Le Talmud – cette volumineuse anthologie de la loi juive considérée comme étant la plus grande œuvre législative de tous les temps – est réputé pour la rigueur de sa logique. Il est d’ailleurs vrai que l’expression « logique talmudique » est devenue monnaie courante quand il s’agit de décrire une réflexion qui se veut profonde et subtile tout en adhérant strictement aux principes de la logique. Dès lors, il est tout à fait surprenant de trouver une loi talmudique – une loi relative à des questions de vie ou de mort, pas moins ! – qui apparaît à première vue totalement irrationnelle.

En voici le scénario : une armée encercle une ville et exige qu’on lui livre un certain individu. Les habitants sont soumis à un choix : « Si vous nous donnez M. X, nous le tuerons et épargnerons le reste d’entre vous. Si vous ne le faites pas, nous vous tuerons tous ! » En pareil cas, le Talmud statue que si la personne demandée est elle-même déjà condamnée à mort par le tribunal, elle doit être livrée aux ennemis. Mais si elle est innocente, il est interdit de l’envoyer se faire tuer, même au prix de la vie de tous.

Ce qui est surprenant dans cette loi, c’est que l’enjeu n’est même pas ici d’opposer la survie d’une personne à celle de 10 000 autres. M. X va mourir dans tous les cas ! Il s’agit plutôt de savoir si il est permis d’entreprendre une action qui va causer la destruction d’une vie humaine afin de sauver 9 999 autres vies. Ceci étant dit, on se demande quand même pourquoi des milliers de gens devraient mourir en vain. Cela semble parfaitement absurde.

Cependant, en examinant les choses de plus près, on se rend compte que cette loi est non seulement profondément logique, mais absolument vitale et indispensable. Sans une telle loi,  il ne faudrait pas longtemps pour que la société se détériore au point que l’on puise tuer, détruire des vies humaines, en toute impunité.

Réfléchissez-y : si l’on peut sacrifier une vie pour en sauver 10 000, alors on peut sacrifier une vie pour en sauver dix. Et si une vie peut être sacrifiée pour en sauver dix, elle peut être sacrifiée pour en sauver deux. Et si la quantité est un facteur déterminant, pourquoi la « qualité » ne le serait-elle pas aussi ? La vie d’une jeune personne à la fleur de l’âge ne « vaudrait »-elle pas plus que celle d’une personne sénile de 95 ans qui, de toutes façons, n’en a plus pour longtemps ? Et si une société accordait plus d’importance à la vie des hommes qu’à celles des femmes, serait-il justifié de sacrifier une femme pour sauver la vie d’un homme ?

Et ça ne s’arrête pas là : dès lors que l’on attribue à une certaine vie une « valeur » par rapport aux autres, cette valeur sera elle-même comparable aux autres valeurs quantifiables, comme par exemple « le bien de la société » ou « l’intérêt national » (« l’économie » ?). Si on pousse cette logique à l’extrême (et toute logique peut être, et en fin de compte sera, poussée à ses extrêmes), c’est bien celle qui a conduit à l’extermination de millions de Juifs, de Tziganes, d’homosexuels et d’handicapés mentaux ou physiques il y soixante ans, parce que ces vies étaient considérées par les autorités au pouvoir comme inférieures. Il n’y a, bien sûr, aucune équivalence morale entre ces actions, mais elle partagent néanmoins la même logique.

Cette loi du Talmud porte en elle deux principes fondamentaux. Le premier est que la valeur de toute vie humaine est absolue et non relative. L’absolu en lui-même n’est pas inférieur à l’absolu multiplié par 10 000. Et soixante-dix ans de vie ont une valeur aussi absolue qu’un an ou une heure de vie.

Le deuxième principe, aussi fondamental que le premier, est qu’il existe une distinction claire et absolue entre agir pour mettre un terme à une vie et s’abstenir d’agir, même si le « résultat final » sera le même. Livrer quelqu’un à des assassins est un acte meurtrier. L’argument selon lequel « il va mourir de toutes façons » ne modifie en rien cette définition, car un tel acte porte une signification morale absolue.

Ainsi, face à des situations dites « de fin de vie », la Torah distingue entre l’action et l’inaction. D’après la loi juive, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver et prolonger la vie, quelle que soit la soi-disant « qualité » qu’on voudrait ou non lui attribuer. Cependant, lorsqu’une personne est entrée dans un état que la loi talmudique appelle gossès (« agonisant »), nous ne sommes plus obligés d’agir pour prolonger sa vie. Mais, même à ce moment-là, toute action qui écourterait la vie de cette personne reste considérée comme un meurtre, même si cette personne va « de toutes façons » mourir dans les heures ou les minutes qui suivent.

A première vue, cette façon de couper les cheveux en quatre relève plus de l’ergotage juridique que d’autre chose. Cela fait-il vraiment une différence ? La réponse est oui, cela fait toute la différence du monde. Nous n’exerçons pas de contrôle sur les grands sujets que sont la vie et la mort. Il y a une Autorité Supérieure qui décide de ce genre de choses. Nous avons par contre le pouvoir de décider de nos propres actions. Et l’action qui consiste à détruire une vie innocente ne peut jamais être justifiée – certainement pas par l’idée arrogante selon laquelle on pourrait attribuer une valeur relative à la vie humaine.

Un vieux proverbe ‘hassidique enseigne que personne ne se retrouve « tout d’un coup » perdu dans la forêt. D’abord la personne suit le sentier, puis elle s’en écarte d’un pas, puis d’un autre, puis d’un troisième. En fin de compte, elle finira par se retrouver à des kilomètres de la bonne route.

Vous rappelez-vous de Terri Schiavo ? Aurions-nous imaginé il y a vingt ans que son mari puisse obtenir le droit légal d’affamer sa femme frappée d’incapacité cérébrale jusqu’à ce que mort s’ensuive ? N’y a-t-il pas de quoi frissonner si l’on essaie d’imaginer où nous en serons dans vingt ans concernant le « droit de mourir » (et le « droit de tuer ») ?

Lorsqu’une civilisation perd de vue la nature divine et absolue de la vie, les changements sont d’abord imperceptibles. Au début, seules les vies les plus fragiles et les moins capables de se défendre sont affectées. Lorsque des vies n’ont pas de voix, la société ne les entend pas, ou va même jusqu’à mettre des mots dans leur bouches. Mais nous ne devons pas nous laisser tromper par cet aspect des choses. Cette première étape est, de nombreuses manières, la plus déterminante. Car si la tendance n’est pas stoppée et renversée, cela mènera à une deuxième étape puis à une troisième, et nous nous retrouverons avant peu dans les forêts barbares où tout est relatif et où le droit à la vie ne dépend que du pouvoir, de la richesse et de la force physique.

Si l’on ne confère pas à la vie une valeur absolue, elle finit par n’avoir aucune valeur. Et si nous ne conférons pas un sens moral absolu à nos actions, celles-ci finiront pas n’avoir aucun sens moral et nous nous retrouverons sous peu en pleine jungle.