de tous âges. Certains étaient assignés à des synagogues particulières, certains groupes étaient pré-arrangés, mais la plupart suivaient le mouvement et se répartissaient à mesure que nous progressions.

Il y avait une énergie palpable, quelque chose qui activait nos pas, un sentiment d’excitation et d’anticipation dans l’air. La police de New York nous escortait la première partie de la route ; elle fermait les rues et gérait la circulation, ce qui ajoutait à la sensation de parade. Au fur et à mesure que nous marchions, nous nous séparions en petits groupes, le crépuscule s’installait et l’air refroidissait. Certains quartiers étaient plus sûrs, d’autres moins. Dans certains quartiers à forte population juive, les gens nous accueillaient avec des boissons fraîches et des encouragements.

Lors de certaines fêtes, surtout à Chavouot, il n’était pas rare qu’il pleuve, parfois très fort. Je me souviens de plusieurs occasions où la pluie était si forte et les flaques d’eau si profondes que la teinture de nos chapeaux noirs et de nos imperméables bleus traversait toutes les couches de nos vêtements.

À Pessa’h et à Chavouot, quand nous arrivions à notre destination, un membre de chaque groupe partageait un enseignement ‘hassidique et des mots d’inspiration entre les offices de Min’ha et de Maariv. Nous conversions un peu avec les fidèles, nous nous efforcions de briser la monotonie du lieu avec nos visages souriants, et éclairions la fête avec une danse vive et animée à l’issue de l’office.

Mais Sim’hat Torah était différent. L’afflux de pieds dansants pleins d’énergie et de voix chantantes pleines d’enthousiasme contribuait à transfigurer et à élever une synagogue de n’importe quelle taille. Les réjouissances étaient particulièrement émouvantes du fait que les participants de la Tahaloukha dansaient souvent épaule contre épaule et main dans la main avec des Juifs qu’ils n’avaient jamais rencontrés auparavant et qu’ils ne reverraient peut-être jamais.

Certaines synagogues étaient bien établies, pleines de fidèles ; beaucoup se trouvaient en revanche dans d’anciens quartiers juifs avec une fréquentation diminuée, et accueillaient de gaîté de cœur cet afflux trisannuel d’esprit et d’inspiration. Chaque synagogue avait ses types de caractères : il y avait les fidèles chaleureux et bienveillants qui nous accueillaient avec enthousiasme, reconnaissants de notre arrivée et de notre participation. Il y avait l’inévitable cynique dédaigneux avec son regard de désapprobation et parfois des paroles dures. Ceux qui voyageaient à l’étranger pour affaires s’épanchaient en louanges quant à la présence de ‘Habad dans des endroits reculés, et, de temps en temps, quelqu’un racontait l’histoire de sa rencontre avec le Rabbi.

Sur le chemin du retour, les rues étaient sombres et presque vides. Nous marchions le long de vitrines fermées avec leurs grilles métalliques, sur des trottoirs de largeurs et d’états de réparation différents. Dans les années antérieures, lorsque la sécurité dans certains quartiers était un souci, nous nous retrouvions dans des endroits centraux pour rentrer ensemble dans des groupes plus importants. Dans les dernières années, au fur et à mesure que les conditions s’amélioraient, le cortège de retour était beaucoup moins dense, et bien qu’il y eut peu de chant, l’atmosphère était inspirée et chaleureuse, avec des conversations animées qui remplissaient l’air. En parcourant des artères commerciales et des rues résidentielles désertes, nous échangions des histoires et des enseignements ‘hassidiques avec en bruit de fond la circulation automobile et les éclats sporadiques d’un ghetto blaster.

À l’approche de Crown Heights, notre allure s’accélérait et, à mesure que différents groupes convergeaient, la foule s’épaississait. Tous les groupes ne revenaient pas en même temps, mais certains d’entre eux étaient salués par le Rabbi lui-même qui les attendait au 770. La soir de Sim’hat Torah, nous nous joignions au Farbrenguen pré-hakafot du Rabbi qui battait déjà son plein.

À travers ces périples loin de la synagogue du Rabbi, nous nous sentions de fait encore plus connectés à lui. Le Rabbi avait clairement indiqué qu’il souhaitait que nous partagions notre célébration avec d’autres Juifs, et qu’il appréciait chaque pas que nous devions faire pour cela. Aujourd’hui, le Rabbi n’est plus avec nous physiquement, mais nous avons un sentiment réel que le Rabbi nous envoie, qu’il nous accompagne tout au long du chemin, et qu’il attend notre retour.

La Tahaloukha ne concerne pas seulement la destination ni son but déclaré. Certes, l’intention est d’aider d’autres Juifs à se réjouir. Mais le chemin lui-même, et le sentiment de servir, d’être relié à quelque chose de plus grand que soi-même font partie intégrante de l’expérience. L’impact de la Tahaloukha sur nous, sur ceux qui marchent, est peut-être plus puissant encore que celui qu’elle a sur les personnes vers lesquelles nous marchons pour aller partager inspiration et célébration.

Au sujet de la célébration des fêtes, Maïmonide écrit : « Une personne qui ferme les portes de sa cour et qui mange et boit avec ses enfants et sa femme, sans nourrir les pauvres et les malheureux, ce n’est pas là une réjouissance associée à une mitsva, mais c’est plutôt se réjouir de son propre estomac. » L’importance que le Rabbi a attribuée à la Tahaloukha nous inculque le principe selon lequel les besoins de l’autre passent en premier. Notre propre service de D.ieu, notre propre célébration de la fête, restent incomplets si nous ne les partageons pas avec d’autres. Son prochain juif doit passer en premier !

C’est pourquoi la Tahaloukha demeure si centrale dans le vécu du Yom Tov chez ‘Habad. Elle incarne l’axiome central que le Rabbi a souligné au début même de son leadership : « L’amour de votre frère juif conduit à l’amour de D.ieu. »

L’expérience vécue de la Tahaloukha nous enseigne que, pour se sentir proche, il faut savoir aller loin.


Il est difficile de parler de la Tahaloukha sans évoquer la mémoire de Reb Dovid Raskin. Sur le papier, si vous ne l’avez pas connu, cet homme a peut-être détenu plus de pouvoir que quiconque dans ‘Habad. Il a siégé dans tous les conseils d’administration de ‘Habad, depuis son système de yéchiva jusqu’à son vaste réseau mondial d’action éducative. Il a présidé l’organisation de la Jeunesse Loubavitch et a également servi dans la branche des services sociaux de ‘Habad. Il a peut-être été le seul ‘hassid à figurer dans la direction de l’ensemble des organisations centrales de ‘Habad. Mais Reb Dovid ne savait rien du pouvoir. Il était humble et subordonné à l’extrême, dévoué dans chaque fibre de son être.

Reb Dovid chérissait particulièrement la Tahaloukha. C’était quelque chose de la plus haute importance pour lui. Plus que tout autre ‘hassid, il est associé à la Tahaloukha de par l’impatience avec laquelle il l’attendait et de par la façon dont il en parlait dans les Farbrenguens et les rassemblements. Pourquoi accordait-il tant d’importance à la Tahaloukha ? Peut-être parce qu’elle exprime si puissamment son idéal du ‘hassid comme un fantassin loyal, s’en allant accomplir la mission du Rabbi avec un dévouement inébranlable.

Il y avait une autre sorte de « Tahaloukha » que Reb Dovid faisait tous les ans. Chaque année, l’Assemblée législative de l’État de New York honorait l’anniversaire du Rabbi par une résolution et un déjeuner officiel autour de la « Journée de l’Éducation ». Des années durant, selon la directive du Rabbi, Reb Dovid y participait, se rendant au Capitole de l’État de New York dans la ville d’Albany depuis son domicile de Brooklyn. Dans ses années dernières années, il était très affaibli et devait se déplacer en chaise roulante. Mais malgré la difficulté croissante, il insistait pour faire ce voyage annuel chaque printemps. C’était tout simplement impensable pour lui de ne pas le faire. L’une de ces années, le Gouverneur George Pataki assista à la célébration dans la Salle Rouge du Capitole. Le Gouverneur, un homme à la stature physique particulièrement impressionnante, se pencha vers Reb Dovid, recroquevillé dans son fauteuil roulant, et lui dit : « Rav Raskin, vous nous dominez tous de très haut ! »