Dans la prophétie d’Isaïe qui décrit le monde de l’ère messianique, nous trouvons une description de la situation de paix qui prévaudra dans le monde animal : « Alors, le loup habitera avec l’agneau, et la panthère reposera avec le chevreau. »1 Cette annonce suscite une question évidente : le loup et la panthère ne sont pas des prédateurs par pure cruauté, mais parce que tel est leur mode d’alimentation. Ce sont des carnivores et ils n’ont pas d’autre moyen pour se nourrir que de chasser et de tuer des proies. De quoi se nourriront-ils à l’ère messianique ?
La réponse à cette question nous est donnée dans le verset suivant, où le prophète Isaïe nous dit : « et le lion, comme le bœuf, se nourrira de paille. » Ainsi donc, le lion, tout comme le loup, la panthère et l’ours se nourriront dans les temps messianiques de paille, tout comme la vache et le mouton, de sorte que leur transformation ne sera pas uniquement comportementale, mais aussi corporel : leur système digestif s’adaptera à la consommation de la paille et de l’herbe. Le monde connaîtra ainsi un changement profond, au point où les animaux carnassiers se contenteront de l’herbe des champs pour leur subsistance.
Le monde suivra son comportement habituel
D’un autre côté, le Talmud2 rapporte l’opinion de Chmouel selon laquelle : « Il n’y a [pas de différence] entre ce monde-ci et [celui de] l’ère messianique [si ce n’est] que [cessera alors] l’asservissement au nations. » C’est-à-dire que la seule chose qui différenciera le monde de Machia’h de la réalité actuelle est qu’aujourd’hui nous sommes sous la domination d’autres gouvernements, alors qu’à l’ère messianique, le peuple d’Israël ne sera plus soumis à la domination d’autres peuples mais vivra dans une paix et une liberté totales.
C’est également dans cet esprit que Maïmonide3 décrit les temps messianiques : « Qu’il ne vienne pas à l’esprit qu’à l’époque de Machia’h sera annulée quelque chose dans la marche du monde, ou que sera changée la nature de la création : le monde suivra son comportement habituel. »
Nous avons donc deux tableaux différents de l’ère messianique. D’un côté, celui d’un monde extraordinaire, radicalement différent de celui que nous connaissons, celui d’une paix universelle qui imprègnera jusqu’au règne animal ; d’un autre côté, un monde habituel, qui ne se distinguera de la réalité actuelle que par la suppression du joug que les nations font peser sur le peuple juif.
L’instinct carnassier disparaîtra
De fait, Maïmonide affirme que les prophéties à l’image de celle annonçant la cohabitation du loup avec l’agneau sont toutes des allégories et ne sont pas à prendre au sens littéral. Selon lui, elles annoncent que le peuple d’Israël, comparé à l’agneau, vivra en paix au milieu de nations sanguinaires comparées au loup. Et de conclure : « De même toutes les propos de ce genre au sujet de Machia’h sont des paraboles, et à l’époque de Machia’h tous connaîtront le sujet de ces paraboles et leur signification. »
Dans son Épître sur la Résurrection,4 Maïmonide explique qu’il choisit d’interpréter cette prophétie comme étant une allégorie afin de s’abstenir autant que possible de solliciter des miracles et des bouleversements de la nature. Il demande même avec ironie si le lion est aujourd’hui carnassier par rébellion envers D.ieu mais qu’aux temps messianiques « il se repentira et sera inspiré par son Créateur pour comprendre ce qu’il convient de faire, et il saura qu’il ne faut pas attaquer [les autres créatures] et il se mettra à manger de l’herbe ? »
Pourtant, Maïmonide lui-même n’est pas catégorique dans ses propos, car il écrit ensuite : « Ces promesses prophétiques… dont nous avons dit qu’elles sont des paraboles, notre propos n’est pas péremptoire,5 car nous ne sommes pas détenteurs d’une prophétie selon laquelle il s’agirait de paraboles, et les Sages n’ont pas non plus reçu une tradition des Prophètes qui les aurait expliquées… et selon laquelle elles seraient des paraboles. »
Face à cette opinion, on trouve de nombreuses affirmations dans le Talmud selon lesquelles il ressort que les temps messianiques seront le théâtre d’un bouleversement du fonctionnement du monde. Il est dit par exemple : « Tous les arbres stériles de la Terre d’Israël donneront des fruits. »6 Le Raavad7 objecte aux propos de Maïmonide en ces termes : « Il est pourtant écrit dans la Torah : “Je ferai disparaître les animaux nuisibles de la terre”8 », ce qui sera bien une transformation de la nature.
Na’hmanide,9 quant à lui, interprète ces prophéties de façon littérale et cite de nombreuses preuves à l’appui de ses dires. D’après lui, ces changements ne seront pas un bouleversement de la nature, car le monde fut créé à l’origine de telle sorte que les animaux ne se porteront pas mutuellement atteinte. Il développe cela dans son commentaire sur la Torah10 : « Ce sera comme aux origines du monde, avant le péché d’Adam (…) les animaux sauvages n’étaient pas prédateurs. C’est du fait du péché d’Adam, lorsqu’il fut décrété que l’homme deviendrait leur proie, que cette nature leur fut conférée, les poussant aussi à se dévorer les uns les autres. »
Le Radak11 avance une preuve logique de cela12 : il n’est pas possible que les bêtes sauvages fussent carnassières au début de la création, dit-il, car dans la mesure où il ne fut créé de chaque espèce qu’un couple, il eut suffi que l’un ou l’autre soit dévoré pour que l’espèce disparaisse. Il en conclut « qu’il est certain qu’ils ne s’alimentaient alors que de l’herbe des champs ».
Retour à la Genèse
Les commentateurs de Maïmonide s’efforcent de concilier ces deux approches. Le Radbaz,13 par exemple, fait une distinction entre la Terre d’Israël et le reste du monde : « Ce qu’il convient de croire en la matière est que ces choses se révèleront aussi de façon littérale en Terre d’Israël (…) alors que dans les autres pays, le monde suivra son comportement habituel et ces versets s’y révèleront comme étant des allégories. »
Rabbi Its’hak Abrabanel14 rapporte d’abord l’opinion qui affirme que cette prophétie est une parabole de la paix qui règnera alors entre les nations, puis il cite une approche15 selon laquelle l’expression « le monde suivra son comportement habituel » signifie que l’ère messianique ne verra pas la création de choses nouvelles et surnaturelles sortant totalement du cadre du monde que nous connaissons, mais le monde retournera à l’état supérieur qui était le sien lors de sa création, avant qu’il ne connaisse la déchéance consécutive au péché de l’Arbre de la Connaissance. Cela, dit-il, s’appelle que « le monde suivra son comportement habituel ».16
L’auteur du Avodat HaKodech17 développe cela et explique qu’avant le péché de l’Arbre de la Connaissance le monde était élevé pas seulement du point de vue spirituel, mais également sur le plan matériel. Nos Sages décrivent l’état du monde à cette époque (la terre produisait sa récolte le jour où elle était ensemencée ; un arbre donnait son fruit le jour où il était planté, etc), mais il perdit ces qualités merveilleuses suite à la faute d’Adam. Dès lors, il est compréhensible que, lors des temps messianiques, lorsque le monde se remplira de connaissance de D.ieu, il retournera à l’état qui était le sien avant la faute.
La manifestation de la vérité divine aura également un effet sur la réalité matérielle du monde qui s’élèvera pour retrouver son statut originel. En conséquence, les fruits et les légumes seront considérablement meilleurs (au point où les arbres actuellement stériles donneront des fruits comestibles), de sorte que la paille et l’herbe pourront sustenter le loup et le lion. Ceux-ci n’auront alors plus besoin de chasser des proies,18 et on verra alors l’accomplissement littéral de la prophétie19 : « L’on ne fera plus de mal et l’on ne commettra plus de destruction sur toute Ma sainte montagne, car la terre sera pleine de la connaissance de D.ieu comme l’eau recouvre le fond des mers. »
Des miracles au début de la Délivrance
Toutefois, la plus grande interrogation à l’égard des propos de Maïmonide réside dans le sujet de la résurrection des morts. Il statue lui-même qu’il s’agit d’un des Treize Fondements de la Foi juive, et il ne fait aucun doute que la résurrection des morts constituera un bouleversement du « comportement habituel » du monde et une « nouveauté » radicale dans la création. Dès lors, comment Maïmonide peut-il affirmer que l’ère messianique ne verra aucun changement dans le comportement du monde ?
Le Rabbi de Loubavitch20 répond que Maïmonide fait une différence entre une représentation de l’ère messianique liée à la définition halakhique de Machia’h et celle des événements qui se dérouleront à une époque postérieure à l’avènement messianique, au sein des temps messianiques eux-mêmes. La définition légale de Machia’h est d’être celui qui mènera la vie de Torah et mitsvot à sa plénitude. Pour cela, nul besoin de changement radical dans le fonctionnement du monde, mais seulement de faire cesser l’asservissement aux nations. Pour que l’on atteigne l’apogée dans l’accomplissement de la Torah et des mitsvot, il suffit que les nations ne fassent pas obstacle au peuple juif, que le Temple soit édifié et que les Juifs se rassemblent en Terre d’Israël et il sera alors possible d’accomplir pleinement la Torah. De ce point vue, il n’y a pas besoin de miracles ni d’événements surnaturels, non plus que de revenir à l’état originel de la création, mais seulement que le monde se comporte de manière correcte. Tel est le rôle de Machia’h, et c’est ainsi que Maïmonide définit l’époque messianique relativement à ce rôle.
Cependant, dans un deuxième temps, après la période liée à la venue de Machia’h et à la plénitude de la Torah à laquelle elle donnera lieu, s’ouvrira une deuxième période qui verra l’accomplissement littéral des prophéties : le monde reviendra à son élévation originelle, il connaîtra de nouveaux phénomènes et les morts ressusciteront. Cela ne s’articulera pas avec la venue de Machia’h, mais sera un développement en soi.
Tout ce qui précède a été dit du point de vue de la définition halakhique de ce qui devra nécessairement s’accomplir. Or, nous savons que le déroulement des événements dépendra de si la Délivrance se fera dans une situation où nous aurons été méritants ou non. C’est pourquoi Maïmonide écrivit que lorsqu’il a dit que « le loup habitera avec l’agneau » n’est qu’une allégorie, « notre propos n’est pas péremptoire », car si nous le mériterons, D.ieu nous montrera des miracles dès le début du processus de la Délivrance et il n’y aura pas de séparation entre les deux périodes.
Commencez une discussion