Le 24 Tévet est l’anniversaire de la disparition de Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, le fondateur du ‘hassidisme ‘Habad.

Rabbi Chnéour Zalman naquit dans la ville de Liozna, en Russie Blanche, le 18 Eloul 5505 (1745) – le jour même où le fondateur du mouvement ‘hassidique, Rabbi Israël Baal Chem Tov, célébrait son 47e anniversaire. En 1764, Rabbi Chnéour Zalman se rendit à Mézeritch pour étudier sous la tutelle du successeur du Baal Chem Tov, Rabbi DovBer. Malgré son jeune âge, il fut accepté dans le cercle restreint des élèves de ce grand maître.

À son retour de Mézeritch, il réunit autour de lui un groupe de disciples qu’il instruisit dans les voies du ‘hassidisme. C’est au cours de ces années qu’il formula la philosophie et l’approche de la vie « ‘Habad », qu’il exposa ensuite dans son œuvre maîtresse, le Tanya, sur lequel il travailla pendant vingt ans avant de le publier en 1796. À cette époque, son influence s’était étendue à toute la Russie Blanche et à la Lituanie, où une partie importante de la population juive le considérait comme son Rabbi et son chef.

À la fin de l’été 1812, Rabbi Chnéour Zalman fuit l’approche des armées de Napoléon qui avançaient à travers la Russie Blanche dans leur poussée vers Moscou. (Rabbi Chnéour Zalman soutint activement le tsar dans la guerre contre Napoléon – voir Napoléon et le ‘hassid et L’action du Rabbi en France.) Après de nombreuses semaines d’errance, il arriva, en plein hiver, dans la ville de Pyena. Là, il tomba malade et le 24 Tévet, motsaei Chabbat (samedi soir) suivant le Chabbat Parachat Chemot, à 22h30, il rendit son âme à son Créateur.

Lors de ces derniers jours à Pyena, Rabbi Chnéour Zalman écrivit l’un de ses essais les plus profonds : un long traité mystique publié plus tard en tant que 20e chapitre de Iguéret HaKodech (un recueil de ses lettres et essais annexé au Tanya comme quatrième partie). Un autre manuscrit écrit pendant ces jours qui fut préservé est un court exposé intitulé « L’âme humble », que le Rabbi écrivit peu de temps avant sa mort (selon un témoignage, « après la havdalah, quelques minutes avant de rendre son âme pure à D.ieu »).

Le contenu de ces deux discours représente une sorte d’énigme pour l’étudiant de la philosophie de Rabbi Chnéour Zalman, qui s’attend à voir une récapitulation des travaux antérieurs du Rabbi dans ces produits de ses derniers jours. Au lieu de cela, on trouve ce qui semble être un écart – ou même un renversement – de certains principes clés de ses enseignements précédents.

La suprématie de l’esprit sur la matière

Dans le Tanya, Rabbi Chnéour Zalman décrit une lutte perpétuelle entre le spirituel et le matériel chez l’homme et dans la création.

Au sein de l’être humain, ce conflit prend la forme d’une bataille entre « l’âme animale » et « l’âme divine ». L’âme animale est notre existence physique : la pulsion d’être et d’exister, l’instinct de conservation, d’accomplissement et de valorisation de soi. L’âme divine est la source de notre spiritualité : notre désir de transcendance de soi, notre aspiration à dépasser les limites de notre existence matérielle et de nous connecter à l’infini et à l’éternel. La vie est la guerre entre ces deux pulsions opposées : chacun de nos actes, chaque mot que nous prononçons, et même chaque pensée que nous avons, est le résultat de cette lutte intérieure, représentant la victoire de l’un des deux « moi » qui cherche à s’exprimer et à atteindre ses objectifs par le biais du corps et des facultés qu’ils partagent.

Au niveau cosmique, il existe un conflit entre l’essence spirituelle de la création – les « paroles divines » ou les étincelles de sainteté au cœur de chaque chose créée – et le vêtement de la matérialité qui les obscurcit et les emprisonne. Nous rédimons ces « étincelles de sainteté » en utilisant les objets matériels et les ressources de notre monde pour servir D.ieu, les transformant ainsi de choses matérielles (c’est-à-dire des choses qui existent pour elles-mêmes) en choses spirituelles (des choses qui ont vocation à servir un but noble).

Qu’est-ce qui rend le spirituel plus saint que le matériel ? Pourquoi les instincts et les pulsions de l’âme animale sont-ils moins divins que ceux de l’âme divine ? Rabbi Chnéour Zalman explique que la loi cardinale de l’existence est qu’« il n’y a rien d’autre que Lui » (Deutéronome 4,35). Par conséquent, les entités transcendantes et qui font preuve d’effacement sont saintes et divines, car elles affirment et transmettent la vérité selon laquelle il n’est pas de véritable existence (c’est-à-dire rien qui existe pour soi-même) en dehors de D.ieu. Les choses orientées vers elles-mêmes sont profanes parce que leur existence même entraîne un obscurcissement de cette vérité.

Ainsi, même la plus innocente des actions physiques peut être une forme subtile de « mal ». Si une personne mange sans autre pensée que celle de satisfaire son envie naturelle de consommer de la nourriture – qui est le désir de son âme animale de maintenir son existence physique –, alors son repas constitue un déni du principe selon lequel « il n’y a rien d’autre ». Le Tanya nous demande donc de sanctifier notre alimentation, en mangeant dans le but d’utiliser l’énergie que nous tirons de notre nourriture pour servir D.ieu. De cette façon, l’acte de manger devient un acte saint, un acte qui exprime, plutôt que de contredire, l’exclusivité du divin.

Il ne suffit pas, dit le Tanya, d’accomplir les commandements de la Torah et de s’abstenir de transgresser ses interdits. Ce n’est là que le champ de bataille le plus manifeste dans la guerre de la vie. Nous devons aller plus loin pour relever le défi plus subtil de l’intégrité de notre lien avec D.ieu : vaincre le moi matériel qui conteste la vérité divine par ses prétentions à une existence autonome.

Le Tanya trace un programme de vie pour atteindre ce but : détrôner le moi matériel de sa position naturelle de siège de notre identité et de motivation première de tout ce que nous faisons, et établir notre moi spirituel à sa place ; faire passer chacun de nos actes de l’état d’acte de perpétuation de soi à celui d’acte de transcendance de soi et d’abnégation ; actualiser l’essence spirituelle de chaque chose et la libérer de sa prison corporelle en l’intégrant au service de D.ieu.

Comme l’écrit Rabbi Chnéour Zalman dans un passage clé du Tanya : « Le fondement et la racine de toute la Torah est d’élever et d’exalter l’âme au-dessus du corps ».

La conquête de la terre

On pourrait présumer que le ton moral d’une telle approche de la vie est celui d’un dédain pour le monde matériel et pour tout ce qui est physique. Pourtant, le Tanya est loin d’être un manifeste prônant l’ascétisme. Il n’appelle pas à refuser au corps la satisfaction de ses besoins, ni même à renoncer au plaisir physique. S’il condamne le fait de s’adonner aux plaisirs matériels pour eux-mêmes – sans autre but que de soutenir le corps ou lui donner du plaisir –, il voit le potentiel de sanctification même dans une activité aussi matérielle que de « manger du bœuf gras et boire du vin épicé », lorsque celle-ci sert à « élargir son esprit pour servir D.ieu et [étudier] Sa Torah, ou pour accomplir la mitsva de profiter du Chabbat et des fêtes ».

Le Tanya va jusqu’à déclarer que le monde physique est l’objectif ultime de la création de D.ieu, et qu’il est le seul environnement dans lequel Son désir d’un monde peut être satisfait. Toutes les autres dimensions de la création – y compris les mondes et les degrés spirituels les plus élevés – ont été créées uniquement pour faciliter la création et l’existence continue de notre monde physique et son actualisation du désir divin d’une « demeure dans les degrés inférieurs ». En effet, comme le souligne Rabbi Chnéour Zalman dans de nombreux discours, pratiquement toutes les mitsvot de la Torah impliquent l’utilisation d’une substance matérielle pour accomplir la volonté de D.ieu : porter des tefiline en peau d’animal ou des tsitsit en laine, manger de la matsa à Pessa’h, donner de l’argent à des œuvres de charité, etc.

Cela ne contredit cependant pas notre classification précédente de la matière comme étant profane. C’est du fait même de son caractère profane – précisément parce que son existence même dément la vérité selon laquelle « il n’y a rien d’autre que Lui » – que la réalité physique est au centre du désir de D.ieu pour la création.

Car c’est dans la conquête de la matière que se révèle la véritable suprématie de l’esprit. De même que l’intensité d’une lampe est mesurée par le point le plus éloigné que sa lumière peut atteindre, et que le génie est classé par la mesure de sa capacité à s’expliquer au plus simple des esprits, de même l’omniprésence du divin est le plus puissamment exprimée lorsqu’une substance matérielle – la moins transcendante des créations de D.ieu – est mise au service d’un objectif divin.

En d’autres termes, le rôle primordial que joue la réalité physique dans le dessein divin de la création n’est pas le résultat d’une quelconque qualité positive de sa part. Au contraire : en raison de son opposition à tout ce qui est spirituel et divin, elle est le véhicule de choix pour révéler la portée et l’étendue infinies de la vérité divine.

L’analogie au Divin

Telle est la vision du monde présentée dans le Tanya et développée dans des dizaines de maamarim (discours) prononcés par Rabbi Chnéour Zalman au cours des quatre décennies de son leadership. Puis, dans les derniers jours avant sa mort, il écrivit deux discours qui ouvrent une perspective entièrement nouvelle sur la réalité matérielle.

Dans le chapitre 20 de Iguéret HaKodech, Rabbi Chnéour Zalman aborde la question de la centralité des mitsvot physiques dans le but divin de la création. Ici, cependant, il ne l’explique pas en termes de défi plus grand à la vérité divine posé par le monde matériel. Il l’attribue plutôt à une certaine synonymie entre la réalité divine et la réalité physique.

Nous avons décrit la matière physique comme étant la création de D.ieu qui est la plus autonome, qui se vit comme ayant une existence indépendante. Cette caractéristique du matériel, avons-nous dit, constitue un déni de la vérité selon laquelle « il n’y a rien d’autre que Lui ». Mais c’est aussi ce qui en fait la seule création qui partage cette caractéristique avec son Créateur.

D.ieu est l’être autonome absolu : un être qui n’est précédé d’aucune cause, un être qui n’existe pour aucune autre fin que lui-même. C’est ainsi qu’Il Se perçoit, car c’est ce qu’Il est. En dehors de D.ieu, il n’existe qu’un seul autre être qui se perçoit et se présente comme tel : l’objet physique. Mais l’objet physique ne se perçoit et ne se présente comme tel que parce qu’il a été doté de cette perception de soi par son Créateur. Et en lui accordant cette perception de soi, D.ieu a conféré à l’objet physique une qualité qui Lui est propre. Seul D.ieu, qui possède Lui-même l’existence absolue, peut créer quelque chose qui dégage une telle absoluité d’être, quelque chose qui se considère comme n’ayant aucune autre cause qui le précède.

Ainsi, le grand mensonge de la réalité matérielle est aussi une grande vérité. C’est un grand mensonge, car elle se présente comme une véritable existence alors que la seule véritable existence est D.ieu. C’est une grande vérité, parce que la vérité qu’elle s’approprie si faussement est une représentation, imprimée dans son être même, de la vérité de son Créateur.

Si nous prenons le monde matériel tel qu’il apparaît, il constitue un défi à l’exclusivité de D.ieu. Mais si nous creusons plus profondément dans son essence et son origine, il est l’attestation ultime de Sa vérité. Si nous écoutons ce que l’objet physique dit de lui-même, nous entendons un déni flagrant de sa Source ; mais si nous regardons ce qu’il est, nous voyons un analogue de l’être divin.

C’est pourquoi les mitsvot – les éléments constitutifs de la demeure de D.ieu dans la création et les facilitateurs ultimes de notre relation avec D.ieu – sont des actes physiques accomplis avec des objets physiques : non seulement parce que le monde matériel est le plus grand défi à la vérité divine (faisant de sa conquête la plus grande preuve de sa puissance), mais aussi parce que, en dernière analyse, la matière physique est la plus divine des créations de D.ieu.

L’âme humble

C’est également l’idée maîtresse de L’âme humble, l’autre discours écrit par Rabbi Chnéour Zalman dans les derniers jours de sa vie physique.

Rabbi Chnéour Zalman était un maître philosophe et kabbaliste, et ses réalisations en tant que talmudiste et halakhiste furent louées autant par ses partisans que par ses détracteurs. Pourtant, il consacra une grande partie de son temps aux besoins matériels de son peuple, travaillant à l’établissement de colonies agricoles pour fournir un moyen de subsistance à des centaines de familles, et guidant les milliers de personnes qui venaient à Lyadi pour lui demander conseil concernant leurs affaires communautaires, commerciales et domestiques.

À la fin de sa vie, Rabbi Chnéour Zalman considéra ces heures et ces énergies dépensées sans regret. « Pour l’âme véritablement humble, écrivait-il, sa mission dans la vie réside dans l’aspect pragmatique de la Torah, à la fois en l’étudiant pour soi-même et en l’expliquant aux autres, et en accomplissant des actes de bonté matérielle en prêtant un esprit empathique et des conseils à distance concernant les préoccupations domestiques – bien que la majorité, sinon la totalité, de celles-ci concernent des choses fausses. »

Pourquoi s’occuper de « choses fausses », et encore moins les considérer comme sa mission dans la vie ? Rabbi Chnéour Zalman trouve la réponse dans le récit midrashique suivant de la création de l’homme :

La Vérité dit : « Il ne devrait pas être créé, car il est plein de mensonges ». La Bienveillance dit : « Il faut le créer, car il est plein de bonté ». ... Que fit D.ieu ? Il prit la Vérité et la jeta à terre. Ainsi il est écrit (Daniel 8,12) : « Et Tu as jeté la vérité à terre ». Les anges du service dirent à D.ieu : « Maître des Mondes ! Pourquoi insultes-Tu Ton sceau ? » [D.ieu répondit :] « La Vérité montera de la terre. » C’est ainsi qu’il est écrit (Psaumes 85,12) : « La Vérité germera de la terre. » (Béréchit Rabba 8:5)

La vie matérielle de l’homme est pleine de faussetés : l’idée fausse que ses préoccupations sont formidables et importantes, l’idée fausse que les conditions matérielles ont le pouvoir de dicter l’itinéraire spirituel de chacun, l’idée fausse que la vie physique est une fin en soi. Notre premier réflexe peut être de démolir ces mensonges, ou de nous élever au-dessus d’eux. Mais l’âme véritablement humble accepte que sa mission dans la vie ne consiste pas à réprimer ou à fuir la matière, mais à l’aborder avec foi et intégrité.

Et lorsqu’elle le fera, elle découvrira qu’en cultivant le sol fallacieux de la terre elle a fait germer une vérité plus profonde encore : la vérité que, selon les mots de Maïmonide, « Toutes les existences, du ciel, de la terre et de tout ce qui se trouve entre les deux, existent uniquement à partir de la vérité de Son existence. »

Une histoire

Comment pouvons-nous concilier ces deux visions du monde ? La vision de la réalité exprimée dans les écrits de Rabbi Chnéour Zalman à Pyena s’écarte-t-elle de la vision qu’il a formulée dans le Tanya ? Ou bien les discours de Pyena sont-ils la couronne de l’œuvre de sa vie, tandis que ses œuvres antérieures sont les fondations et l’édifice qui y mènent immanquablement et les soutiennent ?

Au lieu d’essayer de résoudre cette question – une tentative qui consommerait certainement beaucoup plus de pages que notre format ne le permet –, nous allons conclure cet essai par une histoire :

Il était une fois un ‘hassid du nom de Yaakov Mordekhaï qui, de nombreuses années durant, se priva de tout confort physique afin d’atteindre la suprématie de l’esprit sur la matière dans sa vie. Avant de mourir, il regretta cependant d’avoir affaibli son corps par son régime implacable : peut-être que s’il n’avait pas été si dur avec lui-même, il aurait vécu plus longtemps, ne serait-ce que pour accomplir une mitsva de plus. « Trente ans à dormir sur un banc ! », aurait-il dit plus tard. « Mettre les tefiline une fois de plus est bien plus précieux que de dormir sur un banc pendant trente ans ! »

Lorsque les ‘hassidim racontaient cette histoire, ils ajoutaient : « Il est vrai qu’une seule mitsva a plus de valeur qu’une vie entière de raffinement de soi. Mais pour apprécier la valeur d’une mitsva comme Reb Yaakov Mordekhaï l’a fait, il faut d’abord dormir sur un banc pendant trente ans ! »