Question :

Croire au surnaturel paraît irrationnel, superstitieux, archaïque et primitif. Jusqu’à présent, le monde du naturel a su apporter des explications à de nombreux mystères, repoussant toujours plus loin les limites de l’inconnu : la psychologie sociale, la psychiatrie, la chimie, les mathématiques, la biologie, la médecine, la physique, l’astronomie, la géologie et l’histoire ont aidé l’humanité, ont protégé notre santé mentale et spirituelle et ont allongé notre durée de vie.

Alors pourquoi concevons-nous D.ieu comme un être surnaturel ? Quelle est la preuve que le surnaturel existe, ou qu’il a une quelconque influence sur nos vies ? Le mot « surnaturel » en lui-même est-il porteur d’un sens autre que la traduction de « Je ne comprends pas (encore) telle chose » ?

Réponse :

Vous faites la distinction entre le naturel et le surnaturel. Quand vous parlez de « la nature », je suppose que cela désigne un système logique et fermé, qui puisse être observé, mesuré et expliqué dans son intégralité. La qualification de « surnaturel » s’appliquerait alors aux phénomènes qui ne cadrent pas avec un tel système, soit parce que leur comportement n’est pas cohérent avec ce système, soit parce qu’ils sont en eux-mêmes inobservables, non mesurables ou inexplicables.

Votre question porte sur l’existence de tels phénomènes. En vérité, la question inverse mériterait aussi d’être posée : avons-nous la preuve que tout phénomène est nécessairement explicable de façon rationnelle ?

La propension à chercher à tout expliquer de façon rationnelle et intégrée est la marque d’une société alphabétisée.

Cette controverse n’est pas née au vingtième siècle. Les sociétés ayant une culture exclusivement orale se distinguent par une vision mythologique de leur propre histoire, dans laquelle le temps et l’espace n’ont pas de structure linéaire et homogène, doublée d’un présent non moins mythique, sans véritable systématisation. La propension à chercher à tout expliquer de façon rationnelle et intégrée est la marque d’une société alphabétisée, en particulier d’une société qui emploie un alphabet linéaire qui force l’esprit à fonctionner selon la logique du « ceci, donc cela ». 

Nous autres modernes avons hérité du monde antique les cosmologies de deux sociétés lettrées, sous certains aspects complémentaires et sous d’autres en concurrence l’une avec l’autre.

Les philosophes grecs postérieurs à Socrate étaient rigoureux dans leur quête de la cohérence et de la forme dans la nature. Ils adhéraient à l’idée que toute chose peut être expliquée, que le juge ultime de la vérité est l’esprit humain, et que si l’esprit humain ne peut trouver un sens à une quelconque matière, c’est la preuve que celle-ci n’existe pas.

Les Grecs ont pris leur alphabet et beaucoup de leurs idées fondamentales des Juifs, qui les avaient précédés dans la littérature de plus d’un millénaire et avaient un bien meilleur taux d’alphabétisation. Les Juifs avaient développé depuis bien longtemps la perception d’un « univers », c’est-à-dire la perception d’un monde unifié connaissant un ordre unique. Cependant, le parcours historique du peuple d’Israël avait aussi et surtout imprégné les Juifs de la conscience de ce qui transcende la nature.

Pour Platon et Aristote, le principe premier est l’intellect suprême qui est l’essence de toutes les formes vraies ainsi que de la nature. Pour le Juif, bien que D.ieu se trouve dans toutes les formes naturelles et soit leur essence, Il n’est limité par aucune d’entre elles, pas même par celle que nous nommons « la raison ». Lorsqu’Il se manifeste à travers la nature et ses phénomènes, c’est parce qu’Il choisit de le faire. À d’autres occasions, Il peut choisir de se manifester à travers la négation de l’ordre naturel, comme ce fut le cas pour les plaies d’Égypte. Ou encore, parfois, dans la négation de tout ordre logique. D.ieu, pour le Juif, est entièrement libre et sans limites. Dans le langage des kabbalistes, Il est le Eïn Sof, l’Infini.

Il n’existe pas d’explication rationnelle à l’existence du peuple juif aujourd’hui...

Ce rapport du peuple juif au divin n’a pas vraiment changé depuis trois mille ans. En fait, il n’a servi qu’à valider notre position originelle. Il n’existe pas d’explication rationnelle à l’existence du peuple juif aujourd’hui. Il s’agit d’un phénomène qui contredit radicalement l’ordre de la nature. Blaise Pascal, l’un des plus brillants penseurs de l’époque des Lumières, reconnut cela et l’écrivit dans ses « Pensées ». On raconte que quand Louis XIV demanda à Pascal une preuve du surnaturel, celui-ci répondit simplement « les Juifs, Sire, les Juifs… » 

En ce qui concerne la science, la recherche d’une explication cohérente et balisée de l’ensemble des phénomènes naturels fit de grands bonds à mesure du développement d’outils toujours plus pointus au service d’une pensée linéaire, dans les mathématiques et la méthode scientifique. Dès le début du dix-neuvième siècle, au regard du nombre si important de phénomènes que l’astronomie, la mécanique et les mathématiques parvenaient à expliquer, beaucoup ont acquis la conviction que l’humanité était sur le point de découvrir que l’univers était parfaitement explicable, sans avoir besoin de recourir à « l’hypothèse de l’existence de D.ieu ».

Ce point de vue eut ses détracteurs, cependant. L’un des plus illustres mathématiciens, Gregory Kantor, proposa d’admettre l’existence de l’infini comme axiome de base en mathématiques. Son travail fut qualifié de « subversif » par de nombreux membres de l’establishment scientifique. Cette controverse atteignit son point culminant lorsque les philosophes Alfred N. Whitehead et Bertrand Russel tentèrent de présenter une approche globale et cohérente de toutes les mathématiques et de la logique. Leur tentative fut déjouée par le « coup d’État » mathématique du siècle de Kurt Gödel lorsque celui-ci démontra que ce genre d’entreprise était vaines. « La preuve ontologique de Gödel », qui reprit là où Kantor s’était arrêté et qui est maintenant acceptée universellement, établit qu’un système ne peut pas être complet en soi ni par soi. Tout système ne peut être démontré que par ce qui lui est extérieur et le transcende.

L’éclairage que cela apporte au concept d’« ordre naturel » est évident : toute perception d’un ordre naturel se doit d’impliquer qu’il existe quelque chose qui le transcende qui assure son existence. En d’autres termes, l’existence de la nature implique celle du surnaturel. Kantor lui-même avait postulé que, par delà toutes les déclinaisons de l’infinité, il se devait d’exister une qualité d’absolue transcendance. Il assura qu’il s’agissait de D.ieu.

La physique connut un cheminement analogue à la même époque. Si nous devions trouver une explication « naturelle » à tout chose, cohérente et globale, notre pierre de fondation devrait être la causalité, c’est-à-dire l’idée que « tel événement se produit parce que tel autre événement s’est produit et il ne pouvait pas en être autrement ». L’École de Copenhague de la théorie quantique fit voler cette notion en éclats en démontrant que le comportement des particules subatomiques ne pouvait être décrit qu’en termes de probabilités, non parce qu’il est impossible de mesurer à une échelle aussi petite, mais parce que ces particules n’ont tout simplement pas de propriétés que l’on puisse distinguer de façon dite « discrète » pour la mesurer. Pour paraphraser Werner Heisenberg, je dirai que s’il n’y a pas de présent discret, il ne peut y avoir de futur discrètement connaissable.

Nous savons, par exemple, que nous pouvons prédire la demi-vie d’un isotope radioactif. Montrez un morceau d’uranium à un scientifique et celui-ci pourra vous dire combien de temps il faudra à 50% des atomes instables de ce morceau pour perdre leurs électrons excédentaires et se stabiliser sous forme de plomb.

Depuis au moins cent ans, le monde ressemble de plus en plus à un jeu vidéo...

Mais si vous demandez aujourd’hui à un physicien pourquoi tel atome a perdu son électron avant tel autre, il est probable que vous n’obtiendrez pas grand-chose de plus qu’un regard vide. Cette question est vide de sens dans le domaine de la mécanique quantique, parce que la causalité est vide de sens. 

Nous avons donc ici un cas où une théorie scientifique communément acceptée (et sur laquelle sont basées un nombre incalculable d’inventions qui peuplent notre vie moderne) accepte que certains phénomènes soient, en eux-mêmes, inexplicables. Ces phénomènes peuvent être décrits, quoique plus en termes de probabilité qu’en termes de mesures discrètes, mais la théorie exclut la possibilité d’expliquer une cause. L’électron ne saute pas à cet instant précis parce que quoi que ce soit dans le système de la « nature » l’a fait sauter. Ceci devrait satisfaire à vos critères pour une preuve scientifique de l’existence de ce qui est en dehors de la nature.

En résumé, il n’y a pas de raison aujourd’hui de croire que l’univers est un système fermé. Au contraire, depuis au moins cent ans, il ressemble de plus en plus à un jeu vidéo, dans lequel le Grand Joueur avec sa manette aurait accumulé un paquet de « vies » d’avance. Il nous est aujourd’hui bien plus aisé de comprendre la réalité selon la métaphore des Kabbalistes : rien de plus qu’une sublime et unique pensée, généralement cohérente, mais souvent pleine de surprises. Un endroit extraordinaire.