Il y a environ deux siècles et demi vivait dans la ville de Kossov un riche marchand de textile nommé Moché. Il avait élu domicile dans le meilleur quartier de la ville, dans un manoir luxueux sur un immense domaine sur lequel fleurissaient des pelouses, des jardins luxuriants et des vergers d’arbres fruitiers. Étant fondamentalement une personne simple, son humilité innée semblait demeurer inchangée alors même que sa richesse augmentait d’année en année.

Mais un jour une idée inhabituelle pénétra soudain dans l’esprit de Moché et saisit son cœur : Moché était devenu possédé par le désir de faire l’expérience d’une révélation du prophète Élie.

Non pas qu’il ait eu l’illusion qu’il méritait de voir le prophète du fait de sa richesse. Il entreprit une série de jeûnes et d’autres formes de privations et de mortifications, dans l’espoir que cela lui permettrait de réaliser son souhait.

Ce ne fut pas le cas.

Il se mit à fréquenter les ‘hassidim et aux autres personnes très pieuses de la communauté, en imitant leurs habitudes. Il espérait que leurs réalisations spirituelles supérieures déteindraient sur lui et que l’élévation qui en résultait lui permettrait d’atteindre son but.

Cela non plus ne marcha pas.

Ne sachant plus quoi essayer ensuite, il décida de consulter le maître ‘hassidique local, Rabbi Baroukh de Kossov. Le Rabbi l’écouta attentivement, mais ensuite, à la consternation de Moché, il dit : « Reb Moché, pourquoi voulez-vous vous mettre dans des affaires aussi élevées ? Votre rôle est d’accomplir des actes de bonté et de charité ; c’est ce dont votre âme a besoin pour sa rectification. » Moché quitta le bureau du Rabbi, frustré. Il était toujours sûr de savoir ce dont il avait vraiment besoin.

À partir de ce jour, le comportement de Moché le marchand changea radicalement. Il abandonna ses affaires des jours d’affilée qu’il passait dans la salle d’étude. Il ne prêtait plus beaucoup d’attention à son apparence personnelle ou à l’entretien de son domaine, abandonnant presque complètement le style de vie aristocratique qu’il avait adapté au fil des ans.

Au bout d’un certain temps, il rendit de nouveau visite au Rabbi. Les yeux baissés, le visage assombri par la tristesse, il était de toute évidence profondément troublé. Son désir de voir le prophète Élie ne le laissait pas paix. Alors qu’il racontait au Rabbi ses frustrations, il poussa involontairement un profond soupir.

Cette fois, le Rabbi semblait plus ouvert au désir de Moché, bien qu’il soutienne toujours que la mission de Moché dans la vie résidait dans le chemin de la bonté et des bonnes actions, et il lui ordonna d’accroître son œuvre de charité. Puis, après une pause, il ajouta mystérieusement : « Si un pauvre homme s’approche de toi et demande mille pièces d’or, ne te retiens pas d’accorder sa demande. »

Une fois de plus, Moché se sentit rabaissé par la réponse du Rabbi. Néanmoins, il décida de suivre de près ses conseils. Tout pauvre qui croisait sa route était aussitôt doté d’une généreuse contribution, sans délai pour vérifier la dignité du destinataire. Il se conduisit de cette manière pendant plusieurs années, mais il n’y eut toujours pas de rencontre avec le prophète Élie, et sa frustration ne lui laissait pas de de repos.

Un jour, alors qu’il était occupé au travail avec plusieurs clients différents, un messager arriva de chez lui. Un homme d’apparence pathétique et misérable avait frappé à la porte et demandé de l’aide, mais il refusait d’accepter la nourriture qu’un domestique lui avait apportée. Au lieu de cela, il demandait d’être invité dans la salle à manger afin qu’il puisse s’y asseoir et y manger. Sa femme ne savait pas trop comment gérer la situation, alors elle avait envoyé demander conseil à son mari.

Au début, Moché fut indigné par la ‘houtspa du nécessiteux. Mais ensuite, se souvenant des conseils du Rabbi, il ordonna au messager de dire simplement à sa femme qu’il rentrerait à la maison dès qu’il le pourrait, et qu’en attendant, elle devrait répondre à la demande inhabituelle de l’étranger et l’inviter à entrer. Une heure plus tard, il trouva sa femme faisant les cent pas près de l’entrée, exaspérée, qui l’attendait avec impatience. Dès qu’elle le vit, elle éclata amèrement : « Même d’être assis dans notre salle à manger ne satisfait pas ce clochard ! Il a exigé que je le fasse entrer dans notre chambre ! »

Moché se précipita à l’étage jusqu’à la chambre principale. Il pouvait à peine croire le spectacle qui l’accueillait : une personne échevelée à l’aspect grossier portant ce qui semblait être plus des chiffons que de vrais vêtements, étalée sur son lit, avec les taches et les restes de son repas répandus sur lui-même et les draps frais. Tandis que Moché se levait, « l’invité » leva les yeux vers lui et dit d’une voix traînante, « Nou ? Alors que diriez-vous d’un petit cadeau ? Une somme modique, à peine mille pièces d’or. »

Reb Moché ne savait pas s’il devait éclater de colère ou éclater de rire. Il était tellement surpris qu’il se sentit incapable de bouger ou de parler ; il ne pouvait que rester là dans un silence continu.

« Si vous ne me donnez pas maintenant mille guldens, je ne partirai pas ! », annonça l’étrange mendiant avec défi.

Moché revint quelque peu à lui. Il décida d’ignorer l’insulte à son honneur et d’offrir simplement à l’homme une somme moindre. « Cinquante… cent… cent cinquante… » Finalement, il lui offrit 200 guldens, ce qui était loin d’être une petite somme.

C’était comme si l’homme sur son lit avait scellé ses oreilles. Il n’arrêtait pas d’affirmer avec arrogance qu’il ne prendrait que 1000 guldens et pas un sou de moins. Reb Moché perdit finalement toute patience avec ce rustre et fit signe à l’un de ses serviteurs de soustraire le visiteur impudent de sa présence. Mais celui-ci était beaucoup trop rapide pour eux. Avant qu’ils n’aient pu mettre la main sur lui, il sortit par la fenêtre et disparut.

Tout cela arriva quelques heures avant la fête de Lag BaOmer. Cette nuit-là, tous les ‘hassidim se réunirent à la table du Rabbi en l’honneur de l’occasion. Moché le marchand de textile était parmi eux. Rabbi Baroukh parla des révélations divines qui se manifestent en ce jour spécial, bien que tout le monde ne mérite pas de les reconnaître. Reb Moché décida que ce devait certainement être un moment propice pour évoquer sa quête brûlante. La réponse du Rabbi le choqua comme une main glacée lui serrant le cœur : « Mais n’as-tu pas déjà rencontré un pauvre qui t’a demandé mille pièces d’or ? »

Moché parla rapidement au Rabbi du mendiant impudent qui s’était si grossièrement invité chez lui plus tôt dans la journée.

– Aïe. Quel dommage !, soupira doucement le Rabbi. Tu as vu le prophète mais tu ne l’as pas reconnu.

– Ce clochard était le prophète Élie ?!!, s’écria Moché.

– Oui, expliqua le Rabbi. Il apparaît aux gens selon la racine de leur âme et le niveau de leurs actes.

Reb Moché en eut vraiment le cœur brisé. L’un des résultats fut que lui et sa femme décidèrent d’émigrer en Terre Sainte. Ils s’installèrent dans la ville sainte de Safed, où un changement se fit en lui presque immédiatement. Il ne recherchait plus la grandeur ni les révélations extraordinaires. Il servait D.ieu simplement et de tout cœur.

Avant Lag BaOmer, il se rendait à Mérone et se consacrait à servir les dizaines de milliers de personnes qui se pressaient autour de la tombe de Rabbi Chimone bar Yo’haï 24 heures sur 24. Il côtoyait les masses de simples juifs venus honorer le grand sage, prenant plaisir à leur compagnie et aidant à subvenir à leurs besoins.

Quelques années plus tard, à Mérone, le jour de Lag BaOmer, Reb Moché s’affairait à servir les nombreux convives, quand il vit soudain devant lui un visage qui était gravé dans sa mémoire : c’était le « mendiant » qui était apparu chez lui il y a tant d’années !

Moché se figea. Il regarda avec étonnement la personne sur son chemin. Cette fois, les yeux qui le regardaient n’étaient plus indignés et provocants ; ils étaient brillants au milieu d’un visage souriant...

Note biographique

Rabbi Baroukh de Kossov [d. 1782], l’un des principaux disciples du Maguid de Mézeritch et de Rabbi Mena’hem Mendel de Vitebsk, fut l’un des premiers à être activement impliqué dans la diffusion de la voie ‘hassidique. Il est l’auteur de Yessod HaEmouna et de Amoud HaAvoda.