Dans le vieux cimetière de Cracovie, tout près de la sépulture de Rabbi Moché Isserlès, se tenait un grand arbre. Ses grosses branches semblaient porter le poids des siècles, et pliaient sous la lourdeur du temps.

Venez écouter, et je vais vous raconter l’histoire de cet arbre, tel qu’elle fut racontée à Lag Baomer, le jour où Rabbi Moché, surnommé par tous « Rama », quitta ce monde en 1572 (5332).


Rabbi Yaakov ben Asher fut un grand talmudiste qui prospéra aux XIIIe et XIVe siècles. Sa contribution la plus durable à la vie juive est certainement son ouvrage Arbaa Tourim (« Quatre Tours »), un recueil exhaustif de la loi et de la tradition juives appliquées à tous les domaines de la vie de son époque.

Au fil des siècles, de nouvelles questions furent posées et de nouvelles réponses furent données. Les circonstances continuèrent d’évoluer, et les érudits creusèrent plus profondément encore le puits de la Torah.

Deux grands sages entreprirent de rédiger des commentaires sur le Arbaa Tourim. En Pologne, Rabbi Moché Isserlès écrivit un commentaire du nom de Darkei Moché (« Les Chemins de Moïse »). Loin de là, dans la ville mystique de Tsfat, nichée dans les collines du nord d’Israël, Rabbi Yossef Karo écrivit un commentaire qu’il appela Beth Yossef (« La Maison de Joseph »).

Ces commentaires furent bien reçus, mais Rabbi Moché estimait qu’on pouvait faire encore plus. Le temps était venu pour un nouvel ouvrage, un texte qui guiderait le peuple juif dans son ensemble, englobant les travaux de Rabbi Yaakov, mais intégrant également d’autres voix et traditions, le tout de manière concise et claire, éliminant ainsi la discussion sinueuse qui rendait parfois obscurs le Arbaa Tourim et ses commentaires.

Sans fanfare, Rabbi Moché s’attela à la composition de ce texte monumental.

Un jour, alors que les travaux étaient presque terminés, il reçut un visiteur prisé : un messager de la communauté juive de Terre Sainte.

À cette époque, l’économie en Israël était très réduite et les Juifs de ce pays dépendaient totalement du soutien financier de leurs frères de la diaspora.

La mission de collecter des fonds n’était confiée qu’à des personnes exceptionnelles. Les routes et les voies maritimes étaient semées de dangers et le voyageur devait faire preuve de débrouillardise et de courage. De plus, en tant que représentant des habitants de l’endroit le plus saint sur la terre, il se devait d’être érudit et pieux, de sorte à constituer un modèle pour tous. Et bien sûr, il devait être digne de confiance et honnête.

Dès que Rabbi Moché sut qu’il avait un tel invité, il demanda qu’un festin somptueux lui soit préparé et les deux hommes se retrouvèrent rapidement plongés dans de savantes discussions sur la Torah.

« Comme vous m’avez préparé une si bonne table, déclara le visiteur après la conclusion du repas, je souhaite également vous laisser avec une “table dressée”. Voici la collection des volumes du Choul’hane Aroukh (littéralement “La Table Dressée”), qui a été récemment achevée par Rabbi Yossef Karo. »

Rabbi Moché parcourut les livres avec empressement. Il pouvait difficilement contenir ses émotions en réalisant que son collègue de Terre Sainte avait presque exactement réalisé ce qu’il avait lui-même l’intention de faire : un code concis et facilement applicable de la loi juive.

Il passa toute la nuit à examiner l’ouvrage. Au matin, il conclut que même si cela ressemblait à son travail, il existait de nombreuses différences fondamentales. Si Rabbi Yossef s’appuyait principalement sur les grands décideurs sépharades des générations précédentes, il ne citait pas les décisions les plus récentes, en particulier celles des dirigeants du judaïsme ashkénaze.

Que devait-il faire ? Devait-il publier son œuvre, en concurrence directe avec le traité déjà publié du sage de Tsfat ? Cela ne convenait pas. Non, il devait cacher son travail pour s’assurer qu’il ne voit jamais la lumière du jour.

La nuit suivante, après que la ville fut endormie, Rabbi Moché se glissa hors de sa maison et se dirigea vers le cimetière juif, non loin de là. Il y enterra son manuscrit sous un arbre et retourna au lit.

Personne n’était au courant de son noble geste, mis à part le gardien du cimetière, qui avait vu le rabbin enterrer le manuscrit.

Rabbi Moché s’attela alors à une nouvelle tâche : rédiger des gloses qui accompagneraient le Choul’hane Aroukh, permettant à tout Israël d’étudier un code unique et unifié, qu’il appela la Mappah (« La Nappe »). Les Sépharades pourraient s’appuyer sur les mots de l’auteur original et les Ashkénazes pourraient étudier les gloses que Rabbi Moché avait intelligemment insérées.

Des années plus tard, le même visiteur de Terre Sainte arriva à Cracovie pour une nouvelle visite. Cette fois, Rabbi Moché lui présenta joyeusement son dernier ouvrage.

« Rapportez-le à Tsfat, s’il vous plaît, et présentez-le à Rabbi Yossef Karo, demanda-t-il à l’invité. Dites-lui que la nappe a été préparée avant la table, mais qu’elle a ensuite été adaptée à la table après que celle-ci fut fabriquée. »

Lorsque l’œuvre unifiée parvint à la ville sainte de Tsfat, Rabbi Yossef Karo, alors âgé, fut ravi de ce qui avait été fait. Plein de gratitude envers son jeune et humble collègue de la lointaine Pologne, il acheta pour 100 dinars de parchemin et écrivit un rouleau de la Torah pour qu’il soit offert en cadeau à Rabbi Moché.


Pendant ce temps, l’arbre sous lequel le manuscrit avait été enterré continua de croître. Ses puissantes branches se propageaient dans toutes les directions et produisaient année après année des feuilles luxuriantes.

Avant de décéder, Rabbi Moché demanda à être enterré sous les larges branches de l’arbre. Et il en fut ainsi.

Les années passèrent et l’arbre continua à grossir et à se rapprocher de la tombe de Rabbi Moché. Une année, à Lag BaOmer, alors que des milliers de pèlerins affluaient sur la sépulture de Rabbi Moché, la pression fut si forte qu’il fut question de déraciner l’arbre pour laisser plus de place aux visiteurs.

Malgré les objections du gardien, les hommes arrivèrent avec leurs outils et étaient sur le point de se mettre au travail quand, soudain, une grande tempête se leva et le vent projeta les hommes dans toutes les directions. Il était alors clair pour tous que cet arbre était spécial et personne n’osa plus y porter la main.

Les années devinrent des siècles et les nazis envahirent la Pologne, semant la destruction et la dévastation sur leur passage. Dans l’ancien cimetière juif de Cracovie, les nazis démolirent les murs et emportèrent les pierres tombales pour en faire des pavés.

La pierre tombale de Rabbi Moché fut l’une des rares qui demeura intacte. On dit que les branches de l’arbre se sont baissées pour protéger la tombe des nazis et de leurs hommes de main.

Quand les quelques survivants des camps originaires de la ville y revinrent, brisés, ils se dirigèrent vers le cimetière désolé où ils furent accueillis par une seule pierre tombale : celle de Rabbi Moché Isserlès, abritée par l’arbre qui avait été témoin de la magnanimité et de l’abnégation du rabbin.

Adapté de Si’hat Hachavoua.