Le bonheur des moments heureux brille de mille feux, mais la joie arrachée à l’abîme du désespoir peut transformer le monde. Car cette joie dit : « Moi aussi, j’étais là. Je suis né de l’épaisseur de la nuit, j’ai été façonné par son amertume et allaité par sa terre sombre. Et de cette puissance, je suis devenu lumière, sans limites, une lumière à laquelle aucune obscurité ne peut s’opposer. »

Quel était l’état de l’âme juive lorsque le Baal Chem Tov entra en scène ?

La terreur des massacres cosaques et tartares de 1648-49 qui détruisirent des communautés entières résonnait encore dans toute la Pologne juive. La grande déception du faux messie Chabtaï Tsvi avait brisés le cœur de nombreux Juifs désillusionnés. L’infrastructure de la vie juive avait été corrompue, car les princes polonais vendaient régulièrement le poste de rabbin de communauté à des personnages indignes, réduisant cette noble fonction à une moquerie. Un schisme s’était formé entre ceux qui pouvaient s’offrir une érudition talmudique et ceux qui, dans leur lutte pour survivre, n’avaient ni le temps ni la tête pour les livres et l’étude.

L’ordinaire des sermons populaires était particulièrement démoralisant. Certains prédicateurs étaient tellement obsédés par les thèmes de la culpabilité, de la punition et du désespoir qu’ils fustigeaient leurs fidèles sur des sujets auxquelles ils n’étaient ni astreints, ni raisonnablement censés en être capable, comme le fait de ne pas prendre sur soi un nombre suffisant de jeûnes volontaires, puis de ne pas réprimer le désir de s’accorder un dernier repas avant de tels jeûnes, et enfin de ne pas consacrer la totalité des dix jours allant de Roch Hachana à Yom Kippour au jeûne, au deuil et aux pleurs.

Il est préférable de ne pas répéter les formes de châtiment divin inventés pour de tels « crimes », le succès du prédicateur se mesurant aux larmes, à l’effroi et aux tremblements instillés dans l’auditoire.

Si l’on vit avec quelque chose suffisamment longtemps, on commence à croire que c’est normal. C’était le cas de la tristesse : les Juifs avaient commencé à considérer la dépression comme une marque de piété et un devoir du judaïsme. La combattre n’était pas seulement futile, mais carrément hérétique, car toute trace de joie était suspecte de péché.1 Dans les sermons à la synagogue, des louches de désespoir remuées dans une marmite d’apitoiement sur soi constituaient la soupe du jour, souvent sans la moindre trace de consolation.

Et voilà qu’un prédicateur itinérant se tenait sur un cageot sur la place de la ville, vantant les vertus du juif simple, décrivant l’amour intarissable de D.ieu pour chacun d’entre eux « comme un père aimerait un enfant unique né dans sa vieillesse », racontant des histoires de gens simples comme eux et citant des passages du Talmud pour remonter le moral des gens et insuffler de la joie dans leurs âmes. Un puissant soulèvement avait vu le jour, celui du ‘hassidisme, qui allait transformer à jamais le paysage juif.

La joie en tant que Mitsva

Ce n’est pas comme si c’était le Baal Chem Tov qui a introduit la joie dans le judaïsme. Au grand dam des prédicateurs mentionnés plus haut, la Torah ne prévoit qu’un seul jour de jeûne et 16 jours de joie. 25 même, si l’on ajoute Pourim et ‘Hanouka. Le livre des Psaumes, à côté de ses lamentations amères, jaillit de chants explosifs, souvent euphoriques, nous enjoignant : « Servez D.ieu avec joie ! ». Le Talmud fait l’éloge de ceux qui accomplissent les mitsvas dans la joie, nous informant que la prière et l’étude sont censées être des activités joyeuses. Rabbi Yehouda Halevi, Maïmonide, Ba’hya ben Asher parlent tous de la joie comme d’un service divin, voire d’un service divin vital.

Mais pour le Baal Chem Tov, la joie était plus qu’un détail de la vie juive ; c’était une voie à part entière. Une voie qui constitue la clé et le centre du judaïsme.

Plus encore : Le Baal Chem Tov ne limitait pas la joie à la prière, à l’étude et à l’accomplissement des mitsvas. Conformément à son principe directeur selon lequel D.ieu est partout et peut être trouvé en toutes choses, il enseigna que chaque événement qui arrive à une personne, tout ce qu’elle voit ou entend, représente une occasion de connaître le Créateur et de Le servir. Il ne peut y avoir aucun moment, aucune circonstance et aucun lieu dans lequel on ne peut pas se connecter à l’Infini. Et si tel est le cas, il n’y a aucune excuse, à aucun moment, pour ne pas être heureux, puisque la joie est la clé de tout service divin.

Et peut-être le plus fascinant de l’approche du Baal Chem Tov : il considérait la joie comme un moyen de réparer le monde, comme une clé de la rédemption.

Ce dernier point est crucial pour comprendre les textes qui suivront dans cette rubrique. Pour que vous puissiez en saisir le sens, je dois vous demander de vous débarrasser des récits romantiques dépeints par les historiens du XIXe siècle et de redécouvrir le Baal Chem Tov et ses disciples dans le véritable contexte intellectuel de leur époque : en tant qu’érudits du Talmud et de la Kabbale, en particulier de la Kabbale du Ari, Rabbi Isaac Louria,2 comme l’étaient, en fait, la plupart des érudits juifs de l’époque. En un sens, ils ne faisaient que mener à sa conclusion logique la révolution que le Ari avait commencée un siècle et demi plus tôt.


Quand le Ari arriva, écrivit son disciple Rabbi ‘Haïm Vital, une nouvelle voie s’ouvrit. De nouvelles âmes entrèrent dans le monde, des âmes du monde de Tikoun. Tikoun signifie réparation. L’être humain avait reçu le pouvoir de réparer son propre monde.

Jusqu’au Ari, le récit standard plaçait l’être humain dans un rôle passif dans sa propre rédemption : D.ieu avait créé un monde magnifique, les êtres humains l’avaient gâché. Vous aviez maintenant le choix entre faire des mitsvas, vous attacher à D.ieu et être bon, ou continuer à contribuer au gâchis. Mieux vaut être bon, car le jour viendra où D.ieu infligera le châtiment de ceux qui ont été mauvais et accordera la récompense de ceux qui sont bons.

On peut décrire cette rédemption en termes apocalyptiques, comme l’ont fait de nombreux mystiques. On peut la décrire comme un événement presque naturel, comme l’a fait Maïmonide, le rationaliste. Mais dans toutes les versions, l’humanité n’avait pas grand-chose à faire d’autre que de rester bien élevée.

Le Ari renversa tout cela, en donnant à l’humanité un rôle proactif : c’est D.ieu qui a créé le désordre, dit-il, et c’est à nous de le nettoyer.

Dans le récit du tikoun du Ari, D.ieu fit d’abord émaner un monde magnifique, le monde appelé Tohou. Cependant, ce monde primordial ne pouvait pas contenir sa propre lumière illimitée, ce qui entraîna son autodestruction. Les fragments de ce monde tombèrent pour générer les artefacts de notre propre monde, portant en eux une trace de cette intense énergie originelle. L’être humain fut ensuite placé dans ce monde brisé pour en recoller les morceaux, en exploitant l’énergie de ces étincelles de lumière illimitée à travers une pratique soigneuse des instructions de la Torah. Une fois que ce travail sera accompli, la rédemption arrivera.

C’est ainsi que le Ari présenta une théologie activiste des mitsvas : chaque acte de la Torah est un moyen de restituer ce qui a été perdu, de réunir les fragments déchirés et d’accorder le monde à l’harmonie prévue à l’origine. Pour les élèves du Ari, le tikoun était un effort qui sublimait chaque mot de la prière, qui imprégnait chaque concept de la Torah et qui guidait leur concentration mentale dans chaque mitsva qu’ils accomplissaient.

Peu d’idées se sont répandues aussi rapidement et aussi largement que ces enseignements du Ari. Pourtant, sur le plan conceptuel, ils demeuraient un monde à part, dans le cloître soigneusement gardé de la prière et de la méditation mystiques. Là, souvent mal compris, voire malmenés, ils attendaient l’avènement de Rabbi Israël Baal Chem Tov pour les clarifier et les faire sortir dans la rue.


Rabbi Yossef Its’hak, le sixième Rabbi de Loubavitch, décrit le tout premier éveil de ce type dans un récit qu’il reçut de ses maîtres. Il raconte l’histoire du Baal Chem Tov en parlant à la première personne :3

Le jour de mon seizième anniversaire, le dix-huit Eloul 5474 [1714], je me trouvais dans un petit village. L’aubergiste était un Juif d’une simplicité extrême. Il ne connaissait ses prières qu’avec difficulté, il n’avait aucune idée du sens des mots. Mais il avait une grande crainte du ciel, et pour tout ce qui lui arrivait, il disait : « Béni soit-Il, et puisse-t-Il être béni pour l’éternité. » La femme de l’aubergiste disait une autre phrase : « Béni soit Son Saint Nom. »

Ce jour-là, je suis allé méditer solitairement dans la prairie, conformément à l’enseignement des sages qui nous ont précédés selon lequel le jour de son anniversaire il convient de méditer seul pendant un certain temps. Dans mes méditations, je récitais des psaumes et me concentrais sur les yi’houdim4 des noms divins.

Alors que j’étais plongé dans tout cela, je perdis conscience de mon environnement. Soudain, je vis le Prophète Élie et un sourire se dessina sur ses lèvres. J’étais très étonné de mériter une révélation du Prophète Élie alors que j’étais seul. Lorsque j’étais avec le tsadik Rabbi Méir, et aussi avec d’autres tsadikim cachés, j’avais eu la chance de voir le prophète Élie. Mais avoir ce privilège alors que j’étais seul, c’était la toute première fois, et j’en fut très étonné. Naturellement, je ne pouvais pas interpréter le sourire sur le visage d’Élie.

Et voici ce qu’il m’a dit :

« Voici que tu t’efforces, au prix de grands efforts, de concentrer ton esprit sur les noms divins qui émanent des versets des psaumes que David, roi d’Israël, a composés. Mais Aaron Shlomo, l’aubergiste, et Zlata, sa femme, ignorent totalement les yi’houdim des noms divins qui émanent de “Béni soit-Il, et puisse-t-Il être béni pour l’éternité” que l’aubergiste récite, et de “Béni soit Son Saint Nom” qu’elle récite. Et pourtant, ces yi’houdim provoquent une tempête à travers tous les mondes bien au-delà des yi’houdim des noms divins que les grands tsadikim peuvent créer. »

Ensuite, le Prophète Élie m’a parlé du plaisir que D.ieu retire, pour ainsi dire, des louanges et des remerciements des hommes, des femmes et des enfants qui Le louent, surtout lorsque les louanges et les remerciements proviennent de gens simples, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de louanges continues et permanentes, car ils sont alors continuellement liés à D.ieu, béni soit-Il, avec une foi pure et un cœur sincère.

À partir de ce moment-là, j’ai pris sur moi un chemin dans le service de D.ieu consistant à amener les hommes, les femmes et les enfants à prononcer des paroles de louange à D.ieu. Je les interrogeais toujours sur leur santé, la santé de leurs enfants, leur bien-être matériel, et ils me répondaient par diverses paroles de louange au Saint, béni soit-Il, chacun à sa manière.

Pendant plusieurs années, j’ai fait cela moi-même, puis lors d’un des rassemblements des tsadikim cachés, ils acceptèrent tous cette voie...

Les unions mystiques des noms divins n’étaient plus le domaine exclusif des mystiques ; elles se trouvaient dans la bouche et les actes de chaque simple aubergiste et de sa femme, qu’ils en aient conscience ou non. Le rôle de ceux qui étaient éclairés était de les révéler là, d’attiser leurs flammes et de les porter encore plus haut.

L’outil le plus vital pour la réparation et la rédemption était la joie. Dans les quatre derniers enseignements de cette rubrique, vous verrez comment le Baal Chem Tov a compris l’effet de la joie d’une manière classiquement lourianique. Les problèmes, la douleur, les mauvais décrets, tout ce qui est laid et mauvais dans ce monde, sont tous des effets de la constriction de la lumière. Le mal est une sorte d’épiphénomène qui n’existe que suite à la catastrophe précosmique que constitua l’éclatement du Tohou : depuis que cette étincelle de bien est tombée, elle a été coupée de son origine, permettant à sa lumière d’être déformée et même piégée dans une enveloppe extérieure grossière. De même que la maladie est causée par une constriction du flux de vie d’un organe à l’autre, de même tous les troubles, la douleur, les mauvais décrets et toute laideur de ce monde sont causés par une constriction de l’énergie divine qui vitalise toutes choses. (En termes kabbalistiques, on appelle cela des jugements.)

Le remède consiste donc à rattacher l’étincelle déchue à son origine. « Les jugements ne peuvent être adoucis qu’à leur source », énonce le dicton kabbalistique. C’est à la Torah qu’il revient de nous guider pour trouver cette origine et nous fournir un moyen d’effectuer cette réunion. Le Baal Chem Tov a trouvé cette connexion dans la joie : trouvez la beauté dans la laideur, l’étincelle de lumière derrière l’obscurité, l’intention profonde du Créateur bienfaisant derrière toute circonstance qui vous perturbe, et célébrez-la. La célébration elle-même délivre l’étincelle divine et la ramène à son origine. Reconnecté, le mal est adouci et transformé.

En vérité, le Zohar dit tout cela :

Viens et vois : Le Monde Inférieur est toujours prêt à recevoir, et il est appelé une pierre précieuse. Le Monde Supérieur ne la donne que selon l’état du Monde Inférieur. S’il y a un visage rayonnant en bas, il est éclairé de la même manière en haut ; mais s’il jubile dans la tristesse, il reçoit en retour un jugement. De même, il est écrit : « Servez D.ieu avec joie ! », car la joie humaine attire une autre joie céleste. Ainsi, de la façon dont le Monde Inférieur est couronné, de même tire-t-il d’en haut.5

La joie des ‘hassidim n’est donc pas une joie naïve, ni l’enthousiasme étourdissant et débridé d’un fanatique fou. C’est une joie qui a un but : c’est du fait que nous voyons ce qui est brisé que nous cherchons la clé pour le guérir. Et le tour de cette clé est la joie sincère qui se trouve dans nos cœurs.

Dans une célèbre lettre à son beau-frère, le Baal Chem Tov parle de son ascension vers le plus haut de tous les royaumes suprêmes, le palais céleste du Messie. Il lui demanda : « Maître, quand viendrez-vous ? » La réponse fut : « Quand tes sources se répandront à l’extérieur, et que les gens du peuple feront des yi’houdim comme toi. »

Dans notre joie et notre célébration, nous réalisons ce destin.

Le Baal Chem Tov n’a jamais fixé ses enseignements sur un parchemin ou un papier. Ses étudiants et leurs étudiants à leur tour ont transmis ses enseignements, principalement oralement, les développant encore davantage, chacun suivant son propre chemin.

Cependant, dans la génération qui suivit le décès des pères du mouvement, la demande populaire d’avoir par écrit ce que le Baal Chem Tov lui-même avait réellement dit se fit sentir. Deux des ouvrages les plus populaires de cette période sont Tsavaat Harivash6 et Keter Chem Tov.7 Tous deux sont des recueils d’aphorismes tirés des œuvres des premiers maîtres, en particulier des sermons de Rabbi Yaacov Yossef de Polnoye.

Dans ces deux ouvrages, les énigmes abondent. D’une part, le Baal Chem Tov enseignait dans la langue chaleureuse et populaire du yiddish, alors que ces aphorismes nous sont rapportés en hébreu classique. De plus, ils sont présentés sous une forme serrée et concise, avec peu d’élaboration. L’éditeur anonyme de la Tsavaat Harivash préface lui-même : « Tout ce que j’ai écrit ici sont des principes, plus grands et plus précieux que l’or fin. Chaque sujet est à lui seul un principe majeur. »

Au-delà de ceci, ils nous arrivent orphelins de tout cadre de référence. L’agriculteur tient une graine et sait exactement à quel sol elle appartient, à quelle saison de l’année, en quelle espèce de plante elle va pousser et quels soins il doit lui apporter pour l’y aider ; le citadin ne sait pas si elle est destinée à être jardinée, croquée ou recyclée. De même, ces graines des enseignements du Baal Chem Tov ont déconcerté et dérouté même les lecteurs de leur époque, les amenant souvent à des conclusions tout à fait opposées à leur intention. C’est d’autant plus vrai à notre époque, si éloignée de l’esprit de cette époque.

Ce que j’ai fait, par conséquent, c’est de fournir une traduction qui restitue une grande partie du sol original, les mots entre les lignes que l’étudiant original a entendus, le fond sur lequel ces traits ont été peints. Certains de ces éléments peuvent être discernés en examinant les sources originales dont ces aphorismes ont été extraits. Mais on peut en savoir encore plus grâce aux enseignements des enseignants ultérieurs de la pensée ‘hassidique, en particulier les travaux du principal d’entre eux, Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, et de ses successeurs.

Même dans ce cas, j’ai trouvé nécessaire de fournir une courte introduction à chaque enseignement, afin de fournir au lecteur moderne un contexte dans lequel lire les enseignements qui suivent. Chaque fois que j’ai tapé sur le clavier, c’était avec beaucoup d’appréhension : est-ce que j’améliore vraiment l’expérience du lecteur, ou est-ce que je ne fais qu’ajouter une cinquième jambe, déprécier ce qui est déjà là en ajoutant ce qui n’a pas sa place ? À ce stade, je laisse au lecteur le soin d’en décider.

Les livres sur la joie abondent. Dans cet ouvrage, j’ai tenté de faire plus que de fournir des conseils et de la sagesse ; j’ai tenté de relier le lecteur à l’âme et à l’essence même du Baal Chem Tov, à l’arbre de vie lui-même. La source est entre vos mains.

Comment la simplicité s’exprime-t-elle dans la vie quotidienne ? Elle se reflète dans une sincérité sérieuse. Comment est-elle préservée ? Par la pureté du corps et la dissolution de l’ego, par l’immersion dans des eaux pures. Comment est-elle maintenue ? Par la joie.


Lire : Dix-huit joyeuses citations du Baal Chem Tov