Soudain, toutes les affaires de Zalman s’étaient mises à péricliter, et il se retrouva sur la paille.

Il y avait peu, il faisait partie de la haute société de Lelov, en Pologne, possédant une fortune amassée à force d’investissement judicieux et de dur labeur. Dans tout le pays, les commerçants recherchaient à s’associer à lui, et il avait marié son fils et sa fille avec faste, leur faisant de généreux cadeaux pour qu’ils commencent leur nouvelle vie dans l’aisance.

Mais voilà qu’à présent il essayait désespérément de vendre tout ce qu’il possédait – y compris sa maison – de manière à pouvoir ressusciter ses affaires moribondes. Rien n’y fit, pourtant. Ses enfants l’évitaient, usant de divers prétextes fallacieux pour se détourner de son malheur. Et comme si cela ne suffisait pas, son épouse tomba gravement malade et décéda. Le pauvre Zalman se retrouva sans rien ni personne.

C’est le cœur lourd qu’il s’en fut quérir le conseil de Rabbi Israël de Rouzhin.

« Je suis certain qu’il y a de nombreux Juifs à Lelov qui seraient prêts à t’aider, dit Rabbi Israël. Je vais écrire une lettre aux ‘hassidim de la ville pour leur décrire ta situation. Ils t’aideront à te remettre sur pieds. Tu n’as pas à t’inquiéter, je t’assure. Je te demande juste une chose : à ton retour chez toi, trouve-toi une épouse craignant D.ieu. »

Comme le Rabbi l’avait prédit, le comité alloua une somme de 500 zlotys à l’ancien riche. Zalman ne perdit pas de temps. Il investit l’argent et redémarra son affaire avec grand succès. Il épousa également une femme distinguée, qui vint avec une dot de 200 zlotys. Ses malheurs étaient terminés.

Voyant que son père était revenu à une vie aisée, le fils de Zalman reprit contact avec lui et venait plus souvent lui faire la conversation. Mais il semblait que l’amour filial n’était pas la motivation de ces visites. Veillant toujours à éviter sa nouvelle épouse, le fils ne cessa de critiquer les récentes décisions de son père. La fille s’en mêla également.

« Tu n’aurais jamais dû te remarier, lui dirent-ils. À ton âge... tu n’es plus tout jeune. Cette femme ne représente rien d’autre que de nouvelles responsabilités. Divorce d’elle et vient habiter avec l’un de nous deux. »

Zalman fut suffisamment judicieux pour ne pas écouter ses enfants, mais ceux-ci n’abandonnèrent pas la partie. Ils étaient prêts à faire tout ce que Zalman voulait, promettaient-il, si seulement lui acceptait une seule et unique chose : divorcer de sa nouvelle femme pour venir chez eux.

Ils étaient persuasifs. Avec le temps, Zalman commença à se demander s’il avait bien fait.

En route pour une foire commerçante, il décida de passer par Sadhora (Sadigora en yiddish), où résidait alors Rabbi Israël de Rouzhin.

« Peut-être mes enfants ont-ils raison, suggéra Zalman à Rabbi Israël. Se pourrait-il qu’ils se préoccupent véritablement de mes intérêts ? Ces derniers temps, leurs arguments ont commencé à me convaincre. »

Mais Rabbi Israël n’était pas dupe. « Les sages enseignent que l’on peut distordre la vérité pour rétablir la paix, dit-il. Je veux que tu écrives trois lettres : l’une à ta femme, l’une à ton fils et la troisième à ta fille. »

« Dans les lettres, dis-leur que tu as perdu toute ta fortune, que tu n’as même plus de toit, et que tu as besoin de vivre avec eux pendant un moment. Envoie les lettres, et reste ici à Sadigora comme mon invité. »

Zalman s’exécuta et attendit les réponses avec impatience. Trois lettres, adressées à « Zalman le Marchand », ne tardèrent pas à arriver à Sadigora. Il ouvrit la première enveloppe et son front se plissa à mesure qu’il lisait.

« Cher Père, j’implore ton pardon et ta compréhension. J’ai été frappé par un désastre financier et je ne suis pas en mesure de te recevoir. J’espère que la communauté de Sadigora pourra te venir en aide. »

Zalman regarda la signature et sentit un vide étrange l’envahir. C’était la signature de son fils. Il posa la lettre et prit la seconde enveloppe. Celle-ci venait de sa fille.

« Cela me peine de t’écrire cela, mais je ne peux pas t’aider. Mais fille s’est récemment fiancée à un riche homme, et les dépenses liées au mariage sont insoutenables. Une autre bouche dans la maison serait une charge trop dure à assumer. Peut-être est-il préférable que tu demeures à Sadigora plutôt que de retourner auprès de cette mauvaise femme que tu as épousée. »

Zalman ouvrit la troisième lettre, celle de sa femme.

« J’ai reçu ton troublant message. Je t’assure que tout comme D.ieu nous a aidés à surmonter toutes nos épreuves, Il continuera à nous guider dans celle-ci également. Ne t’inquiète pas. Je vais vendre mes bijoux pour payer ton voyage de retour. Et pour notre subsistance, je suis prête à travailler au marché en vendant du pain. »

Des larmes coulaient sur les joues de Zalman. Les lettres en main, il pénétra dans le bureau de Rabbi Israël.

« Il semble que tu aies reçu ta réponse », dit Rabbi Israël, et il fit ses adieux à Zalman.

De retour à Lelov, Zalman demanda au cocher d’attendre dans une allée adjacente. Son chariot débordait de marchandises, mais il n’était pas encore prêt à le révéler. Il entra chez lui, revêtu de ses habits de voyages poussiéreux, avec l’air d’un homme qui avait tout perdu. Sa femme ne sembla pas remarquer quoi que ce soit d’anormal. À son entrée, ses yeux s’illuminèrent et elle l’accueillit avec un sourire chaleureux. Elle se mit à le réconforter, lui assurant que ses pertes n’étaient pas la fin du monde.

Zalman fit également savoir à ses enfants qu’il était revenu à Lelov, mais ils ne répondirent pas à sa demande de rencontre.

C’est seulement alors que Zalman dit au cocher de faire entrer le chariot plein à craquer dans la cour. Zalman ouvrit son sac de voyage et en sortit des bijoux précieux qu’il offrit à son épouse. Il lui raconta alors en détail les événements qui l’avaient conduit à mettre cette ruse en place.

Il était reconnaissant pour l’amour et le soutien de sa femme, et envers Rabbi Israël, dont la sagesse lui avait permis de conserver cet amour.