Le début des années 1930 vit la montée en puissance du parti nazi en Allemagne. Le climat à Berlin devenant de plus en plus antisémite, Rabbi Mena’hem Mendel et son épouse décidèrent de s’installer à Paris.1 Après Pessa’h 1932, ils ne retournèrent pas à Berlin, et Rabbi Mena’hem Mendel passa une grande partie de l’année suivante à assister son beau-père et à l’accompagner dans ses voyages.2 Ils n’achevèrent leur emménagement à Paris que juste avant le Pessa’h suivant.3

« Puisse votre venue être pour la paix, installez-vous dans votre nouveau lieu, et puissiez-vous avoir le repos, la tranquillité et le calme pour toujours. »

Cinq ans après que Rabbi Mena’hem Mendel eut quitté l’Union soviétique, ses parents étaient encore à Yekaterinoslav (Dniepropetrovsk), derrière le Rideau de Fer. Pendant toutes ces années, Rabbi Lévi Its’hak entretint une correspondance volumineuse avec son fils.4 « Puisse votre venue être pour la paix », lui écrit-il après leur arrivée à Paris, « installez-vous dans votre nouveau lieu, et puissiez-vous avoir le repos, la tranquillité et le calme pour toujours ».5 Avec les années, la situation des Juifs religieux en Union soviétique devenait de plus en plus difficile, et cette lettre montre que Rabbi Lévi Its’hak et sa femme comptaient sur leur fils et leur belle-fille pour leur envoyer de la farine spécialement surveillée avec laquelle ils feraient la matsa pour la prochaine fête de Pessa’h.6

Les lettres échangées entre Rabbi Mena’hem Mendel et son père au cours de ces années révèlent une profonde chaleur familiale et une préoccupation de l’un pour l’autre.7 Elles révèlent également que Rabbi Lévi Its’hak exerça une influence formatrice sur l’approche philosophique et méthodologique de l’étude de la Torah de son fils. Loin de se limiter aux affaires courantes, la majeure partie de leur correspondance plonge profondément dans l’océan de l’érudition de la Torah ; un vaste éventail de sources talmudiques, kabbalistiques et ‘hassidiques est tissé en tapisseries multicouches de sens religieux.

Dans la lettre mentionnée ci-dessus, Rabbi Lévi Its’hak traite la matsa et le vin consommés lors du Séder de Pessa’h comme une allégorie kabbalistique de l’émancipation de l’intellect humain par la foi. Dans une lettre écrite un mois plus tard, il félicite son fils pour le traité que celui-ci lui a envoyé plus tôt sur la fête de Pourim, en remarquant qu’« il contient de la finesse et une connaissance étendue ... une compréhension profonde et perspicace de la Torah révélée et cachée ». En même temps, il exhortait son fils à fonder ses interprétations de la Torah encore plus fortement sur la Kabbale, « le luminaire au sein de la Torah », « car alors il est clairement reconnaissable que le concept est vrai ».8

Ce passage est une articulation exemplaire d’un thème qui est au cœur des écrits de Rabbi Lévi Its’hak, et qui sera appliqué et développé par Rabbi Mena’hem Mendel tout au long de sa vie : toutes les facettes de l’érudition de la Torah sont essentiellement unies. La Kabbale n’est pas une discipline distincte qui doit être étudiée séparément des textes talmudiques et halakhiques, mais elle fournit un point de référence mystique qui permet d’évaluer et d’éclairer l’ensemble des aspects de l’étude de la Torah. En tant que Rabbi, Rabbi Mena’hem Mendel a poussé ce principe très loin, démontrant l’harmonie sous-jacente entre la halakha et la kabbale, même dans des domaines où elles sont supposées être en désaccord.9

« Toutes ont été dites par D.ieu ... D.ieu lui-même a dit la loi, et Lui-même a dit : “C’est une fausseté”. »

Dans une autre lettre à son fils, Rabbi Lévi Its’hak explique que toutes les facettes de la Torah sont unies car elles sont toutes des expressions égales de la parole divine. On peut faire remonter ce sentiment à l’affirmation talmudique « Celles-ci et celles-là sont les paroles du D.ieu vivant ».10 Toutefois la formulation de Rabbi Lévi Its’hak est d’une radicalité sans précédent :

Tout ce qui est dit dans la Torah écrite ou dans la Torah orale, qu’il s’agisse d’un passage juridique ou narratif, et dans tous les livres écrits par de pieux érudits... et même la loi à propos de laquelle il est dit ensuite « c’est une fausseté »... absolument tout cela a été dit par D.ieu, exactement dans la formulation dans laquelle ils ont été dits... D.ieu lui-même a dit la loi, et Lui-même a dit : « C’est une fausseté ».11

Dans cette perspective, toutes les opinions disparates incluses dans le corpus kaléidoscopique de la littérature de la Torah doivent, par leur nature même, être intrinsèquement en harmonie. Pour Rabbi Mena’hem Mendel, il s’agit d’un principe fondamental qui a guidé sa pensée et sa méthodologie sur tous les sujets. Dans ses enseignements, chaque détail de la Torah est imprégné non seulement de l’intention de l’auteur original, mais aussi de la pleine puissance de l’intention divine. La formulation précise de chaque passage du Talmud, de Maïmonide, de Rachi ou de toute autre autorité pieuse de la Torah est chargée d’une profondeur inconsciente et doit être analysée pour en tirer un sens instructif.12 Partant du même principe sous-jacent, Rabbi Mena’hem Mendel interprète souvent des opinions opposées en relation les unes avec les autres, démontrant ainsi les conséquences corroborantes de leur juxtaposition.13

Dans des conditions de plus en plus répressives, et dans un isolement croissant, il est clair que Rabbi Lévi Its’hak tirait un grand réconfort de l’importante correspondance sur la Torah qu’il entretenait avec son fils aîné. Mais même ce point de contact finit par être coupé. L’échange entre le père et le fils se poursuivit pendant les années où Rabbi Mena’hem Mendel et sa femme vécurent à Paris, jusqu’en 1939, lorsque Rabbi Lévi Its’hak fut arrêté pour crimes contre l’État soviétique. Parmi les preuves citée contre lui se trouve sa correspondance « subversive » avec Rabbi Mena’hem Mendel, inexplicablement appelé par les soviétiques « le grand rabbin de Varsovie ».14