La faim était une invitée familière chez Reb Shabtaï. Le travail se faisait rare pour ce relieur, et comme Reb Shabtaï et sa femme, Perel, se refusaient à demander l’aumône, ils allaient régulièrement se coucher en endurant les tiraillements d’un estomac vide. Il arriva une fois qu’avant le Chabbat, ils n’eurent pas une seule pièce dans la maison, ni pour le vin ni pour la ‘hallah ni même pour acheter deux bouts de cire pour en faire des bougies. Le désespoir traversa le cœur de Reb Shabtaï comme un tisonnier ardent. Bien que l’image d’une table vide dans l’obscurité fut vraiment déchirante, le couple accepta de suivre l’adage talmudique : « Mieux vaut rendre son Chabbat profane que de compter sur la générosité des autres. »

Vendredi après-midi, Reb Shabtaï sortit pour aller à la synagogue, où, comme il en avait l’habitude, il passa le reste de la journée à lire les Psaumes et la section hebdomadaire de la Torah. Ceci, avec le silence paisible qui régnait dans le lieu, soulagea quelque peu son esprit accablé. Lorsque le ciel devint orange teinté de rouge, Reb Shabtaï commença à se préparer à accueillir le Chabbat pendant que la synagogue se remplissait autour de lui.

Même si Reb Shabtaï aurait préféré qu’elles durent éternellement, les prières du soir finirent par s’achever. Il demeura sur son siège et fixa son sidour d’un regard vide, jetant un coup d’œil occasionnel aux autres qui partaient, ne voulant pas qu’on lui demande pourquoi ses fenêtres étaient sombres. La synagogue redevint silencieuse comme auparavant, et Reb Shabtaï décida finalement qu’il était temps de rentrer à la maison.

Cependant, quelque chose n’allait pas.

La vue de bougies scintillant chaleureusement derrière la vitre crasseuse fit fondre le cœur de Reb Shabtaï. Il était sûr que c’était sa maison. Perel n’avait-elle pas vraiment pu se retenir d’emprunter des bougies ? Ou peut-être pire, de l’argent ? Sa perplexité grandit encore plus en franchissant la porte d’entrée lorsqu’il découvrit une Perel rayonnante à côté de la table où trônaient une bouteille de vin, deux ‘halloth moelleuses et tout un assortiment de mets délicieux. Il étudia tout cela en silence. Reb Shabtaï se dit que s’il demandait une explication à sa femme, cela pourrait gâcher la beauté du moment et supprimer la joie qui se lisait sur son visage. Il décida donc de ne rien dire. Il rendit le sourire de Perel.

« C’était un miracle, Shabtaï, dit Perel, en discernant la question non posée de son mari. Pendant que tu étais parti, j’ai commencé à nettoyer la maison et je suis tombé sur une paire de gants que je ne savais même pas que nous avions. Ces gants, Shabtaï, avaient de gros boutons dorés ! Ils étaient aussi assez chers, car une fois que je les ai coupés, ils se sont vendus pour une somme considérable. Tout ce que tu vois ici, dit-elle en désignant la somptueuse table, a été acheté avec cet argent. »

Une soudaine vague de gratitude envahit le cœur de Reb Shabtaï ; D.ieu leur avait prodigué dans leur besoin. Il se mit à danser autour de la petite table, frappant des mains avec un chant spontané sur ses lèvres. Perel se mit à rire, les soucis de la pauvreté habituellement gravées sur son visage avaient disparu sans laisser de trace.

À des kilomètres de là, assis à sa propre table de Chabbat, le Baal Chem Tov se mit également à rire. Le son chaleureux résonna dans la salle, malgré le grand nombre de disciples qui s’y trouvaient réunis. Cela incita quelques-uns à échanger des regards curieux, mais personne ne tenta de s’enquérir de la raison de ce rire, et le Baal Chem Tov ne l’expliqua pas.

Après la havdalah du lendemain, Reb Zeev Kitzes interrogea le Baal Chem Tov sur le sens de son rire du vendredi soir. Le Baal Chem Tov ne fournit aucune réponse, demandant à la place à son cochet de préparer les chevaux pour lui et ses disciples. Dans un silence respectueux, les élèves s’entassèrent dans la calèche après le Baal Chem Tov ; ils étaient habitués aux sorties mystérieuses occasionnelles.

La calèche ne marqua pas d’arrêt jusqu’à son arrivée dans la ville polonaise d’Opatow (Apta) le lendemain matin. Sur l’ordre du Baal Chem Tov, l’un des disciples se dépêcha de trouver Reb Shabtaï, le relieur. Un Reb Shabtaï aux yeux écarquillés se tint bientôt devant le Baal Chem Tov.

« Dites-moi ce qui s’est passé la nuit de Chabbat », dit doucement le Baal Chem Tov.

Et Reb Shabtaï s’exécuta : il raconta la sombre certitude du couple qu’ils jeûneraient ce Chabbat, le cadeau inattendu d’En Haut, et sa danse autour de la table pour louer D.ieu. Le Baal Chem Tov hocha la tête, sa barbe ne dissimulant pas un large sourire.

« Le Ciel tout entier s’est réjoui de vos moments de pure joie, dit le Baal Chem Tov en souriant. Maintenant, dites-moi, de quoi voulez-vous être béni ? »

Reb Shabtaï réfléchit quelques instants, fronçant le visage avec mélancolie. « Je n’ai pas besoin d’argent ou d’or. Il est clair que ce que Perel et moi voulons, ce sont des enfants... »

Le Baal Chem Tov bénit le couple en leur souhaitant un enfant, et un an plus tard, il arriva à Opatow une fois de plus pour être le sandak du petit garçon à sa brith mila. Yisrael – ainsi nommé en l’honneur du Baal Chem Tov – allait plus tard servir la communauté juive en tant que l’un de ses dirigeants les plus inspirants : Rabbi Yisrael, le Maguid (prédicateur) de Kozienice (Koznitz).