Note de la Rédaction : Le 11 du mois de Hechvane est la date du décès de notre matriarche Rachel.
Cher rabbin,
Je suis l’une de ces pauvres âmes qui n’ont jamais eu de mère nourricière. Je me promène souvent dans le parc juste pour voir une mère promener son jeune enfant, tenant sa petite main avec un amour et une attention sans fin. Oh, comme je me languis de cet amour, cet amour que seule une mère peut donner.
Je sais, je sais et on m’a dit d’innombrables fois de grandir et de commencer à accepter que la vie n’est pas juste ; « Apprends à t’aimer », m’a-t-on dit. J’ai tout entendu. D.ieu sait combien d’heures j’ai passées avec des thérapeutes, des gourous, des devins et des guérisseurs, certains mieux que d’autres. Mais je suis toujours en quête de cet amour maternel. Qu’on me traite de lâche, qu’on me traite d’immature. Je veux être adoré. Est-ce trop demander ?
S’il vous plaît, dites-moi quelque chose – n’importe quoi – qui puisse apaiser mon âme meurtrie.
Fatigué et désespéré,
B.
Je suis toujours en quête de cet amour maternel. Qu’on me traite de lâche, qu’on me traite d’immature. Je veux être adoré. Est-ce trop demander ?L’histoire de notre mère Rachel, qui mourut à l’âge de trente-six ans, est l’un des récits les plus émouvants que l’on peut lire dans la Torah, et qui nous nourrit jusqu’à ce jour.
« Rachel commença à accoucher. Son travail était extrêmement difficile... Elle était en train de mourir, et, dans sa dernière respiration, elle nomma l’enfant Ben-oni (le fils de mon chagrin). Son père le nomma Benjamin. Rachel mourut et fut enterrée sur la route d’Ephrath, connue maintenant sous le nom de Bethléem. Jacob érigea un monument sur sa tombe. C’est le monument qui est sur la tombe de Rachel jusqu’à ce jour. » (Genèse 35, 16-20)
La triste mort de Rachel en couches, donnant sa vie pour son enfant nouveau-né, personnifie le rôle historique de Rachel comme l’archétype de la mère prête à se sacrifier pour ses enfants, tout au long de l’histoire, et jusqu’à la fin des temps.
Pourquoi notre mère Rachel fut-elle enterrée sur la route, et non pas dans la grotte de Makhpélah à Hébron, où les quatre couples « fondateurs » (Adam et Ève, Abraham et Sarah, Isaac et Rebecca, et plus tard Jacob et Léa) furent ensevelis ? Hébron n’est pas si loin de Bethléem. Pourquoi Jacob ne fit-il pas l’effort d’honorer sa femme bien-aimée en lui accordant la dignité d’une sépulture convenable dans un lieu de repos respectable, avec tous les Patriarches et Matriarches ?!
Sur son propre lit de mort, Jacob répondit lui-même à cette question en faisant jurer à Joseph de l’enterrer à Hébron avec ses pères : « Et moi, quand je revenais de Padan, Rachel mourut à mes côtés dans le pays de Canaan, sur la route, à une courte distance d’Ephrath ; et je l’ai enterrée là-bas, sur la route d’Ephrath, qui est Bethléem. » (Genèse 48,7) « Je te demande de te déranger et de m’emmener être enterré en Terre [Sainte]... bien que je n’aie pas fait la même chose pour ta mère. Elle est morte près de Bethléem... et je ne l’ai même pas emmenée à Bethléem pour l’amener à [un endroit établi] dans la Terre. Je sais qu’il y a du ressentiment dans ton cœur envers moi [pour ceci]. Mais sache que c’est par ordre divin que je l’ai enterrée là, afin qu’elle soit une aide pour ses enfants quand Nebouzaradan [de Babylone] les exilera et qu’ils passeront par là. Alors Rachel sortira sur sa tombe et pleurera et implorera la miséricorde pour eux, comme il est écrit (Jérémie 31, 14-16) : “Une voix est entendue dans Rama, des lamentations et des pleurs amers : Rachel pleure pour ses enfants et refuse d’être réconfortée pour ses enfants, car ils sont absents. Et D.ieu lui répondra : Retiens ta voix de pleurer, et tes yeux de verser des larmes ; car ton effort sera récompensé, dit D.ieu, et ils reviendront du pays de l’ennemi. Il y a de l’espoir pour ton avenir... tes enfants retourneront à leurs propres frontières.” » (Commentaire de Rachi sur ce verset)
De fait, les larmes maternelles de Rachel furent reconnues par Jacob quand il la rencontra pour la première fois. Quand Rachel la bergère apparut avec les moutons de son père, « Jacob embrassa Rachel et éleva sa voix et pleura » (Genèse 29, 9-11). Pourquoi pleura-t-il ? Parce qu’il vit que Rachel ne serait pas enterrée à ses côtés (Rachi) ; afin qu’elle puisse pleurer et plaider pour ses enfants souffrants (Shaloh). En d’autres termes, lorsque ses yeux virent Rachel pour la première fois, Jacob versa toutes les larmes que Rachel allait verser pour ses enfants.
En quoi cela nous aide-t-il aujourd’hui de savoir que Rachel est enterrée sur la route et pleure pour ses enfants, et que Jacob a pleuré en pensant à cela ?Chaque détail de la Torah est à la fois précis et pertinent pour nos vies. Quel est le sens profond de toutes ces larmes, celles de Rachel comme celles de Jacob ? Et concrètement, en quoi l’emplacement de la sépulture de Rachel sur la route est-il « une aide pour ses enfants » ? Certes, ses enfants exilés furent sûrement consolés alors qu’ils passaient près de sa tombe en quittant Jérusalem. Mais pourquoi les larmes de Rachel sont-elles plus efficaces dans sa tombe sur la route que si elle avait pleuré depuis la tombe de Makhpélah ?
Et surtout, en quoi cela nous aide-t-il aujourd’hui de savoir que Rachel est enterrée sur la route et qu’elle pleure pour ses enfants, et que Jacob a pleuré en y pensant ?
La réponse peut être trouvée dans le livre du Tanya (au chapitre 45), qui présente une puissante méditation sur la manière d’atteindre une conscience spirituelle basée sur une lecture psychospirituelle de l’histoire de Rachel et de Jacob : Rachel est l’attribut divin de malkhout – le pouvoir de la dignité – qui est la source de toutes les âmes. Jacob est la dimension de tiféreth – la compassion – qui éveille l’empathie pour l’âme subissant une descente traumatique dans l’univers matériel.
Chaque âme sur cette terre, explique le Tanya, commence son voyage dans les royaumes spirituels, d’où elle est projetée « en exil » dans un corps physique au sein d’un univers qui dissimule la présence de l’âme et de tout ce qui est spirituel.
L’étincelle divine de l’âme se retrouve piégée au sein des limites étroites de notre existence matérielle, quand bien même ne se livre-t-on jamais à la transgression, provoquant un état profond de dissonance spirituelle et existentielle. Combien plus dissonant est l’exil spirituel, lorsque nous nous empêtrons dans un comportement narcissique et des pensées, un discours ou des actes grossiers, qui plongent encore plus l’âme divine en exil, et par extension aussi la source divine de l’âme, provoquant le principe ésotérique de « l’Exil de la Chékhina ».
Rachel manifeste et incarne cet exil spirituel de la malkhout. Elle en paya donc le prix en mourant en couches, puis en demeurant dans une tombe solitaire sur le bord de la route pour témoigner de la souffrance de ses enfants. Tant que ses enfants errent et sont opprimés, Rachel ne trouve pas de repos éternel et demeure avec eux « sur la route ». Rachel pleure pour ses enfants et refuse d’être réconfortée.
Et quel est le rôle de Jacob dans ce processus ? Le Tanya explique que Jacob représente la compassion, qui est une méthode puissante pour réveiller l’âme exilée (et la Chékhina) de son éloignement.
Ceci, poursuit le Tanya, est le sens du verset : « Et Jacob embrassa Rachel et éleva sa voix et pleura » :
« Jacob – avec son attribut céleste de miséricorde divine (d’Atsilout) – suscite une grande compassion pour Rachel, la source de toutes les âmes. “Et il éleva sa voix” – vers le haut, vers la source des Miséricordes Supérieures, jusqu’à la source des Treize Attributs Divins de la Miséricorde. “Et il pleura” pour susciter et attirer de ce niveau de miséricorde divine infinie, une abondante compassion sur toutes les âmes et sur leur source, pour les élever de leur exil et les unir dans l’Unité Supérieure de la lumière divine infinie, au niveau des “baisers”, qui est celui de “l’attachement de l’esprit à l’esprit”, comme il est écrit “Qu’Il m’embrasse des baisers de Sa bouche” (Cantique 1,2), ce qui signifie l’union de la parole de l’homme qui étudie La Torah avec “la parole de D.ieu, à savoir, la halakha (loi).” De même, à travers la pensée de la Torah, la pensée mortelle s’unit à la pensée divine, et l’action mortelle s’unit à l’action divine par l’observance active des commandements, et, en particulier, la pratique de la charité et de la bienfaisance. »
Comme il est triste de voir une âme noble descendre des plus hauts sommets jusqu’aux abîmes les plus profonds de l’existence égoïsteAutrement dit, les pleurs et le baiser de Jacob sont une méthode que nous pouvons tous employer pour nous réveiller du sommeil spirituel. En méditant sur la terrible descente de l’âme dans le corps, nous pouvons susciter un profond sentiment de compassion pour l’âme piégée. Comme il est triste de voir une âme noble descendre des plus hauts sommets jusqu’aux abîmes les plus profonds de l’existence égoïste. Cette compassion (de Jacob) permet à Rachel de rester forte avec ses enfants exilés. Et finalement les larmes de Rachel l’emportent : « Ton travail sera récompensé, et ils reviendront de la terre de l’ennemi. Il y a de l’espoir pour ton avenir. Tes enfants reviendront à leurs propres frontières. »
En termes psychologiques, la malkhout (Rachel) est la dignité. La dignité est le sentiment de confiance et de sécurité qui découle de la conscience d’avoir une valeur propre et d’être irremplaçable, en vertu du fait que l’on a été créé à l’image de D.ieu. L’antithèse de la dignité est un sentiment de dévalorisation, de honte, d’insécurité, de faible estime de soi, allant parfois jusqu’au dégoût de soi.
Une mère nourricière transmet à son enfant ce sentiment de malkhout. Plus précisément, elle ne le transmet pas ; une mère saine cultive et nourrit la dignité innée en chaque âme. Quand ce nourrissement fait défaut, la dignité n’est pas supprimée ; elle entre en clandestinité.
Dans notre monde matérialiste, nous pouvons souvent être distraits par nos plaisirs temporaires et oublier que la responsabilité la plus importante est de nourrir la majesté de nos enfants.
Ceci est plus vrai aujourd’hui que jamais. Malgré le développement perpétuel de nos technologies et de notre confort et un niveau de vie sans précédent, paradoxalement et ironiquement, notre niveau d’estime de soi continue de s’éroder. Plus nous sommes occupés par les stimulations extérieures et l’acquisition de la richesse, plus nous négligeons nos enfants. Plus nos vies superficielles sont fonctionnelles, moins nos vies intérieures le sont.
De tous les attributs, le plus gravement compromis aujourd’hui est certainement la malkhout, la dignité. Nous pouvons rencontrer beaucoup de sagesse, de compréhension, de connaissance, d’amour, de discipline, de compassion, d’ambition, (même) d’humilité et d’attachement ; mais la dignité personnelle est profondément laissée pour compte dans notre monde dysfonctionnel.
C’est le versant psychologique de « l’exil de la malkhout » et de la Chékhina, la Présence Divine.
C’est là que Rachel entre en jeu : Rachel, la mère d’Israël, réside « sur la route » et demeure toujours avec nous, au sein de notre errance et de notre confusion.
Nous aspirons tous à avoir une mère biologique (en plus de Rachel) qui nous protégera et nous nourrira. Tout le monde le mérite. Mais même quand nous sommes bénis d’avoir une mère en bonne santé, nous devons toujours nous rappeler que nous vivons tous dans une forme « d’exil spirituel », dans le besoin de notre mère Rachel. Et même quand nous sommes privés d’une mère nourricière, nous ne sommes jamais privés de Rachel, qui veille toujours, qui nous adore inconditionnellement, jadis comme maintenant, jusqu’à aujourd’hui.
Aujourd’hui encore, Rachel pleure pour ses enfants. En tant que mère de tous les enfants, elle veille sur nous et pleure avec nous et pour nous. Elle verse une larme pour chaque enfant solitaire, pour chaque jeune ou adulte en souffrance.
Et ce ne sont pas de simples larmes. Ce sont les larmes d’une mère aimante, des larmes qui arrosent les graines de nos âmes desséchées, leur permettant de donner des fruits : « Leurs âmes seront comme un jardin bien arrosé, et ils ne seront plus dans la tristesse. » (Jérémie 31,11)
Nous devons tous savoir que, quels que soient les efforts de notre mère biologique en notre faveur, quelle que soit la façon dont notre dignité est nourrie ou maltraitée, Rachel veille toujours et ne se repose pas. Quand il y a péril, elle intercède en notre faveur.
Peut-être sont-ce les larmes de Rachel qui nous ont gardés en vie pendant toutes ces années, assurant notre survie malgré toutes nos difficultés.
Votre compassion – envers vous-même et envers autrui – aide notre mère Rachel, présente en chacun de nous, à faire son travailComment pouvons-nous activer l’amour maternel de Rachel ? Nous réfléchissons à notre situation difficile, non pas pour donner lieu à des sentiments de dépression ou d’apitoiement sur nous-mêmes, mais pour susciter la compassion : ayez de la pitié – ra’hmanout – pour vous-même. Votre belle âme, si noble et délicate créature, est prise au piège de votre corps insensible et de votre monde sans cœur. Elle attend que vous la reconnaissiez. Étreignez-la, embrassez-la, pleurez pour elle et avec elle, engagez-vous dans des activités (en pensée, parole et action) qui caressent votre âme et lui permettent de se réaliser dans ce monde.
Votre compassion – envers vous-même et envers autrui – aide notre mère Rachel, présente en chacun de nous, à faire son travail.
Jusqu’à ce que nous parvenions à notre destination, lorsque « ton travail sera récompensé, et ils reviendront de la terre de l’ennemi. Il y a de l’espoir pour ton avenir. Tes enfants retourneront à leurs propres frontières. »
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