Celui qui brise une seule pierre de l’autel, du Temple ou de la cour du Temple de manière destructrice [transgresse une interdiction biblique], comme il est écrit (Deutéronome 12,4) : « [Vous briserez leurs autels...] vous n’agirez pas ainsi avec l’Éternel votre D.ieu ».

Michné Torah, Lois du Saint Temple 1:17

« La voie de D.ieu n’est pas comme la voie [de l’homme] de chair et de sang », nous assure le Midrash. « La voie [de l’homme] de chair et de sang, c’est qu’il ordonne aux autres de faire, mais ne fait pas lui-même ; D.ieu, en revanche, ce qu’Il fait Lui-même, c’est ce qu’Il dit à Israël de faire et d’observer. » (Midrash Rabba, Chemot 30:6) Les lois qu’Il a édictées pour régir nos vies définissent également Sa propre « conduite » à l’égard de Sa création.

Mais chaque année, le neuvième jour du mois d’Av, nous pleurons un acte de D.ieu qui ne fut pas seulement tragique, mais apparemment aussi illégal. Un acte divin qui, à première vue, semble violer les lois qu’Il a établies dans Sa Torah.

Ce jour-là, en l’an 3338 de la création (423 avant l’ère commune), le Saint Temple de Jérusalem fut détruit. (Le second Temple fut détruit par les Romains à la même date, 490 ans plus tard.) L’incendie du Temple fut le fait des armées de l’empereur babylonien Nabuchodonosor, mais D.ieu en assuma l’entière responsabilité. Les années précédant la destruction, le Tout-Puissant avait prévenu : « Voici que Je vais envoyer les nations du nord... et Nabuchodonosor, roi de Babylone, Mon serviteur, et Je les ferai venir sur ce pays et ses habitants... » « Je livrerai cette ville entre les mains du roi de Babylone... » « Je ferai à la Maison sur laquelle Mon nom est invoqué... ce que J’ai fait à Shilo. » (Jérémie 25,9 ; 32,3 et 7,14)

La destruction du Saint Temple par D.ieu semble être une violation de deux interdictions halakhiques. La première est Lo Tach’hit (appelée aussi Bal Tach’hit), l’interdiction de détruire toute chose ayant une valeur. La source de cette loi est Deutéronome 20,19, où la Torah interdit d’abattre un arbre fruitier au cours d’une guerre ; la Halakha interprète cela comme une interdiction de toute destruction gratuite :

Celui qui brise des récipients, déchire des vêtements, démolit un bâtiment, bouche une source ou gâche des aliments, dans un but de destruction, transgresse l’interdiction de Lo Tach’hit.1

En ce qui concerne le Saint Temple, il existe une loi supplémentaire qui semble interdire à D.ieu de dévaster Sa maison. Dans le Deutéronome 12,3-4, nous lisons :

Détruisez tous les lieux où les nations [de Canaan] ont servi leurs dieux... Détruisez leurs autels, cassez leurs monuments, brûlez leurs arbres d’achéra et brisez leurs idoles... Vous n’agirez pas ainsi avec l’Éternel votre D.ieu.

Les codificateurs halakhiques en déduisent que c’est une interdiction biblique de « briser une seule pierre de l’autel, du Temple ou de la cour du Temple de manière destructrice... car il est dit : “Vous n’agirez pas ainsi avec l’Éternel votre D.ieu” » (Michné Torah, Lois du Saint Temple 1:17).

Comment, alors, D.ieu put-Il détruire le Saint Temple sans transgresser les lois qu’Il avait ordonnées et auxquelles Il s’était engagé ?

La destruction constructive

La légalité de l’action de D.ieu, du moins en ce qui concerne la loi de Lo Tach’hit, peut être expliquée sur la base d’une autre loi, figurant dans les lois du Chabbat.

Il existe 39 catégories de « travail » interdites le jour du Chabbat. Une condition fondamentale pour qu’une action soit considérée comme étant un « travail » est qu’elle soit constructive. Ainsi, bien que la liste des 39 travaux interdits comprenne des catégories telles que « démolir » et « déchirer », il s’agit de travaux strictement constructifs, tels que la démolition d’un mur afin de rénover un bâtiment ou la déchirure d’une couture afin d’apporter des modifications à un vêtement : celui qui arrache ou démolit de manière purement destructive n’a pas enfreint l’interdiction de travailler le jour du Chabbat. La loi stipule toutefois que « celui qui déchire quelque chose sous l’effet de la colère, ou [du chagrin] de la mort [d’un être cher] transgresse le Chabbat, car il est apaisé par cela et son humeur se détend. Puisque sa rage est atténuée par cet acte, celui-ci est considéré comme un acte constructif. » (Ibid., Lois du Chabbat 1:17 ; 10:10)

On pourrait dire la même chose de la destruction du Saint Temple par D.ieu. Notant que le Psaume 79 – qui décrit comment « des nations étrangères sont entrées dans Ton domaine, elles ont souillé Ton Saint Temple, elles ont mis Jérusalem en ruines » – est intitulé « Mizmor leAssaf ­– Chant d’Assaf », le Midrash demande :

Le verset n’aurait-il pas dû dire « Pleurs d’Assaf », « Complainte d’Assaf », « Lamentation d’Assaf » ? Pourquoi est-il dit « Chant d’Assaf » ?

En fait c’est analogue à un roi qui a construit une maison nuptiale pour son fils, et l’a faite magnifiquement enduire, incruster et décorer. Puis ce fils s’est égaré dans une vie mauvaise. Alors le roi vint au dais nuptial, arracha les tapisseries et brisa les balustrades. Sur quoi le précepteur du prince prit une flûte et se mit à jouer. Ceux qui le virent demandèrent : « Le roi renverse le dais nuptial de son fils, et toi tu t’assieds et tu chantes ? » Il leur répondit : « Je chante parce que le roi a renversé le dais nuptial de son fils, et n’a pas déversé sa colère sur son fils. »

De même, il fut demandé à Assaf : « D.ieu a détruit le Temple et le Sanctuaire, et toi tu t’assieds et tu chantes ? » Il répondit : « Je chante parce que D.ieu a déversé Sa colère sur le bois et la pierre, et n’a pas déversé Sa colère sur Israël. » (Midrash Rabba sur Lamentations 4:15)

La destruction du Temple était donc un acte constructif. Nos péchés avaient menacé notre relation avec le Tout-Puissant ; en « déversant Sa colère » sur le bois et la pierre du Temple, D.ieu détourna la destruction sur le « foyer nuptial » physique de la relation, préservant ainsi l’intégrité de la relation elle-même. Selon les mots du prophète Jérémie : « D.ieu a lâché toute Sa colère, Il a déversé sa fureur ; Il a allumé un feu dans Sion qui a consumé ses fondements. » (Lamentations 4,11)

Cela n’explique cependant toujours pas pourquoi la destruction du Temple par D.ieu n’a pas violé l’interdiction spécifique de détruire « même une seule pierre » du Saint Temple. Le fait que la destruction du Temple soit un moyen d’atteindre une fin louable n’atténue pas cette interdiction, qui interdit spécifiquement d’infliger des dommages au Temple, même si l’on a un but constructif en tête.

Ceci à moins que la destruction du Temple soit d’une certaine manière constructive pour le Temple lui-même. Comme cité plus haut dans le Michné Torah de Maïmonide, il est interdit de démolir toute partie du Temple « de manière destructive » ; « démolir pour améliorer », expliquent les commentaires, « est évidemment permis ». Le Talmud raconte d’ailleurs comment les sages ont conseillé et encouragé Hérode à démolir le Saint Temple afin de le reconstruire avec plus de splendeur. En d’autres termes, s’il est interdit de démolir toute partie du Saint Temple, même dans un but constructif, il est permis de le faire pour améliorer le Temple.

Cette distinction est également visible dans la manière dont cette loi est appliquée au « sanctuaire mineur » d’aujourd’hui, la synagogue, qui a assumé le rôle du Temple en abritant le service du Juif envers son Créateur. Il est interdit de démolir une synagogue, ou toute partie de celle-ci, même dans un but très positif et divin, à moins que ce but ne soit de reconstruire ou d’améliorer la synagogue elle-même, auquel cas « la démolition est elle-même un acte de construction » (Mordekhaï sur le Talmud, Meguila, section 826 ; Choul’hane Aroukh et Rama, Ora’h ‘Haïm 152 ; Tsema’h Tsédek Responsa, Ora’h ‘Haïm, Responsa 20 ; Torat ‘Hessed Responsa, Ora’h ‘Haïm, Responsa 4.)

Et il en est ainsi de la destruction du Temple par D.ieu : la démolition fut elle-même un acte de construction. Les deux premiers Temples, dit le Zohar, étaient des édifices construits par des mains humaines, et donc soumis au caractère mortel de tout ce qui est humain. D.ieu est venu habiter dans l’œuvre de l’homme, mais l’œuvre de l’homme peut être corrompue par les actes de l’homme, chassant la présence divine de sa demeure terrestre.

Les deux Temples mortels furent détruits afin que le Troisième Temple éternel puisse être construit.2 En effet, le Temple fut conçu à l’origine pour être un édifice construit par D.ieu – Moïse l’a décrit comme « la base de Ta demeure que Tu as faite, D.ieu ; le Sanctuaire, Seigneur, que Tes mains ont établi » (Exode 15,17). S’il a été précédé par les Temples construits par Salomon et Ezra, ceux-ci n’étaient que des étapes dans la construction du Troisième Temple, l’édifice divin qui descendra du ciel avec l’avènement de Machia’h, rapidement de nos jours.

La fin en vue

La loi qui permet de démolir un lieu de culte pour le reconstruire est très stricte : le nouveau bâtiment doit être supérieur (en taille, en beauté, etc.) à celui que l’on démolit3 ; si les circonstances sont telles que l’ancien bâtiment doit être démoli avant que le nouveau ne soit construit, la construction du nouveau bâtiment doit commencer immédiatement et doit être poursuivie « jour et nuit, de peur que des difficultés ne surviennent et qu’il ne reste à l’abandon, même pour un temps ». Le Talmud raconte que lorsque la synagogue de Matta Me’hasia, qui se détériorait, dut être démolie, Rav Achi « déplaça son lit » sur le site de construction et ne quitta pas le site « jusqu’à ce que les tuyaux de la gouttière soient posés ». (Choul’hane Aroukh et commentaire du Taz, Ora’h ‘Haïm 152 ; Talmud, Bava Batra 3b)

Conformément à cette loi, D.ieu commença la reconstruction du Temple immédiatement après sa destruction. Comme le raconte le Talmud :

Le jour de la destruction du Saint Temple, un Juif labourait son champ lorsque sa vache mugit soudainement. Un Arabe passait par là et entendit le cri de la vache. L’Arabe dit au Juif : « Fils de Juda ! Délie ta vache et délie ta charrue, car ton Saint Temple a été détruit. »

La vache mugit une seconde fois. L’Arabe dit au Juif : « Fils de Juda ! Rattache ta vache et rattache ta charrue, car le Rédempteur est né... »

Rabbi Boun a dit : « Avons-nous besoin d’apprendre cela de cet Arabe, alors que la Torah elle-même le dit ? Le verset (Isaïe 10,34) prédit : “Et le cèdre du Liban4 sera abattu par le puissant.” Et qu’est-ce qui est écrit dans le verset suivant ? “Un rejeton sortira de la tige de Yishaï.” » (Talmud de Jérusalem, Berakhot 2:4)

Alors que les ruines du Temple étaient encore incandescentes, le processus de reconstruction était déjà en cours. Machia’h, l’émissaire divin chargé d’apporter la rédemption au monde et le Sanctuaire éternel à Jérusalem, est né le Neuf Av.

[Ceci est en accord avec les enseignements de nos sages qui disent que « Dans chaque génération naît un descendant de Juda qui est digne de devenir le Machia’h d’Israël » (Bartenora sur Ruth) ; « Quand le temps sera venu, D.ieu se révélera à lui et l’enverra, et alors l’esprit du Machia’h, qui est caché et retenu en haut, sera révélé en lui » (‘Hatam Sofer).

Ceci explique un phénomène curieux dans l’histoire de notre exil : beaucoup de nos sages (y compris des figures prodigieuses comme Rabbi Shimon bar Yo’haï, Rabbi Saadia Gaon, Maïmonide, Na’hmanide, Rabbénou Be’hayé et Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi) ont prédit différentes dates pour la révélation de Machia’h et la reconstruction du Saint Temple, malgré les avertissements du Talmud à l’encontre de ceux qui « calculent des dates » pour la Rédemption.5

Car ces grands visionnaires avaient une optique de l’histoire qui allait au-delà du chaos superficiel de la Destruction. Ils comprenaient que D.ieu ne pouvait pas avoir détruit le Temple si le moment même de la destruction n’était pas aussi le moment où commençait sa reconstruction dans sa forme plus grande et éternelle. Ils comprenaient que la galout (l’exil) n’est pas un « vide » ou un « hiatus » de la présence de D.ieu dans notre monde, mais une partie intégrante du processus de rédemption. Pour eux, le Neuf Av était, avant tout, l’anniversaire de Machia’h.

Ils voyaient, sous l’apparence de la galout, la demeure éternelle de D.ieu surgir des décombres. Ils voyaient comment l’opportunité de la Rédemption, qui existe depuis le jour de la destruction du Temple, devenait de plus en plus réalisable à chaque génération qui passait. « Saisissez le moment », nous ont-ils dit, « l’apogée de l’histoire est à portée de main. »