La nostalgie, affirme le romancier Michael Chabon, « n’est pas l’émotion qui surgit lorsque quelque chose que l’on a perdu nous manque ». Il s’agit plutôt de « l’expérience émotionnelle – toujours momentanée, toujours fragile – d’avoir ce que l’on a perdu... C’est le sentiment qui vous envahit lorsqu’une beauté mineure disparue du monde est momentanément restaurée... »1
L’anticipation, parent proche mais très différent de la nostalgie, naît du même processus. La soif de l’avenir ne se déclenche que lorsque les cieux s’ouvrent et que nous entrevoyons un fragment de la beauté promise. L’anticipation est un curieux mélange d’absence et de présence, possible uniquement lorsque le but n’est pas encore atteint, mais qu’il est suffisamment palpable pour susciter l’excitation.
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La bénédiction Chéhé’héyanou est l’une des traditions les plus connues du judaïsme. Dans les moments de joie irrépressible, lorsque nous arrivons à un rare moment gratifiant dans le temps, nous exprimons nos remerciements à D.ieu : Béni es-tu, Éternel notre D.ieu, Roi de l’Univers, qui nous a accordé la vie, nous a soutenus et nous a permis d’atteindre cette occasion. Il existe une foule d’occasions monumentales qui justifient cette exclamation, mais la plus courante est le début d’une fête. Ces îlots de temps qui marquent nos diverses délivrances sont l’occasion de remercier D.ieu de nous avoir offert les bienfaits que nous célébrons lors de nos fêtes : la liberté, la protection divine, la subsistance, la Torah.
Pourtant, une fête entre sans que nous ayons béni son arrivée, ce sont les Derniers Jours de Pessa’h, les septième et huitième jours qui concluent la Fête de la Liberté.
Les Rabbis de ‘Habad ont souvent disserté sur cette omission. À leurs tables des derniers jours de Pessa’h, c’était un sujet de conversation courant. On raconte l’histoire touchante des filles du Rabbi Précédent qui ont tenu leur propre discussion sérieuse sur la nature de cette fête et sur la raison de l’absence de la bénédiction de Chéhé’héyanou.
Le consensus est le suivant : les premiers jours de Pessa’h commémorent notre Exode d’Égypte et la liberté éternelle de l’âme qui nous fut alors accordée. Une fois que l’idéal de liberté s’est manifesté dans notre monde lors de l’Exode, il ne put dès lors jamais être vraiment éradiqué. Sous n’importe quelle tyrannie, l’âme respire toujours librement. Lorsque Pessa’h arrive, où que nous nous trouvions, nous pouvons en toute confiance remercier D.ieu pour la liberté qu’Il nous a donnée en ce jour.
Les septième et huitième jours de Pessa’h ne sont cependant pas des célébrations du passé, mais les prémonitions d’une liberté future : la rédemption finale, la venue de Machia’h. Le chant de remerciement que les Israélites ont chanté lorsque la mer s’est refermée sur leurs poursuivants, et que nous lisons le septième jour de Pessa’h, est rempli d’allusions à la rédemption future.2 Le dernier jour de Pessa’h, nous lisons le portrait émouvant d’Isaïe de cette ère de paix, lorsque « le loup habitera avec l’agneau ».3 Si ce thème est simplement suggéré dans les lectures publiques de la Torah, il a été rendu manifeste par le Baal Chem Tov qui a dit que « l’âme du Machia’h brille dans le monde le dernier jour de Pessa’h. »4
Mais tout cet émerveillement ne s’est pas encore matérialisé. Notre monde est toujours en proie à la guerre, à la pauvreté, à la malveillance, toujours un monde en exil de sa nature essentielle et divine. Comment pouvons-nous remercier D.ieu de nous avoir « permis d’atteindre cette occasion » alors que cette occasion est toujours une utopie non réalisée ?
Ainsi, les Rabbis ont conclu qu’il serait mal informé, hautain, prématuré, de réciter Chéhé’héyanou lors des derniers jours de Pessa’h. Nous ne pouvons pas nous réjouir d’une promesse non tenue.
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Si la bénédiction ne doit pas être dite, pourquoi ruminer son absence ? Une fois l’explication trouvée, pourquoi les Rabbis insistent-ils encore pour y revenir, chaque année ?
Parce que c’est ce que signifie anticiper. Ce n’est pas le simple fait de savoir qu’un avenir nous attend, c’est la douleur que nous ressentons en vivant un petit quelque chose de ce destin que nous n’avons pas encore. Lorsque nous possédons l’avenir, lorsque nous récitons la bénédiction, il n’est pas nécessaire d’en parler. Inversement, si le futur n’est pas ressenti avec acuité dans le présent, il n’est pas non plus nécessaire d’en parler.
Nous parlons de son omission quand cela fait mal. Ou mieux encore, quand nous voulons que cela fasse mal. Les Rabbis parlaient de la bénédiction manquante chaque année parce qu’ils étaient conscients de l’exil dans lequel nous vivons, et parce qu’ils voulaient nous en faire prendre conscience aussi. N’oubliez jamais ce que vous n’avez pas, nous disent-ils. Lorsque vous cessez de vous demander où est passée notre bénédiction festive, vous vous résignez au présent de l’exil. Comment en sortirez-vous alors ?
Nous avons beau vivre dans une période de paix sans précédent, l’ère la moins violente de l’humanité, et la plus riche aussi, mais nous ne récitons toujours pas Chéhé’héyanou le jour dédié à la rédemption future. Tant que l’avenir ne sera pas déployé devant nous, avec la réalisation de toutes les promesses des prophètes, nous ne célébrerons pas. Nous resterons muets, mais animés par notre mutisme ; c’est ainsi que nous demeurons vigilants.5
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Ce qui précède recèle un profond message d’inclusion qu’il convient de relever :
Au cours de l’histoire, l’humanité essentielle des personnes handicapées a été reconnue et leur droit inhérent à toutes les libertés disponibles a été garanti. Il serait toutefois ignorant et préjudiciable de dire que la société s’est totalement débarrassée de sa conception atavique selon laquelle les personnes handicapées sont en quelque sorte inférieures aux personnes ayant un handicap. La législation historique qui interdit la discrimination à l’égard des personnes handicapées dans tous les domaines de la vie publique a plus de vingt ans, mais cela ne signifie pas que le lieu de travail est devenu un endroit inclusif. Les personnes handicapées ont toujours beaucoup moins de chances d’être employées que les autres, et celles qui sont embauchées doivent faire face à des pratiques discriminatoires.
Une communauté est, bien entendu, composée d’individus. Et si la communauté néglige toujours ses membres handicapés, c’est qu’il y a un manque de sensibilisation chez les individus qui la composent. Le chemin vers un état d’esprit totalement inclusif est difficile pour certains, et chaque personne – avec ou sans handicap – peut toujours progresser dans son appréciation de l’égalité de chaque être humain.
Nous nous trouvons ici dans la position des Rabbis de ‘Habad les derniers jours de Pessa’h : nous savons à quoi ressemble l’avenir que nous voulons créer, nous en ressentons les prémices dans le présent, mais nous réalisons qu’il n’est pas encore là. Nous ne pouvons pas réciter une bénédiction remerciant D.ieu pour la simple et belle inclusion de chaque être humain, car cela serait malhonnête. Mais, en attendant, nous en parlerons, et cela nous fera fonctionner.
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