À ‘Hol Hamoëd Souccot de l’année 5587 (1826), un groupe de ‘hassidim étaient réunis dans un farbrenguen à Vitebsk, la capitale de la région de Russie où se situe le village de Loubavitch.
Soudain Reb Sim’ha Zelig – l’un des éminents ‘hassidim de la ville – entra en courant dans la Soucca et, à bout de souffle, annonça une nouvelle terrible : il s’était justement trouvé dans des bureaux du gouvernement et avait entendu que le Mitteler Rebbé allait être arrêté.
Nul ne voulut le croire.
Cela ne pouvait pas être vrai : son père, l’Admour Hazakène, avait aidé le tsar à gagner la guerre contre Napoléon à l’aide d’un réseau de ses ‘hassidim qui avaient espionné l’armée française. Le tsar avait reconnu ce fait remarquable et, en gage d’appréciation, lui avait accordé le titre héréditaire de « Citoyen d’honneur ». Rabbi Dovber en avait donc hérité de plein droit et cela devait suffire à le protéger de toute accusation.
Treize ans plus tôt, le Mitteler Rebbé avait quitté la ville de Krementchoug où il avait séjourné depuis la Histalkout (le décès) de son père l’Admour Hazakène et il s’était installé dans le village de Loubavitch. Avisé de cette initiative, le gouvernement basé à St Petersburg avait prévenu toutes les villes situées sur ce trajet qu’il fallait préparer des délégations pour accueillir l’illustre voyageur et l’aider – par exemple en s’occupant de ses chevaux – pour que le convoi puisse continuer la route sans problèmes. Comment était-il possible que le Mitteler Rebbé soit à présent arrêté ? Et pour quelle raison ?
À Chemini Atséret, la rumeur était déjà confirmée. Le secrétaire du gouverneur régional reçut une délégation de ‘hassidim. Il les informa que le jeudi suivant, le ministre de la Justice à St Petersburg devrait signer un décret autorisant la police à arrêter et détenir le Rabbi.
De fait, le ministre ne fit pas que signer le décret d’arrestation : il ordonna que Rabbi Dovber soit amené de Loubavitch à Vitebsk afin d’y être personnellement interrogé.
Mais nul ne connaissait encore le motif de cette arrestation. Les ‘hassidim ne pouvaient même pas préparer une stratégie de défense puisqu’ils ignoraient les chefs d’accusation. Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était de parlementer avec le ministre et demander que le Rabbi ne soit pas transporté par la police comme un vulgaire criminel. Il devait être autorisé à voyager seul, dans un carrosse privé. Les ‘hassidim n’étaient pas seuls durant cette entrevue : quelques propriétaires fonciers non-juifs qui respectaient énormément le Mitteler Rebbé avaient tenu à les accompagner. Le ministre avait accepté et accorda en outre à Rabbi Dovber l’autorisation de voyager lentement à cause de sa mauvaise santé. Le voyage prendrait trois jours au lieu de deux habituellement.
La dénonciation
Le dimanche, une délégation officielle arriva à Loubavitch et commença à perquisitionner la maison du Rabbi. Les pièces du puzzle se mettaient en place.
Comme nous le savons, l’Admour Hazakène était décédé alors qu’il était en route depuis Lyadi, fuyant l’avance des armées de Napoléon. Toutes les possessions de sa famille étaient restées à Lyadi et avaient bien entendu été pillées. Les maisons juives avaient été incendiées.
Le Mitteler Rebbé était resté sans rien : le peu d’argent dont il disposait couvrait à peine les dépenses du voyage. Les ‘hassidim le savaient. Quand le Mitteler Rebbé avait accepté de s’installer à Loubavitch, à chaque étape, les ‘hassidim contribuèrent généreusement au Maamad – le fonds destiné aux dépenses personnelles du Rabbi et de sa famille. À son arrivée à Loubavitch, le Rabbi était ainsi en possession de plusieurs milliers de roubles, une forte somme à cette époque. Il décida de partager cette somme entre tous les membres de sa famille qui souffraient tous d’une très grande pauvreté.
Le Rabbi avait assigné à cette tâche Reb Pin’has Reizès et Reb Chlomo Freidès.
Quelques années plus tard, Reb Pin’has décéda sans laisser d’enfant. Ce fut son neveu qui hérita de ses biens. Il vivait à Chklov et était un personnage peu fréquentable. Il était même reconnu comme un fieffé gredin, toujours à l’affût de coups tordus : il se mit immédiatement à la recherche du meilleur moyen d’optimiser sa nouvelle richesse.
Parmi les papiers de son défunt oncle, il découvrit une lettre du Mitteler Rebbé qui confiait à Reb Pin’has le soin de partager équitablement l’argent récolté durant son périple vers Loubavitch. C’est muni de cette « lettre compromettante » que le neveu menaça le Rabbi : si celui-ci ne lui remettait pas une partie du « magot », il le dénoncerait aux autorités ! C’était, en d’autres termes, un odieux chantage...
Bien entendu, le Mitteler Rebbé refusa avec indignation ce procédé. Il insista qu’il n’y avait absolument rien d’illégal dans sa démarche : ce que le neveu ferait de cette lettre ne réussirait pas.
Dépité, le neveu réfléchit à un autre moyen. De fait, tout seul, il ne pouvait pas aller très loin car il n’avait pas de connections avec la noblesse. Il avait besoin d’un partenaire qui sache tirer les bonnes ficelles, avec un bon carnet d’adresses...
Et il trouva. La mère du Mitteler Rebbé, la Rabbanit Shterna, était originaire d’une famille de notables de Vitebsk, la famille Segal, reconnue comme possédant aussi bien richesses matérielles que spirituelles. Elle comptait de nombreux et riches érudits, investis dans les affaires communautaires et charitables, toujours prêts à offrir leur aide financière aux familles destituées. Cependant, ces notables étaient vigoureusement opposés à l’enseignement de la ‘Hassidout. De plus, ils entretenaient aussi une farouche rancune personnelle contre l’Admour Hazakène : durant des années, ils avaient tenté de contracter des mariages avec la famille de celui-ci, sans succès. Même quand ils avaient proposé des dots colossales, leurs offres avaient poliment été refusées.
À cause de cela, ils étaient toujours à l’affût eux aussi de moyens de nuire à l’Admour Hazakène et à tout ce qu’il entreprenait : ils étaient donc les partenaires tout désignés pour cet homme de Chklov et sa lettre. Et surtout, ils connaissaient très bien le gouverneur Chavansky, responsable de la région de Vitebsk...
Les chefs d’accusation
Comment une lettre apparemment aussi innocente pouvait-elle servir à accuser le Mitteler Rebbé ?
Ils se contentèrent d’y apporter un léger changement : alors que le Rabbi avait indiqué être en possession de trois ou quatre mille roubles – guimel o daleth alafim – ils avaient juste rajouté un kouf, lettre dont la valeur est 100, au début de la somme. C’était à présent la somme astronomique de 103 000 ou 104 000 roubles que mentionnait la lettre ! Comment le Mitteler Rebbé aurait-il pu collecter une somme aussi considérable en si peu de temps, le temps de se rendre de Krementchoug à Loubavitch ? Leur réponse était toute trouvée : certainement le Rabbi préparait une révolution contre le tsar ! Le voyage n’était qu’un prétexte pour soulever les masses contre le souverain.
De plus, insinuèrent-ils, le Mitteler Rebbé envoyait de l’argent au sultan de Turquie qui, à l’époque, était le pire ennemi de la Russie. Le Rabbi souhaitait certainement persuader le sultan de mener la guerre contre l’Empire russe. Peut-être l’argent était-il destiné à financer la guerre ou encore à payer le sultan pour la protection qu’il accorderait aux ‘hassidim durant la prochaine guerre... Ils ne donnaient pas beaucoup de détails mais un élément capital était en jeu : donner de l’argent au sultan signifiait dépasser la ligne rouge.
En guise de preuve supplémentaire mais tout aussi ridicule, ils suggérèrent au ministre de prendre les mesures de la synagogue à Loubavitch : il constaterait qu’elle était bâtie exactement à la mesure du Temple de Jérusalem, ce qui indiquait avec certitude que le Mitteler Rebbé envisageait sérieusement de renverser le tsar...
Préparations
L’information circula rapidement : le Mitteler Rebbé serait amené à Vitebsk pour interrogatoire. Avant même l’arrivée des officiers à Loubavitch le dimanche, des centaines de ‘hassidim se dirigèrent depuis les villages avoisinants vers Loubavitch, pour y passer le Chabbat auprès du Rabbi. Le Mitteler Rebbé ne changea en rien ses habitudes durant ce Chabbat qui se déroula normalement, avec un discours ‘hassidique.
Entretemps, toute la région était en ébullition. Juifs et non-Juifs se préparaient à accueillir le Mitteler Rebbé et à escorter son carrosse à son arrivée et à son départ de leurs villes respectives. Il était clair pour les policiers qu’il ne s’agissait pas d’une affaire simple car le Mitteler Rebbé était une personnalité connue et respectée même par les non-Juifs de Russie blanche.
Quand les policiers arrivèrent à Loubavitch, ils se rendirent directement au domicile du Rabbi. Ils y restèrent environ une heure et parlèrent avec courtoisie et déférence. Ils demandèrent très poliment au Mitteler Rebbé de se rendre avec eux à Vitebsk pour y être interrogé par le gouverneur ; ils lui indiquèrent qu’il pourrait voyager par ses propres moyens et sans se hâter, eu égard à sa santé défaillante.
Les officiers préféraient partir le même jour, ce dimanche et arriver à Liozna pour y passer la nuit puis repartir le lendemain vers Vitebsk. Mais la famille du Rabbi préféra qu’il n’aille ce dimanche que jusqu’à Dobromysl qui était bien plus proche. Le lundi, il continuerait jusqu’à Liozna et, le mardi, il atteindrait Vitebsk. Les officiers en informèrent leurs supérieurs qui acceptèrent cet itinéraire.
Une fois que les carrosses eurent quitté le village, quatre autres interrogateurs arrivèrent. C’était des Juifs qui travaillaient pour le gouvernement et parlaient yiddish. Ils se mélangèrent aux villageois et tentèrent de glaner davantage de renseignements sur la conduite du Mitteler Rebbé. Ils interrogèrent aussi les propriétaires terriens non-juifs et les seigneurs locaux : tous parlaient avec respect du Rabbi.
Bien entendu, les officiers perquisitionnèrent le domicile du Rabbi, épluchant chaque liasse de papiers, recherchant des preuves évidentes de sa trahison mais tout ce qu’ils trouvèrent, ce fut des comptes des sommes versées à la Tsédaka pour les Juifs résidant en Erets Israël, territoire alors administré par le sultan de Turquie. Ils confisquèrent ces papiers pour les verser au dossier.
Ils mesurèrent aussi soigneusement la synagogue mais ne constatèrent absolument aucune ressemblance avec les mesures du Beth Hamikdach.
L’arrestation
Le Mitteler Rebbé quitta Loubavitch à 11 heures. Tous étaient bouleversés : les gens pleuraient et se lamentaient, criaient et priaient déjà depuis la fin du Chabbat. Seul le Mitteler Rebbé restait parfaitement calme : il avait reçu des gens en Ye’hidout (entrevue privée), il avait rédigé des notes de ‘Hassidout et, tôt le matin, s’était enfermé deux heures durant avec son gendre, le Tséma’h Tsédek.
Quand il prit place dans le carrosse, son visage était presque souriant, amusé... Quand le carrosse s’ébranla, les autres carrosses avancèrent eux aussi car des centaines de gens tenaient à l’escorter, en carrosse ou à pied. Le cortège arriva à quinze heures à Dobromysl.
Ce matin, un groupe de ‘hassidim avait demandé aux officiers la permission d’accompagner le Mitteler Rebbé et ceux-ci avaient accepté bien volontiers : ils étaient impressionnés par le respect que les Juifs manifestaient à leur Rabbi. Même le ministre à Vitebsk leur avait recommandé de parler très poliment au Rabbi.
Quand le convoi passa par Barzouvka, le premier village sur la route de Dobromysl, tous les habitants sortirent à sa rencontre.
Le « maire » de la ville – un non-Juif du nom de Starasta – offrit au Mitteler Rebbé du pain et du sel en signe de respect. Il en fut de même dans le village suivant et les autres villages. À environ deux kilomètres de Dobromysl, les ‘hassidim furent accueillis par tous les habitants non-juifs de la ville conduits par leurs notables. Les officiers accompagnant le convoi étaient très impressionnés en constatant de leurs propres yeux l’immense respect et l’admiration dont jouissait le Mitteler Rebbé dans toute la région, de la part de tous les habitants.
Quand ils arrivèrent à Dobromysl, le fils du Mitteler Rebbé annonça qu’ils se rendraient directement dans la synagogue principale.
Le Mitteler Rebbé entra dans le ‘Héder Chéni (la deuxième pièce, réservée aux petits minyanim) et demanda aux ‘hassidim de prier Min’ha ; ensuite il prononça un Maamar (discours ‘hassidique). On annonça que le lendemain matin, après la prière de Cha’harit, on continuerait la route vers Liozna.
Pendant tout ce temps, les ‘hassidim se hâtaient et annonçaient dans les villes et villages suivants que, bientôt, le convoi du Rabbi arriverait. Reb Gavriel Yaakov, un ‘hassid de Vitebsk, arriva à Liozna le lundi matin tôt et constata que des centaines de ‘hassidim des alentours attendaient le passage du Mitteler Rebbé. Il expliqua à toute l’assemblée ce qui était arrivé jusqu’à présent, comment les officiers se conduisaient avec un grand respect envers le Rabbi en lui permettant de voyager dans son propre carrosse, escorté par tous ses ‘hassidim.
En entendant cela, les ‘hassidim de Vitebsk – qui attendaient à Liozna – envoyèrent immédiatement un émissaire à Vitebsk : il devait informer les ‘hassidim là-bas des derniers développements. En conséquence, ils devaient demander au ministre de permettre au Rabbi de demeurer dans une maison privée, de disposer d’un minyane et d’y prononcer des discours ‘hassidiques.
Problèmes
Soudain un nouveau messager arriva, bouleversé et inquiet. Chacun s’imagina le pire : il rassura l’audience, le Rabbi se portait bien mais il y avait un problème.
Les mitnagdim (opposants à la ‘Hassidout) avaient constaté comment le voyage s’était transformé en « parade victorieuse » pour le Mitteler Rebbé au lieu de l’arrestation humiliante qu’ils avaient savourée à l’avance. Ils avaient décidé d’agir et avaient insinué devant le ministre que les ‘hassidim avaient sans doute soudoyé les officiers. En effet, comment expliquer autrement que le Mitteler Rebbé était traité plus comme un roi que comme un prisonnier ?
En apprenant cela, le ministre se mit en colère et envoya immédiatement un messager à cheval, porteur d’un pli scellé : le Rabbi devait passer la nuit avec les officiers et nul n’avait le droit de l’accompagner à part son fils et trois personnes de son choix. De plus, le voyage devait se poursuivre dans le même carrosse que les officiers et non dans un véhicule privé. Quiconque tenterait d’escorter le Rabbi serait sévèrement puni, sans exception. Enfin, le Rabbi ne serait pas autorisé à demeurer dans une maison privée à Vitebsk mais serait jeté en prison dans une cellule générale avec d’autres détenus.
Ces terribles nouvelles semèrent l’effroi parmi les ‘hassidim. Nul ne savait ni ce qui se passait à Dobromysl ni comment réagir.
La nuit tomba et le Mitteler Rebbé n’était pas encore arrivé à Liozna alors qu’on l’attendait déjà depuis un certain temps. À quatre heures du matin, le groupe de Vitebsk chargé de veiller perdit patience et loua un carrosse pour les ramener ainsi au milieu de la nuit vers Vitebsk.
Quand ils arrivèrent, ils y trouvèrent des milliers de gens originaires des villes d’Horodok, Nevel, Beshenkovitch, Polotsk etc., qui attendaient sur place. La rumeur avait circulé que le Mitteler Rebbé arriverait le jour-même, escorté par une foule énorme. Chacun savait qu’il enseigné la ‘Hassidout en chemin et qu’il avait été traité avec beaucoup de respect partout où il était passé : tous étaient très impatients d’apercevoir le Rabbi et l’excitation grandissait d’heure en heure.
Des milliers de gens s’étaient massés le long de la route de Liozna à Vitebsk : où qu’on regardait, on apercevait des ‘hassidim qui arrivaient en foules pour se joindre à la procession. Le groupe qui était arrivé tôt le matin même de Liozna n’eut pas le courage d’expliquer que « la fête était terminée », qu’il n’y aurait ni procession ni escorte. Quand la nuit tomba et que le Mitteler Rebbé et son entourage n’étaient toujours pas arrivés, l’inquiétude augmenta.
De plus en plus de gens arrivaient à Vitebsk : eux savaient ce qui s’était passé. À son arrivée à Liozna, le Mitteler Rebbé avait été placé dans une maison privée sous garde armée. Nul n’était autorisé à entrer ou à sortir. Le matin-même, deux carrosses transportant des soldats lourdement armés étaient arrivés à Vitebsk et s’étaient infiltrés silencieusement dans la ville.
Au soir, vers 21 heures, les ‘hassidim apprirent du docteur Heibenthal – un bon ami du ministre – qu’il l’avait supplié de laisser sortir le Rabbi de prison et de lui offrir une pièce privée dans le commissariat central de police.
Le ministre avait accepté : avec son fils et les trois ‘hassidim qu’il avait choisis, le Rabbi fut autorisé à sortir de sa cellule et ils obtinrent des chambres privées. Le docteur annonça qu’il les y avait vus et qu’il avait donné au Rabbi des médicaments contre la fièvre qu’il avait développée en route.
C’était tout ce qu’on savait.
‘Hassidout en prison
Durant deux longues semaines, personne n’entendit plus de nouvelles. Nul n’avait vu le Mitteler Rebbé et la police ne donnait aucun renseignement.
Deux fois par jour, les ‘hassidim avaient la permission d’apporter de la nourriture devant le commissariat. Ils arrivaient devant la porte et l’un des trois ‘hassidim apparaissait, accompagné d’un garde armé. Il prenait la nourriture et tendait la vaisselle des repas précédents. Ni l’un ni l’autre n’avait le droit d’émettre un seul mot ni même un son.
Les ‘hassidim supplièrent le docteur Heibenthal d’agir d’une manière ou d’une autre, mais il ne pouvait absolument rien faire. La situation était trop délicate.
Le jeudi 16 ‘Héchvane, le docteur Heibenthal convoqua certains des plus éminents ‘hassidim de la ville. Il raconta que le mardi précédent, une réception s’était tenue au domicile du ministre. Deux des princes qui étaient invités – Loubamirsky et Tzékret – connaissaient le docteur et avaient aussi entendu parler du Mitteler Rebbé. Le docteur leur avait demandé d’évoquer le cas du Rabbi devant le ministre, d’expliquer combien il était aimé et apprécié de tous, Juifs et non-Juifs, et surtout qu’il s’agissait d’un homme saint et juste.
C’est ce qu’ils firent. Le mercredi, ils retournèrent auprès du ministre pour parler du Rabbi. Le ministre les écouta et décida qu’à partir de maintenant, 20 hommes seraient autorisés à entrer trois fois par jour pour compléter les minyanim. Deux fois par semaine, le Mitteler Rebbé serait autorisé à discourir de ‘Hassidout devant 50 personnes.
Ce matin, le docteur s’était rendu auprès du ministre qui lui raconta – sans savoir que c’était le docteur qui avait été à l’origine de cette initiative – que deux princes s’étaient portés garants du Mitteler Rebbé et qu’il avait obtenu ces allègements.
Le lendemain, vendredi, le bureau du ministre de l’Intérieur annonça qu’à partir de maintenant, des minyanim de vingt personnes seraient autorisés à entrer trois fois par jour et que 50 personnes pourraient entrer deux fois par semaine écouter la ‘Hassidout de la bouche du Rabbi.
Immédiatement, les ‘hassidim organisèrent un tirage au sort et les vingt gagnants entrèrent dans la chambre du Rabbi pour Cha’harit ; vingt autres entrèrent pour Min’ha et ainsi de suite pour Maariv, Kabalat Chabbat, Cha’harit de Chabbat, puis cinquante autres pour écouter la ‘Hassidout à Min’ha de Chabbat.
Le procès
Toute l’affaire reposait sur des papiers confisqués dans la maison du Mitteler Rebbé et sur la lettre adressée à Reb Pin’has Reizès.
Les mitnagdim informèrent le ministre qu’on ne pouvait pas accorder foi aux déclarations des ‘hassidim : quiconque serait chargé de traduire ces papiers en russe serait certainement soudoyé pour ôter tout passage tendancieux. La traduction ne pouvait être assurée que par l’un d’entre eux, l’un des principaux chefs de leur mouvance à Vitebsk.
De leur côté, les ‘hassidim s’inquiétaient à juste titre : le traducteur n’allait-il pas ajouter quelques détails susceptibles de fausser le sens des documents ? Mais, D.ieu merci, la traduction de l’hébreu en russe fut rendue scrupuleusement.
Il s’agissait des comptes de l’argent qui avait été transmis en Terre d’Israël pour subvenir aux besoins des ‘hassidim habitant là-bas. Bien que ce fût parfaitement légal, cela risquait néanmoins d’être suspect parce qu’après tout, la Terre d’Israël faisait alors partie de l’Empire ottoman.
Un autre problème était la falsification induite avec cette lettre kouf. Dans ce cas, la parole du Rabbi serait opposée à celle des mitnagdim et il n’y avait aucun moyen de prouver qu’il s’agissait d’un faux.
Le ministre eut d’abord un entretien privé avec le Mitteler Rebbé qui expliqua que son père avait compté de nombreux ‘hassidim en Terre Sainte, que ceux-ci étaient désespérément pauvres et qu’ils ne survivaient que grâce à l’argent qu’il leur faisait parvenir depuis la Russie.
Quant à la lettre kouf ajoutée, le Mitteler Rebbé admit qu’effectivement, douze ans plus tôt, il avait récolté une grosse somme d’argent pendant son voyage jusqu’à Loubavitch mais pas aussi énorme que 104 000 roubles. La lettre kouf signifiant « cent » avait été ajoutée pour falsifier le document.
Le ministre fut très impressionné par le Mitteler Rebbé et était enclin à le croire. Cependant, avant de se forger une opinion impartiale, il demanda à ce que le Mitteler Rebbé soit confronté à ses accusateurs en personne pour qu’ils exposent leur version des faits.
Le Rabbi arriva au procès dans un carrosse digne d’un roi. Il était vêtu de blanc, portant ses habits de Chabbat. Il ressemblait à un ange.
Les ‘hassidim craignaient que le ministre ne s’irrite de cette « mise en scène » majestueuse, mais ce fut le contraire. En apercevant le Rabbi, il lui offrit immédiatement un siège et s’adressa à lui avec beaucoup de respect.
Puis le mitnagued arriva et le Mitteler Rebbé choisit tout de suite de passer à l’offensive, l’accusant sans ménagement d’avoir fabriqué un faux suite à une rancune personnelle.
Durant la discussion, l’accusateur laissa échapper le mot « Rabbi » en s’adressant au Mitteler Rebbé qui se tourna alors vers le ministre et lui fit remarquer : « Vous voyez ? Il m’accuse d’être un menteur et un traitre, mais il reconnaît néanmoins que je suis le Rabbi parce qu’il connait la vérité et il sait pertinemment que toute l’accusation n’est qu’un mensonge ! »
L’accusateur fut clairement déstabilisé par cet argument et se mit à balbutier lamentablement, incapable de finir ses phrases, au point que le ministre déclara d’un ton cassant qu’il avait bien compris où se trouvait la vérité.
Le Mitteler Rebbé quitta le tribunal, la tête haute, tout auréolé du prestige de la victoire.
Le Chabbat 9 Kislev, alors que le Mitteler Rebbé prononçait avec une grande concentration le Maamar « Ata É’had », il s’arrêta soudain et déclara : « Laissez passer, mon père (l’Admour Hazakène) est là ! »
Le lendemain, dimanche 10 Kislev, il envoya par l’intermédiaire de ses filles une lettre au gouverneur. Quand elles arrivèrent dans son bureau, elles éclatèrent en sanglots et le supplièrent de mettre un terme à toute cette affaire en laissant leur père rentrer chez lui.
Après avoir lu la lettre, il demanda aux filles de se calmer puisque leur père allait être libéré le jour-même. Quand elles revinrent auprès de lui, les gardes avaient déjà reçu l’ordre de le libérer et la détention cessa.
On raconte que les messagers arrivèrent à la maison alors que le Rabbi prononçait le verset « Pada bechalom nafchi – libère mon âme dans la paix » du Psaume 55 qui fait partie de la lecture des Psaumes attribuée au 10ème jour du mois.
Les gardes partis, la maison se remplit de ‘hassidim. Le Mitteler Rebbé s’assit pour prononcer un Maamar en public, pour la première fois depuis des mois. Il quitta Vitebsk le jour même pour regagner Loubavitch.1
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