Notre Paracha commence par les mots : « Et voici les jugements que tu placeras devant eux » et la dernière partie de cette phrase a perturbé de nombreux commentateurs. Quel est le sens exact de « tu placeras devant eux » ? Plusieurs réponses ont été données dans la tradition, et le Rabbi explore ici le rapport entre elles. Le mot « jugements » (michpatim) nécessite également d’être commenté, car c’est dans la Torah un terme technique désignant en général des lois sociales que l’homme aurait instaurées de lui-même sur des bases rationnelles si D.ieu ne les lui avait pas données. Ce terme est à distinguer des « témoignages » (édot), tels que le Chabbat et les fêtes, lesquels, bien qu’ils soient rationnellement compréhensibles, n’auraient pu être inventés par l’homme, et des « statuts » (‘houkim) qui sont les lois dont l’objet dépasse totalement l’entendement humain. Pourquoi seulement les « jugements » durent-ils être « placés devant » le peuple ? Dans sa réponse, le Rabbi analyse la relation difficile et souvent incomprise qui existe entre notre obéissance à D.ieu et notre compréhension de Sa loi.
1. Le sens de « devant eux »
« Et voici les jugements que tu placeras devant eux. »1 Nos Sages ont donné diverses explications de l’expression « devant eux ».
La première2 est que tout litige entre Juifs doit être porté « devant eux », devant un tribunal juif, qui juge conformément à la Torah. Les parties ne doivent pas soumettre le procès à des juges non-juifs, même si, dans ce cas précis, leur loi coïncide avec celle de la Torah.
La seconde3 est qu’en enseignant la Torah à un élève, un maître doit « montrer le visage » de cet enseignement ; en d’autres termes, il doit expliquer les raisons de la loi4 de sorte que l’élève la comprenne plutôt que de la recevoir comme un dogme.
La troisième, donnée par l’Admour Hazakène,5 est que « devant eux » signifie « jusque dans leur être le plus profond ».6 Le verset signifie, par conséquent, que la connaissance de D.ieu doit pénétrer jusqu’aux couches les plus profondes de l’âme juive. Il y a une allusion à cela dans le Talmud de Jérusalem,7 qui relie la phrase « tu placeras » (tassim) à l’expression « trésor » (sima). Le « trésor » de la Torah doit donc éveiller la « trésor » de l’âme, c’est-à-dire sa partie la plus profonde.8
2. Trois sortes de lois
Il est un principe général selon lequel différentes interprétations des mêmes mots de la Torah ont entre elles une relation profonde.9 Quel est, dès lors, le rapport entre ces trois explications ?
D’autre part, pourquoi les mots « devant eux » devraient-ils – quelle que soit leur interprétation – être rattachés spécifiquement aux « jugements » ? La Torah contient trois sortes de commandements : les « jugements », les « témoignages » et les « statuts ».10 Les « statuts » sont des lois qui transcendent notre entendement, et auxquels nous obéissons simplement parce qu’ils sont la parole de D.ieu. Les « témoignages » peuvent être expliqués rationnellement, mais ils ne sont pas imposés par des considérations rationnelles : si D.ieu ne les avait pas décrétés, l’homme ne les aurait pas inventés. Les « jugements », toutefois, sont des lois que la raison aurait poussé l’homme à établir, même si elles n’avaient pas été révélées par D.ieu. Comme disent nos Sages : « Si la Torah n’avait pas été donnée, nous aurions appris la pudeur du chat, et l’honnêteté de la fourmi... »11 Pourquoi sont-ce spécifiquement les « jugements » que la Torah demande de placer « devant eux » ?
D’après la première interprétation de « devant eux », cela est facile à comprendre. C’est seulement dans la sphère des jugements que la loi juive et la loi non-juive sont susceptibles de coïncider. D’où la nécessité d’insister, spécifiquement concernant les « jugements », pour que les litiges soient portés devant un tribunal juif. Dans le cas des « témoignages » et des « statuts », qui ne peuvent avoir pour origine qu’une révélation divine, il n’y a donc aucune possibilité de porter les conflits devant un tribunal non-juif dont les lois sont fondées sur la raison humaine.
Selon la seconde interprétation, toutefois, nous nous heurtons à une difficulté. Si « placer devant eux » signifie enseigner les commandements avec des explications, cela est certainement plus applicable aux « témoignages » et aux « statuts », qui sont difficiles à comprendre, qu’aux « jugements ». Il est en effet évident que les « jugements » doivent être expliqués, tandis qu’il serait opportun de demander que les « témoignages » (qui peuvent être compris par la raison, même s’ils ne sont pas nécessités par elle) et les « statuts » (que la raison ne peut comprendre) soient, autant que possible, enseignés par le moyen de l’explication et de l’assimilation rationnelle.
La même difficulté apparaît avec la troisième explication. Il n’est certainement pas nécessaire de recourir aux couches les plus profondes de l’âme pour obéir aux « jugements » puisque la raison est suffisante pour imposer l’adhésion. En revanche, l’obéissance aux « témoignages » et aux « statuts » n’est pas exigée par la raison et requiert donc l’éveil et l’assentiment du soi intérieur si elle doit être pratiquée avec un sentiment d’implication plutôt que simplement en réponse insensible à la coercition. À nouveau, le rapport entre les « jugements » et les mots « devant eux » semble déplacé.
3. Action et intention
Une vérité importante au sujet des commandements divins est que « l’essentiel est dans l’acte ». Si, par exemple, un homme a effectué toutes les préparations mentales appropriées pour revêtir les Téfiline, mais s’est abstenu de le faire concrètement, il n’a pas accompli le commandement. En revanche, s’il les revêt, mais sans les intentions adéquates, il accomplit néanmoins la Mitsva, et doit réciter sur celle-ci la bénédiction appropriée.
Pourtant, c’est également la volonté de D.ieu que chaque facette de l’homme soit engagée dans la Mitsva : pas seulement son pouvoir d’agir et de parler, mais aussi son émotion, son intellect, sa volonté et son plaisir. Ceci s’applique non seulement aux commandements qui engagent à l’évidence le sentiment et la compréhension (comme les Mitsvot prescrivant d’aimer et de craindre D.ieu, de croire en Lui et de Le connaître), mais à tous les commandements, y compris ceux qui requièrent une action spécifique. Chaque Mitsva doit être affirmée par les parties les plus profondes de l’être, et particulièrement par le plaisir, de sorte qu’on l’accomplit avec joie12 et enthousiasme. Cela est même vrai des « statuts » qui, de par leur nature, dépassent la compréhension. Il ne suffit pas d’y obéir en acte seulement, comme si l’on n’avait d’autre choix que de se soumettre à la volonté divine en renonçant à tout sens et à toute compréhension. Il n’est pas non plus suffisant de dire : « Je ne les comprends pas, mais D.ieu a sûrement une raison pour les avoir décrétés, et cela me suffit. » Car une telle attitude ne relève pas de l’obéissance inconditionnelle. Cela revient à dire : « J’obéirai seulement à ce qui est raisonnable, mais je m’en remettrai à un esprit plus grand que le mien pour décider ce qui est raisonnable et de ce qui ne l’est pas. » Alors que l’acceptation véritable des statuts va au-delà de la raison et ne pose pas de conditions ; le désir qu’elle suscite de servir D.ieu pour Lui-même est si fort que même l’intellect consent positivement à l’appel de Celui qui le dépasse.
Ceci nous permet de comprendre l’enseignement des Sages sur le mot « statut » : « C’est un décret devant Moi ; vous n’avez pas le droit de spéculer à son propos. »13 Cela est étrange parce que dans la mesure où « l’essentiel est dans l’acte », il eût été plus naturel de dire : « Vous n’avez pas le droit d’y désobéir. » Toutefois, l’affirmation des Sages implique que l’action physique ne suffit pas à elle seule : elle doit être accompagnée du consentement de l’esprit. Et cela signifie plus que de seulement faire taire le doute, ou d’acquiescement prudemment à la sagesse divine. Cela signifie que la foi pure envahit l’esprit, ne laissant aucune place aux arrière-pensées.
C’est la raison pour laquelle les « statuts » ont besoin de l’éveil de la dimension la plus profonde de l’âme du Juif. Sans cela, il y aurait encore place à la « spéculation » ou au doute, même si, extérieurement, il continuait d’obéir. De par cet éveil profond, ses pensées et ses sentiments sont enflammés par un enthousiasme intérieur. Et là est le rapport entre la seconde et la troisième interprétation de « devant eux » : « l’intériorité » conduit à « l’entendement », à une assimilation de la loi par l’esprit et par le cœur.
Mais une question demeure. Pourquoi ces considérations sont-elles attachées par la Torah aux « jugements » plutôt qu’aux « statuts », pour lesquels elles paraîtraient plus appropriées ? Les « jugements » ne sont pas difficiles à comprendre, de sorte que la raison – sans « intériorité » – suffit à conduire une personne à y obéir de son plein gré.
4. Foi et raison
La réponse se trouve dans un autre commentaire de nos Sages sur notre verset. Remarquant que la Paracha commence avec le mot « et » (« Et voici les jugements... »), ils ont dit : « “Et voici” indique la continuation du sujet précédent. »14 En d’autres termes, les « jugements » dont parle notre Paracha sont la continuation des Dix Commandements, et, comme eux, furent donnés au Sinaï.
Les Dix Commandements se répartissent en deux catégories : les premiers traitent des plus hauts principes de l’unité de D.ieu ; les autres énoncent des lois sociales et simples, telles que « Tu ne tueras pas » et « Tu ne voleras pas », des « jugements » dont l’objet est immédiatement intelligible. Par la fusion de ces extrêmes, les principes de foi et les jugements de raison, la Torah nous enseigne que même l’obéissance aux commandements tels que « Tu ne voleras pas » ne doit pas découler de leur seule rationalité, mais du fait qu’ils sont la volonté de Celui qui a dit : « Je suis l’Éternel ton D.ieu. »
Ainsi, quand nos Sages ont dit que les mots « Et voici les jugements... » étaient une continuation des Dix Commandements, ils voulaient dire qu’il faut obéir à ces « jugements » non parce qu’ils sont intelligibles, mais parce qu’ils furent commandés par D.ieu au Sinaï.
Cela explique la première interprétation, selon laquelle un litige juif ne doit pas être porté devant un tribunal non-juif. Même si les lois coïncident en pratique, celle qui a sa source dans la raison n’est pas la même que celle qui est fondée sur les mots « Je suis l’Éternel, ton D.ieu » et dont les verdicts n’émanent pas de la Torah.
La troisième interprétation devient claire, elle aussi. L’obéissance aux « jugements », à laquelle la raison pourrait pourtant suffire, doit, elle aussi, émaner du plus profond de l’âme. Comme pour les « témoignages » et les « statuts », cette obéissance ne doit pas découler de la seule raison, mais d’une réponse intérieure qui anime chaque facette de l’être.
Et cela explique la force et la subtilité de la seconde interprétation, selon laquelle les jugements doivent être enseignés de sorte que l’élève les comprenne. L’idée est que, d’une part, il ne faut pas les considérer comme de simples principes rationnels et, d’autre part, il ne faut pas les considérer comme irrationnels. Leur obéissance doit se faire avec l’assentiment de l’esprit, non pas à cause de lui. L’esprit doit être façonné par ce qui le transcende.
Pourquoi la raison humaine n’est-elle pas suffisante en elle-même ? D’abord, parce qu’elle n’a pas d’engagement absolu : « Aujourd’hui, il (le mauvais penchant) lui dit : “Fais ceci”, demain, il lui dit : “Fais cela”, jusqu’à ce qu’il l’incite à aller servir les idoles. »15 Cette description de l’érosion graduelle des critères spirituels est interprétée par le précédent Rabbi de Loubavitch, Rabbi Yossef Its’hak, de la façon suivante : le mauvais penchant d’un Juif ne peut commencer par la tentation d’un acte interdit. Elle lui dit plutôt : « Fais ceci », « Fais cela », c’est-à-dire : « Fais la Mitsva, mais fais-la parce que ton intellect et ton ego y consentent. » Ainsi, le cadre est graduellement modifié jusqu’à ne plus totalement exclure un acte interdit.
Ensuite, parce que même si la raison peut conduire un homme à obéir aux « jugements », elle ne contribue pas à le rapprocher de D.ieu. Là est la différence entre un acte raisonnable et un acte qui est une Mitsva. « Mitsva » signifie « connexion » : c’est le lien entre l’homme et D.ieu. En évoquant les « statuts » et les « jugements » de D.ieu, la Torah dit au Juif : « Il vivra par eux. » S’il amène la totalité de sa vie – l’action, l’émotion, la raison et l’intériorité – à l’accomplissement d’une Mitsva parce qu’elle fut donnée au Sinaï, il recrée le Sinaï : la rencontre de l’homme et de D.ieu.
(Source : Likoutei Si’hot, vol. 3, p. 895-901)
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